mardi 24 juin 2025

Critique de "la crise stratégique ukrainienne"

Dans mon dernier "Liens en vrac", je mentionne la série de fils twitter du média en ligne Atum Mundi (l'auteur de cette série étant Julien Lazzarotto). Je disais que ces analyses sont un peu simplistes (voire probablement fausses sur certains détails).

En particulier, dans sa dernière analyse qui porte sur "la crise stratégique ukrainienne", le média en ligne Atum Mundi affirme ceci:

"Pour notre part, nous pensons que les pertes humaines russes et ukrainiennes sont en réalité très similaires (de l’ordre de 1 pour 1.5 en faveur de l’Ukraine). Nous ne voyons pas d’autres explications au fait que les Russes sont à l’offensive depuis près de deux ans désormais…"

NB: ce passage apparaît dans le fil twitter, mais pas dans l'article original. La critique que je vais en faire s'applique cependant en grande partie aux deux.



Le nombre de morts

Pour justifier ce rapport, Atum Mundi cite deux bases de données pour les pertes russes (mediazona) et ukrainiennes (ualosses.org). J'utilise ces mêmes bases de données quand je fais, tous les 6 mois, mes propres estimations (cf la dernière en date). En effet, mediazona/BBC Russia (qui co-publient ces chiffres sur les pertes russes) se basent sur des données relativement fiables, et leur méthodologie semble solide. Du moins, en apparence. J'ai expliqué, dès août 2023, pourquoi leur méthodologie conduisait probablement à une sous-estimation des pertes russes. D'ailleurs, le temps m'a ensuite donné raison, et Mediazona/BBC Russia révisent leur méthodologie à chaque nouvelle estimation (et c'est tout à leur honneur), ce qui les amène à chaque fois à estimer à la hausse les pertes mensuelles russes:

  • 1re estimation: 47 000 (jusqu'à mai 2023) soit une moyenne de 3 100 morts/mois
  • 2e estimation: 75 000 (jusqu'à décembre 2023) soit une moyenne de 3 750 morts/mois
  • 3e estimation: 120 000 (jusqu'à juin 2024) soit une moyenne de 4 280 morts/mois
  • 4e estimation: 138 500 à 200 000 (jusqu'en janvier 2025) soit une moyenne de 3900 à 5700 morts/mois

    Contrairement à Julien Lazzarotto, je ne me contente pas de ces deux sources, ce qui m'amène à une conclusion quelque peu différente de celle d'Atum Mundi. En effet, j'estime que, fin février 2025, il y a environ 230 000 morts côté russe, environ 100 000 morts côté ukrainien. NB: je précise bien que c'est juste un ordre de grandeur, et je donne ensuite des intervalles (avec une confiance plus ou moins élevée) pour ces pertes, cf le billet complet. Même avec ces caveat, il est raisonnable de penser que le rapport de pertes est probablement de l'ordre de 2:1, voire même peut-être 2,5:1 (en étant un peu optimiste), en faveur des Ukrainiens.



    Les portés disparus

    Mais, plus qu'une querelle de chiffres, c'est un problème de méthodologie qui me chagrine. Pour chiffrer les pertes ukrainiennes, comme je l'ai dit, ils s'appuient uniquement sur le site ualosses.org:

    Dans le cas ukrainien, le site ualosses.org, qui répertorie les nécrologies ainsi que les avis de disparition des militaires de Kiev, recensait début juin 2025 les noms de 142 000 tués et disparus. Cette dernière précision (« et disparu ») est d’ailleurs importante à relever, car depuis début 2024, l’armée ukrainienne semble avoir drastiquement réduit le nombre de soldats qui voient leur statut de « tués » être reconnu officiellement par l’armée

    Or ce site est anonyme. Ses informations sont-elles fiables ? Pour le nombre de morts, il semble que oui. Mediazona rapporte que, en se basant sur un échantillon de 400 soldats identifiés comme morts sur le site, 95% de ceux-ci étaient effectivement morts. Ils avaient aussi estimé (toujours en prenant un échantillon aléatoire) que ualosses.org répertorie environ 75% des morts ukrainiens. En revanche, il n'y a eu, à ma connaissance, aucune vérification sur les personnes indiquées comme étant "portées disparues". Et donc, rien ne garantit que ces chiffres (sur les portés disparus) sont aussi fiables que ceux sur le nombre de morts.

