lundi 28 août 2023

Estimations des pertes russes et ukrainiennes, fin août 2023

Cela fait maintenant 18 mois que cette guerre dure, et il est temps de faire une mise à jour des précédentes estimations que j'avais faites il y a 6 mois, fin février. Je vais suivre exactement la même méthodologie, en parlant d'abord des pertes matérielles puis des pertes humaines.


Les pertes matérielles

Comme précédemment, je m'appuie sur toutes les pertes confirmées par le désormais célèbre site Oryx. Ils ont continué leur travail de titan, et il y a actuellement plus de 16 000 pièces d'équipement considérées comme perdues (détruites, endommagées ou capturées) par les belligérants: 11 862 pour les Russes, 4 247 pour les Ukrainiens au 27/08/2023.

On en est à un rapport de 2,8:1 en faveur des Ukrainiens en ce qui concerne les pertes matérielles prouvées, légèrement inférieur à ce qu'il était il y a 6 mois (3,1:1), mais qui reste très favorable à l'Ukraine. Mais pour estimer le rapport réel, il faut bien entendu estimer quelles sont les pertes réelles (dont les pertes documentées ne sont qu'un sous-total) des deux camp. Comme précédemment, je m'appuie sur l'avis des analystes militaires (par exemple le Colonel Michel Goya) qui pensent qu'il faut multiplier les chiffres des pertes documentées par un facteur compris entre 1,3 et 2 pour obtenir les pertes réelles. Cela donne une fourchette de 15 400 à 23 700 équipements lourds perdus par les Russes, et une fourchette de 5 500 à 8 500 pour les Ukrainiens.

Il y a donc un rapport de 1,8:1 à 4,3:1 en faveur des Ukrainiens en ce qui concerne les pertes matérielles réelles. Le Colonel Goya estimait (en juillet 2022) que les pertes russes étaient plus documentées que les pertes ukrainiennes (et donc qu'on serait plutôt dans le bas de la fourchette), mais j'ai du mal à croire que c'est encore le cas actuellement, vu l'empressement des Russes à publier la moindre frappe de Lancet et à photographier les mêmes Bradleys sous 10 angles différents pour donner l'impression que les pertes ukrainiennes sont immenses. S'il y avait tant de pertes ukrainiennes non documentées, les Russes y remédieraient au plus vite pour nourrir leur cyber-guerre contre les pays occidentaux. Au contraire, les Ukrainiens sont relativement discrets depuis le début de la contre-offensive pour essayer de préserver (tant bien que mal) l'OPSEC.

Pour finir, je rappelle que ce rapport est aussi une première indication en ce qui concerne les pertes humaines; en effet, pour deux armées équipées sensiblement au même niveau, les pertes humaines et matérielles sont peu ou prou proportionnelles, avec quelques écarts possibles.

 

Les pertes humaines

Je vais surtout me concentrer sur les estimations du nombre de morts, en utilisant les mêmes méthodes que précédemment (où ces méthodes étaient expliquées).



Première méthode: estimation à partir du nombre d'équipement perdus


En suivant cette méthode, et en utilisant notre estimation des pertes matérielles, on obtient:

Pour les Russes: de 123 200 à 189 600 morts
Pour les Ukrainiens: de 44 000 à 68 000 morts

NB: Ragnar Gudmundsson arrive à une estimation de 136 400 morts chez les Russes en utilisant une méthode similaire.



Deuxième méthode: en corrigeant les chiffres donnés par les Ukrainiens

Le ministère de la défense ukrainien publie chaque jour un tableau des pertes russes (matérielles et humaines): 260 820 Russes éliminés (au 27/08/2023). Comme on peut comparer ce qui est déclaré à ce qui est confirmé par Oryx (pour les pertes matérielles), cela donne une estimation de la fiabilité de ces chiffres. Oryx confirme actuellement environ 35% des pertes russes déclarées par le ministère de la défense ukrainien. Il y a 6 mois, ce pourcentage était de 45%.