    Cette précision est importante, car la phrase de Julien Lazzarotto n'est pas tout à fait vraie. Il serait plus juste d'écrire que, d'après les statistiques de ualosses.org et à partir de février 2024:

    • le nombre de morts ukrainiens est légèrement en baisse
    • le nombre de portés disparus augmente radicalement

    Alors, il est possible que, comme l'affirme Atum Mundi, les pertes ukrainiennes ont beaucoup augmenté et que l'état major essaie de cacher ça en les faisant passer pour des "portés disparus" (ce d'autant plus que cette date correspond à l'arrivée du général Sirksy au poste de commandant en chef). Tout comme il est possible que, à partir de cette date, ualosses.org se trompe (ou mente délibérément) et exagère le nombre de portés disparus. Atum Mundi, qui disent faire du journalisme, devrait au minimum prendre certaines précautions avant de baser tout leur raisonnement sur les chiffres (non vérifiés) d'une source unique et anonyme.



    Des pertes russes deux fois plus importantes

    Et même en admettant que les pertes ukrainiennes seraient aussi importantes que ce que dit Atum Mundi, ils sont ensuite très légers sur la suite de leur raisonnement.

    Nous n’avons pas abordé ici les pertes russes, mais sauf à croire que ces derniers aient subi (minimum) 400 000 morts, 100 000 amputés et 700 000 blessés (plus 8000 déserteurs par mois)

    La formule employée ici indique clairement que Julien Lazzarotto croit que les pertes russes sont bien inférieures. Or, il est probable que les pertes russes soient effectivement de cet ordre de grandeur. Selon le CSIS (et le ministère de la défense britannique qui reprend ces chiffres), il y a environ 250 000 morts russes et 700 000 blessés. Quant aux nombres d'amputés, il faut noter que le nombre de prothèses (jambes/bras) vendues en Russie a plus que doublé par rapport en 2022:

    • 64 800 en 2022
    • 99 200 en 2023 (+34 400)
    • 152 500 en 2024 (+87 700)

    Il y a donc environ 120 000 amputés "de plus" si on cumule les deux excédents (et encore, il faudrait comparer à 2021), cet excès étant logiquement le seul fait des amputés de guerre. Il est donc plausible qu'il y a bien  environ 100 000 amputés russes, contrairement à ce que croit Julien Lazzarotto. 

    Donc, Atum Mundi aurait dû préciser qu'il est possible (et même probable) que les pertes russes sont environ le double des pertes ukrainiennes, même en étant pessimiste sur celles-ci. Et ce rapport de 2:1 (voire plus) en faveur de l'Ukraine change complètement les conclusions que l'on peut tirer sur la guerre d'attrition. Car même si la Russie recrute deux fois plus que l'Ukraine (Poutine parle de 60 000 recrutements russes/mois contre 30 000 ukrainiens, Zelensky parle de 40 à 45 000 recrutements russes contre 25 à 27 000 recrutements ukrainiens chaque mois) , un rapport de perte d'environ 2:1 en faveur signifie que des Ukrainiens ont réussi à maintenir l'équilibre démographique entre les deux armées, contrairement à ce qu'affirme l'article d'Atum Mundi. D'ailleurs, si en 2022 et 2023, la taille de l'armée russe en Ukraine a fortement augmenté (passant de ~200 000 hommes à ~600 000 hommes), il semble que depuis fin 2023, ce nombre n'augmente plus. La taille de l'armée ukrainienne, malgré les pertes quotidiennes, semble elle aussi se maintenir au même niveau (environ 800 000 hommes).



    L'Ukraine gagne-t-elle la guerre d'attrition ?