A mon avis, cette baisse s'explique en grande partie parce que l'armée Ukrainienne vise spécifiquement l'artillerie russe (qui a un taux de confirmation plus faible que les blindés) plutôt que par une baisse de la fiabilité des chiffres ukrainiens. Mais comme je ne peux pas le prouver formellement, je vais faire les calculs en utilisant ce taux de 35%, même si cela conduit à une petite sous-estimation des pertes russes.

L'inverse de 35%, c'est 2,9; autrement dit, les pertes annoncées par les ukrainiens sont, en moyenne, 2,9 fois plus élevées que les chiffres Oryx.  Donc, comme les pertes matérielles réelles (équipement) sont de 1,3 à 2 fois celles observées, il suffit de multiplier les chiffres donnés par le ministère ukrainien par 1,3/2,9 et 2/2,9 pour avoir les bornes inférieures et supérieures des pertes réelles. En supposant que le même facteur correctif peut être appliqué aux pertes humaines, on obtient:


Pour les Russes: de 118 600 à 182 500 morts
Pour les Ukrainiens: cette méthode ne peut pas être employée.


Méthode 2 bis: on peut aussi choisir un intervalle plus grand en estimant les pertes réelles entre le pourcentage de pertes confirmées (35%) et 100% du total annoncé par les Ukrainiens. Ce qui donne des pertes russes comprises entre 91 300 et 260 800 morts.
 
 

Troisième méthode: évaluation à partir des pertes de la DNR

La prétendue "république populaire de Donetsk" (DNR) publiait jusqu'à début décembre 2022 des tableaux détaillés de ses pertes, et donnait le chiffre de presque 4000 morts. On peut en déduire une estimation des pertes russes totales à cette date (environ 80 000 morts). 

Cependant, comme le décompte s'est arrêté il y a maintenant presque 9 mois (soit la moitié du conflit), il n'y a pas de nouvelles informations depuis ma précédente évaluation. On peut tout au mieux faire une extrapolation linéaire et estimer alors les pertes russes actuelles à environ 160 000 morts.


Quatrième méthode: évaluation à partir du nombre d'officiers russes tués

Autre méthode employée par Xavier Tytelman. Utiliser le nombre d'officiers russes dont la mort en Ukraine a été confirmée (2700). Doubler ce nombre (pour considérer tous ceux dont la mort n'a pas été confirmée). Multiplier ensuite par 30 (d'après X. Tytelman même s'il fait une confusion entre "pertes" et "morts" dans son analyse); on obtient alors 162 000 morts russes.
 
 

Cinquième méthode: se fier aux estimations faites par les services de renseignement/media

Ces 6 derniers mois, il y a eu moins d'estimations publiées; cependant, certaines sont très intéressantes et nous allons les détailler ici. 
 
Tout d'abord, honneur à notre hôte: le 16/08/2023, le Colonel Goya estimait que les Ukrainiens avaient "plus de 60 000 morts". Il n'a pas donné de chiffre précis pour les Russes, disant juste que ceux-ci avaient "un peu plus" de morts que les Ukrainiens.

Le New York Times a rapporté le 18/08/2023 que les officiers américains donnent l'estimation suivante:
Pour les Russes: 120 000 morts
Pour les Ukrainiens: 70 000 morts
 
Une étude publiée dans PNAS le 14/08/2023 estimait que, au bout d'un an de guerre (le 23 février 2023),  les Russes avaient 76 687 morts (intervalle de confiance à 95%: 38 670 – 139 772) et les Ukrainiens 17 223 (6 219 – 39 105). Ce sont des chiffres sensiblement inférieurs à ma propre estimation à cette date, en particulier pour les Ukrainiens. L'étude donne un ratio de pertes estimé entre 2,9:1 et 4,9:1 en faveur des Ukrainiens, ce qui est sensiblement le même intervalle que celui que j'avais établi, pour les pertes matérielles (de 2:1 à  5:1). En ce qui concerne le nombre de morts, si on fait une extrapolation linéaire des valeurs médiane calculées dans cette étude, on obtient:
Pour les Russes: 115 000 morts
Pour les Ukrainiens: 25 800 morts

Enfin, l'étude publiée par Meduza/Mediazona/BBC le 10/07/2023 a beaucoup fait parlé d'elle. Elle estime que fin mai 2023, il y avait environ 47 000 morts russes (intervalle de confiance à 95%: 40 000 - 55 000). La méthodologie semble très sérieuse: ils se basent sur une base de données recensant les héritages en Russie, et regardent le différentiel entre les hommes et les femmes (autrement dit: ils évaluent la surmortalité des hommes en âge de combattre). Mais le résultat est tellement en dessous de toutes les autres estimations qu'il en est douteux. 