    Peut-on pour autant dire que l'Ukraine est en train de gagner la guerre d'attrition? Selon les chiffres des pertes russes publiées par le gouvernement ukrainien, oui. Mais ces chiffres sont-ils fiables ? J'en ai longuement discuté ici

    D'autres informations, parfois solides (comme les images satellite de dépôts russes qui se vident) ou plus anecdotiques  (comme les ânes employés par les Russes, où le fait qu'ils envoient des blessés avec béquilles pour mener des assauts), montrent un épuisement russe aussi grand, voire même plus important, que l'épuisement ukrainien. La Russie peine aussi à recruter (d'où le recrutement d'étrangers, et l'augmentation des primes pour les "volontaires" envoyés au front) et encore plus à compenser ses pertes matérielles. Sa situation économique n'est pas non plus brillante et il est possible qu'elle devra jeter l'éponge à moyen terme, ses ressources n'étant pas infinies.

    D'un autre côté, les pertes visuellement confirmées (cf Oryx) sont plus proches d'un rapport de 1,5:1 en faveur des Ukrainiens depuis maintenant plus de 6 mois (après avoir longtemps été au dessus de 2:1, voire même de 3:1). Or ce ratio (à supposer qu'il se maintienne et n'est pas simplement la conséquence d'une bonne OPSEC ukrainienne) favorise la Russie sur le long terme, comme le dit justement Julien Lazzarotto.

    De plus, en ce qui concerne les drones, si l'Ukraine en produit des millions et les utilise avec succès, la Russie en produit autant, et peut-être même plus que l'Ukraine. Le manque de volonté  et de célérité des Occidentaux (qui pourraient facilement produire ces drones à une échelle industrielle), dans ce domaine comme dans d'autres, coûte très cher à l'Ukraine. Et, sur le long terme, ces erreurs coûteront encore plus cher à l'Europe.

    Quoi qu'il en soit, la réponse la plus honnête qu'on puisse faire est de dire qu'on est dans une "zone grise" où aucun des deux camps, pour le moment, ne semble gagner la guerre d'attrition. Là encore, Julien Lazzarotto est très imprudent quand il affirme que l'Ukraine "semble désormais clairement avoir le dessous". Sur cette question, il ne fait pas beaucoup mieux que la plupart des journaux (New York Times en tête) qui affirment, maintenant depuis plus de 18 mois, que l'Ukraine et à bout et qui prédisent un effondrement prochain de l'armée ukrainienne. Effondrement qui ne s'est pas produit et ne se produira pas dans un futur proche.

    Je passe aussi sur tous les poncifs qu'il aligne sur "l'offensive de Koursk". J'ai déjà beaucoup parlé de cette offensive dans mes bilans mensuels (août 2024, octobre 2024, mars 2025) et dans ma critique des analyses de Macette Esortert. Cette offensive n'est pas une erreur stratégique, ni une opération "juste pour la com"; c'est une idée brillante mais qui a été mal exécutée, et qui a aboutit à un échec opérationnel. Les Ukrainiens se sont effectivement retirés trop tard et auraient pu éviter les pertes des deux derniers mois. Pour les pertes, si elles ont été importantes (notamment au niveau du matériel), elles sont loin d'être aussi catastrophiques que ce qu'en dit Julien Lazzarotto. 



    Conclusion

    Atum Mundi a l'ambition d'apporter un vent de fraîcheur sur l'analyse géopolitique et se présente ainsi:

    L’impartialité et l’ouverture sur le monde sont nos mots d’ordre. Dans le traitement de l’information et des conflits, nous tachons d’être le plus objectif possible, même s’il faut dire la vérité qui dérange souvent.

    Or, loin de "dire la vérité qui dérange", la série d'articles reprend les thèses, assez défavorables à l'Ukraine, qui inondent les journaux occidentaux depuis octobre 2023. Mais les chiffres disponibles contredisent cette idée répandue, car il semble au contraire que l'équilibre des forces se maintient. Les avancées russes sur le terrain sont lentes et se font à un coût faramineux. Mais elles sont incrémentales.

    Je m'avance peut-être, mais je pense que c'est là le cœur du problème: Atum Mundi a besoin de trouver une explication à ces avancées, et ils se sont jetés sur la plus "évidente" même si elle est probablement fausse, comme le dit clairement le premier passage que j'ai cité:

    "Pour notre part, nous pensons que les pertes humaines russes et ukrainiennes sont en réalité très similaires (de l’ordre de 1 pour 1.5 en faveur de l’Ukraine). Nous ne voyons pas d’autres explications au fait que les Russes sont à l’offensive depuis près de deux ans désormais…"

    "Nous ne voyons pas d'autres explications": c'est bien ça le problème. Des fois, il vaut mieux dire "je ne sais pas" plutôt que de vouloir à tout prix trouver une cause unique (mais fausse) à un phénomène. Les lentes avancées russes peuvent s'expliquer par des erreurs du commandement ukrainien (cf ma série sur le sujet [1] [2] [3] [4]), par un soutien occidental trop faible, trop tardif et inadapté, ou encore par une stratégie délibéré des Ukrainiens. Ou par d'autres raisons encore. Ou, plus probablement, par une multitude de ces facteurs plus que par une cause unique.

    Pour ne pas finir sur une note négative, je dois dire que j'apprécie, dans l'ensemble, le travail d'Atum Mundi. Je regrette juste que, comme un peu tout le monde, ils tombent dans le biais de confirmation et cherchent des "explications" qui confirment leurs idées pré-conçues, plutôt que de faire preuve de prudence dans leurs analyses, comme le font par exemple Anders Puck Nielsen et Perun, qui sont souvent bien plus pertinents et plus objectifs.

    mardi 3 juin 2025

    Guerre en Ukraine: bilan du mois de mai 2025

    Comme chaque mois, voici un petit bilan du mois de mai 2025, à mettre en perspective avec les constats que j'avais faits fin juin, fin juillet, fin août, fin septembre, fin octobre, fin novembre, fin décembre 2023 ainsi que fin janvier, fin février, fin mars, fin avril, fin mai, fin juin, fin juillet, fin août, fin septembre, fin octobre, fin novembre, fin décembre 2024, fin janvier, fin févrierfin mars et fin avril 2025.

    Une fois de plus, les Russes ont continué leur grignotage des défenses ukrainiennes. La principale poussée russe a eu lieu entre Pokrovsk et Toretsk, et menace tout le dispositif de défense ukrainien dans le secteur. Mais les Russes, comme d'habitude, ont aussi attaqué un peu partout ailleurs. Et, une fois de plus, c'est surtout sur les frappes à longues distance et sur le plan diplomatique que les choses ont été notables.

    Explosions suite aux attaques aériennes russes du 26 mai 2025



    Pertes russes et attaques aériennes

    Je rappelle les pertes russes telles qu'annoncées par les officiels Ukrainiens dans les 4 catégories à surveiller: artillerie, MLRS, DCA et équipements spéciaux. Pour chacune, je vais donner les moyennes pour la première année (mars 2022 à février 2023), la deuxième année (mars 2023 à février 2024) et la troisième année (mars 2024 à février 2025) puis les chiffres de mars, avril et mai 2025

    • Artillerie 
      • moyenne 1ere année: 190/mois
      • moyenne 2e année: 650/mois
      • moyenne 3e année: 1150/mois
      • 1690 (mars), 1554 (avril), 1384 (mai)
    • MLRS
      • moyenne 1ere année: 40/mois
      • moyenne 2e année: 43/mois
      • moyenne 3e année: 25/mois
      • 44 (mars), 27 (avril), 26 (mai)
    • DCA
      • moyenne 1ere année: 21/mois
      • moyenne 2e année: 37/mois
      • moyenne 3e année: 30/mois
      • 37 (mars), 23 (avril), 27 (mai)
    • Équipements spéciaux
      • moyenne 1ere année: 19/mois
      • moyenne 2e année: 114/mois
      • moyenne 3e année: 181/mois
      • 24 (mars), 82 (avril), 33 (mai)

    On constate une fois de plus une baisse des pertes russes (principalement l'artillerie), même si les chiffres sont toujours impressionnants. Plus généralement sur l'ensemble des équipements terrestres (5431) et des pertes humaines (35 370), il y a une légère baisse des chiffres par rapport au mois d'avril. Les pertes d'équipements visuellement confirmées sont elles aussi en baisse selon Oryx: 435 pertes russes et 289 pertes ukrainiennes, avec toujours un ratio d'environ 1,5:1 en faveur des Ukrainiens.

    En revanche, les attaques aériennes à longue distance se sont intensifiées. Les Russes envoient de plus en plus de drones de type Shahed contre l'Ukraine. En mai, cela a culminé du 24 au 26 mai, avec plus de 900 drones employés durant ces trois jours. Ces attaques massives, qui visent principalement la population civile ukrainienne, ont été rendues possible par l'augmentation de la production russe, qui a ouvert de nouvelles usines et agrandi les usines existantes.

    De leur côté, les Ukrainiens ont surtout frappé des usines russes liées à la production d'armes. Ainsi, l'usine NPO Splav à Tula a été touchée trois fois au mois de mai. Même si ces frappes sur les usines sont nécessaires, je ne sais pas à quel point elles sont efficaces. Les charges explosives portées par les drones restent modestes, aussi deux ou trois explosions sont probablement insuffisantes pour mettre l'usine hors service. La campagne contre les raffineries était plus logique, car les cibles étaient bien plus vulnérables. Mais il semble que la trêve informelle sur les infrastructures énergétiques, demandée par les USA, a été prolongée au delà des 30 jours et plus ou moins respectée.


    Foutage de gueule planétaire

    Plus que la situation sur le terrain, c'est le grand "truc" diplomatique qui a occupé les journaux au mois de mai. Je dis "truc" car je ne sais comment qualifier ce qui s'est passé, à part dire que c'était du foutage de gueule de la part de ces deux escrocs planétaires que sont Trump et Poutine, avec la complicité (active ou passive) de beaucoup d'autres dirigeants, et de quasiment tous les journalistes et analystes qui laissent ses deux guignols dérouler leurs mensonges sans aucune contradiction. Donc, désolé pour ce petit coup de gueule, mais il faut remettre les pendule à l'heure: ce qui compte, ce n'est pas ce que Poutine et Trump disent qui compte, mais ce qu'ils font. Donc j'aimerais bien que les journalistes arrêtent d'écrire que Trump ou Poutine "veulent la paix" et autres formules du même genre quand leur actions montrent que ce n'est visiblement pas le cas. Car toute la séquence qui s'est passée au mois de mai est on ne peut plus claire (sauf, visiblement, pour la quasi-totalité des journalistes):

    • Poutine décrète unilatéralement une trêve de 3 jours pour pouvoir organiser son défilé du 9 mai. Les Ukrainiens contre-proposent un cessez-le-feu de 30 jours, refusé par Poutine.
    • le 10 mai, 4 dirigeants européens (le français Macron, l'allemand Merz, l'anglais Krammer et le polonais Tusk) se rendent à Kyiv et, au téléphone avec Trump, posent un ultimatum à Poutine: accepter un cessez-le-feu de 30 jours, où subir des sanctions sans précédent.
    • Poutine, exceptionnellement, répond (indirectement): pas de cessez-le-feu, mais des négociations directes à Istanbul. Trump trahit immédiatement les Européens et soutient la proposition de Poutine.
    • Zelensky saisit la balle au bond, propose une rencontre avec Poutine, qui bien entendu a la trouille et refuse. A la place, il envoie des sous-fifre et la grosse "négociation" finit en eau de boudin
    • Trump déclare que seul lui peut régler la situation. Puis, après un coup de fil avec Poutine, renonce à imposer les sanctions qu'il avait pourtant promises.
    • L'Estonie tente d'arraisonner un pétrolier russe suspect, qui navigue dans ses eaux territoriales, mais doit renoncer quand un chasseur russe viole son espace aérien pour escorter le pétrolier; l'OTAN ne fait rien pour punir cette agression russe
    • Les Européens se contentent de voter un 17e paquet de sanctions, qui sont loin d'être les sanctions dévastatrices qu'ils avaient promises
    Que retenir de tout ce cirque ? 

    D'abord, que Poutine ne veut pas la paix, ni même d'un cessez-le-feu. Il ne veut pas négocier de bonne foi, et entend imposer ses conditions iniques aux Ukrainiens et aux Européens. Le fait qu'il refuse un "plan Trump" pourtant extrêmement favorable aux Russes signifie qu'il croit (à tort ou à raison) pouvoir s'imposer militairement, malgré les pertes énormes que son armée subit chaque jour.

    Ensuite, que Trump laissera Poutine faire ce qu'il veut. Comme je le dis depuis novembre 2024, il ne faut absolument pas s'attendre à ce que Trump aide massivement l'Ukraine, ni ne sanctionne vraiment la Russie. Au mieux on aura une continuation de l'aide existante et le maintien des sanctions actuelles. Et même ça, c'est loin d'être gagné. Trump n'a pas de plan et est coincé entre son désir personnel de faire des affaires avec Poutine et le désir de l'opinion publique américaine, toujours hostile à Poutine. D'où ses pathétiques tweets "VLADIMIR STOP" et sa manie de toujours repousser l'échéance de 2 semaines, toutes les deux semaines. Et ce n'est pas parce qu'il traite Poutine de "fou" que ça va changer quoi que ce soit, toutes ces paroles ne sont qu'enfumage pour masquer le fait qu'il ne fait rien contre Poutine.

    Enfin, que les Européens semblent impuissants, et les Ukrainiens ballottés au gré des humeurs trumpiennes. L'ultimatum des Européens a fait "pschitt" car ils avaient besoin de Trump pour le mettre en oeuvre, et les Ukrainiens semblent maintenant vouloir accepter  ce qu'ils refusaient encore en janvier. Il est notable que les trolls pro-Poutine qui, jusqu'à peu prétendaient "simplement vouloir la paix" ont changé leur discours, et exigent maintenant la capitulation de l'Ukraine. Preuve, s'il en était besoin, de leur mauvaise foi et de leur alignement pro-Kremlin. Et c'est quelque part une signe inquiétant. Je me disais "tant que les trolls demandent la paix, ça veut dire que ça ne va pas si mal pour l'Ukraine". Mais maintenant, l'Ukraine semble être au bout du rouleau ... et c'est peut-être très exactement ce que veulent les Ukrainiens.

    Comme je le disais le mois dernier, l'attitude des Européens et des Ukrainiens peut s'expliquer soit par la résignation (le plus probable), soit par la ruse (le moins probable), et l'interprétation de ce qui s'est passé ce mois-ci dépend fortement de savoir laquelle des deux explications est la bonne:
    • hypothèse de la résignation: les Européens sont incapables de prendre des sanctions significatives sans l'accord de Trump, que celui-ci n'est pas prêt de donner. Les Ukrainiens sont terrifié à l'idée de perdre le soutien américain (même réduit au minimum) et disent oui à toutes les demandes de Trump. Selon cette interprétation, la Russie poursuit son plan sans entrave et renforce sa position.
    • hypothèse de la ruse: Trump se fait berner non seulement par les Russes, mais aussi par les Européens et les Ukrainiens. Ceux-ci ne veulent surtout pas d'un cessez-le-feu qui consoliderait les gains territoriaux russes, et espèrent toujours un effondrement russe (que ce soit militaire ou économique). Ils n'acceptent des demandes de Trump que parce qu'ils savent que les Ruses vont eux les refuser. Ils montent en cadence pour se réarmer et armer l'Ukraine, et le font plus discrètement (et sans restriction). Bilan du mois de mai: le renseignement USA et les sanctions sont toujours en place (et ont même été légèrement renforcées), le cours du pétrole est bas, la Roumanie ne bascule pas dans le camp pro-russe, et la Russie se précipite vers sa chute.
    Pour le moment, il n'est pas possible de savoir quelle hypothèse est la bonne. Et quelque chose me dit qu'on n'aura pas de réponses avant encore quelques mois.

    lundi 2 juin 2025

    Réflexions sur la destruction des bombardiers russes

    Hier, le 1 juin 2025, le SBU ukrainien a réussi un coup de maître en frappant simultanément au moins 4 aérodromes où sont stationnés les bombardiers stratégiques russes. Cette opération, nommée "Pavutyna" (Spiderweb / toile d'araignée), est largement couverte par les médias. Aussi je vais me concentrer sur des aspects peu ou pas couverts par ces médias.

    5 avions détruits / endommagés à la base de Belaya



    Date et coordination 

    Cela n'a pas été assez souligné (sauf par quelques spécialistes comme Michel Goya), mais la coordination et la logistique de cette opération est tout simplement un exploit. Il fallait que 4 camions arrivent au même moment, dans 4 endroits très éloignés, que les télécommunications fonctionnent, que rien ne soit découvert, etc. D'autant plus que les chauffeurs de camions semblent ne pas avoir été au courant de ce qu'ils transportaient. Il y a eu peut-être quelques ratés (au moins un camion a échoué) mais dans l'ensemble le taux de succès revendiqué par les Ukrainiens dépasse l'entendement, compte tenu de toutes les contraintes.

    C'est pourquoi je suis sceptique quand certains affirment que la date est symbolique (c'est le jour anniversaire où l'Ukraine avait dû céder à la Russie ses Tu-22M pour des impayés de gaz) ou que c'était fait exprès pour arriver juste avant les négociations du 2 juin à Istanbul. Les Ukrainiens avaient déjà suffisamment de contraintes pour ne pas s'imposer en plus de devoir frapper précisément le 1er juin, alors que l'opération a duré 18 mois.



    Ampleur des dégâts

    Les Ukrainiens disent avoir touché plus de 40 avions, valant au total 7 milliards d'euros. Si on n'a pas encore la confirmation visuelle pour ces 40 appareils, il y a a minima  9 avions détruits (5 Tu-95, 4 Tu-22M) et 3 à 5 Tu-95 endommagés. Rien que le prix de ces appareils dont on a la confirmation visuelle dépasse le milliard de dollars. C'est tout simplement un désastre pour l'aviation russe.

    Car ce n'est pas seulement une question d'argent: ces avions étaient tous des reliques de l'URSS, et la Russie ne dispose pas de quoi construire leurs remplaçants. Or, quand ils ne bombardent pas les villes ukrainiennes, ces avions sont censés porter des bombes H et faire partie de la dissuasion nucléaire russe. Vu l'âge des avions (qui impacte leur disponibilité), et les dégâts occasionnés par les Ukrainiens, c'est toute la composante aérienne de la "triade nucléaire" russe qui perd toute sa crédibilité. Seuls trois pays (USA, Chine, Russie) possédaient cette triade au complet. De facto, on peut maintenant rayer la Russie de cette très courte liste.

    En revanche, la question de savoir si cela va impacter les frappes aériennes russes est plus difficile à évaluer. Ces derniers mois, les Russes n'envoient plus de salve de 100 missiles comme ils le faisaient auparavant, mais tout juste quelques missiles de croisière. Il suffit qu'il leur reste une poignée de ces bombardiers opérationnels (ce qui est probablement le cas) pour continuer leur campagne aérienne, qui repose maintenant surtout sur des vagues de centaines de Shaheds.  Mais peut-être que cela va inciter les Russes à passer un pacte (explicite ou non) avec les Ukrainiens, sur le mode "on n'envoie plus de missile de croisière et vous n'attaquez plus nos bombardiers stratégiques". Car les Russes ne peuvent plus se permettre de perdre encore plus de ces bombardiers.



    Rapprochement avec l'opération pont de Kertch 

    Cette opération me fait fortement penser à celle qui avait très gravement endommagé le pont de Kertch, le 8 octobre 2022. La aussi, c'était un camion "anodin" (et dont le conducteur n'était peut-être pas au courant), circulant en Russie, qui était impliqué dans cette destruction. Il y avait aussi une coordination remarquable: le camion ayant explosé à proximité d'un train de carburant qui était à l'arrêt, et qui a pris feu. 

    De plus, la date était symbolique: c'était le lendemain l'anniversaire de Poutine. Là encore, le niveau de coordination requis fait que c'était probablement une simple coïncidence, mais ce genre de détail me fait croire que ce sont les mêmes personnes du SBU qui sont responsables de ces deux attaques. Et les deux opérations ont été des succès inattendus. 



    Le précédent de 2023

    Ce n'est pas la première fois que les Ukrainiens (plus exactement, un groupe de résistants biélorusses) envoient des petits drones contre les avions stratégiques russes. En 2023, déjà, un petit drone s'était posé sur le radar d'un A-50U et l'avait endommagé selon les auteurs de la vidéo (même si l'ampleur des dégâts n'avait pas alors pu être établie). 

    Ce qui a changé, depuis 2023, c'est l'ampleur de l'attaque, bien mieux préparée et exécutée que celle de 2023. Au lieu d'un ou deux drones, ce sont plus de 100 qui ont été utilisés, coordonnés entre eux pour maximiser les dégâts. Et, malgré le précédent, et d'autres attaques de drones contre les bases aériennes russes, les Russes ne prennent toujours pas de mesures de protection efficaces, comme par exemple construire des hangars pour protéger leurs avions.



    A propos du A-50U détruit

    Les Ukrainiens disent avoir détruit un A-50, même s'il n'y a pas encore de preuve visuelle de la destruction. Il est cependant probable, vu l'endroit où s'est produite l'attaque, qu'il s'agit d'un A-50U opérationnel. Or, la Russie ne disposait avant guerre que 7 ou 8 de ces appareils, et en a perdu 2 début 2024, en plus de celui potentiellement endommagé en 2023. Et ne peut pas en construire de nouveau. Théoriquement, ils peuvent construire une version plus moderne (le A-100), mais il semble que les sanctions aient mis un coup d'arrêt, en 2022, à la production des A-100. Et vu l'état des anciens A-50 (non améliorés), ça leur reviendrait sans doute moins cher de construire un avion neuf que de moderniser une de ces épaves.

    Cette perte, si elle est confirmée, est encore plus grave que celle des Tu-95 et Tu-22M3. La Russie n'a tout simplement plus assez de ces appareils pour disposer d'une capacité AWACS pour protéger son territoire. Or, on a vu, notamment lors du récent affrontement aérien entre l'Inde et le Pakistan, l'importance de ces avions AWACS qui ont permis aux Pakistanais d'abattre au moins un Rafale en les détectant puis en guidant des missiles à longue portée. 



    Les Russes peuvent-ils faire de même ?

    Cette opération va sans doute donner des idées, non seulement aux Russes, mais aussi à n'importe quel groupe terroriste. Il est très facile de créer quelques dizaines de drones, de les dissimuler, et d'attaquer non seulement des cibles militaires, mais (dans le cas où c'est une organisation terroriste qui les emploie), n'importe quelle foule, n'importe quelle structure, et ce partout dans le monde. Il y a bien trop de cibles potentielles pour pouvoir les protéger. A mes yeux, cela démontre (une fois de plus) l'inutilité des "plans vigipirate" et autres "opération sentinelle" qui mettent simplement des flics et des soldats en patrouille dans les grandes villes pour donner une illusion de sécurité. A mon avis (et je crois que Michel Goya défend aussi cette idée), c'est juste un gaspillage de moyens. Si les terroristes et/ou agents russes peuvent lancer une attaque, il est déjà trop tard.

    La seule défense efficace, c'est la défense active, c'est-à-dire infiltrer et neutraliser les groupes avant qu'ils ne lancent leur attaque. C'est pourquoi on ne peut qu'être désespéré quand on voit le manque de réaction des hommes politiques à chaque fois qu'on découvre une opération (présumée russe) sur notre sol, que ce soit le survol de terrain militaires, des explosions et incendies suspects, les opérations de propagande, la corruption des partis politique, etc. La stratégie d'ignorer les provocations russes n'est pas tenable à long terme, et plus on attend, plus on risque de subir ce qu'ont subit les Russes hier.

    Liens en vrac, 12/08/2025

    Nouvelle fournée des liens intéressants que j'ai pu trouver depuis  la dernière fois . Analyses La nouvelle "théorie de la victoire...