Alors certes, il faut tenir compte de la date (une extrapolation linéaire met à jour leur estimation à environ 56 400 morts russes fin août)  et ils ne comptent pas les morts DNR/LNR. Est-ce que cela suffit à expliquer la différence ? Comme nous l'avons vu plus haut, la DNR comptait quasiment 4000 morts début décembre 2022. Même en multipliant ce chiffre par 2 (pour tenir compte de la LNR) puis encore par 2 (pour tenir compte des 9 mois écoulés depuis début décembre 2022), on obtient environ 16 000 morts DNR/LNR à la date actuelle, ce qui donnerait une évaluation à 72 400 morts russes fin août, un chiffre toujours très inférieur aux autres estimations. 
 
Il y a aussi la question des "portés disparus". Les auteurs de l'étude Mediazona/BBC ont traqué certains d'entre eux (ceux de la 1ère armée blindée de la garde, en mars 2022) et ont observé que, sur cet échantillon, seulement la moitié des "portés disparus" sont au final déclarés comme morts, et ce parfois après un délais très long. Le nombre très importants de "portés disparus" russes (les Ukrainiens affirment qu'ils ont des dizaines de milliers de corps russes) pourrait donc, lui aussi expliquer que cette étude (qui se base sur les russes "officiellement morts") sous-estime le nombre réel de morts.
 
Enfin, il y a possiblement un fort biais social/géographique: en effet, on sait que soldats russes décédés viennent proportionnellement plus des régions les plus pauvres de la Russie (souvent en Asie). Or, comme les auteurs se basent sur le registre des héritages (enfin, une partie seulement mais qu'ils pensent représentative), ils est possible que ces régions pauvres sont également sous-représentées dans cette base (les auteurs n'indiquent pas qu'ils ont cherché à corriger des biais géographiques), surtout si les soldats décédés ne laissent aucun héritage en raison de leur pauvreté. Ce biais pourrait donc également expliquer pourquoi l'étude en question sous-estime le nombre de morts russes.


Conclusion


Bien que ne coïncidant qu'imparfaitement entre elles, ces différentes estimations donnent un ordre de grandeur des pertes matérielles et humaines: environ 140 000 morts côté russe, un peu moins de la moitié côté ukrainien.


En terme de vraisemblance, je dirais qu'à l'heure actuelle (fin août 2023):

Intervalles probables (indice de confiance > 60%)
- les Russes comptent probablement de 120 000 à 160 000 morts
- les Ukrainiens comptent probablement de 55 000 à 75 000 morts


Intervalles très probables (indice de confiance > 95%)
- les Russes comptent très probablement de 100 000 à 180 000 morts
- les Ukrainiens comptent très probablement de 40 000 à 90 000 morts

NB: on ne parle là que des pertes militaires. Côté ukrainien, il faut aussi rajouter les pertes civiles, très importantes.











 
 

dimanche 20 août 2023

Les drones FPV

 

Un drone FPV en cours d'assemblage (crédit photo AirUnit)

 

La guerre d'Ukraine est la première grande guerre du XXIe siècle, et si le matériel employé par les deux belligérants peut sembler tout droit sorti de la guerre froide, il y a un type de matériel qui n'a jamais été autant employé (du moins à une aussi grande échelle) et qui bouleverse tant les tactiques que la stratégie: les drones. En particulier, les drones FPV (first person view), qui sont à la base des drones commerciaux, conçus pour faire des courses entre amateurs, et qui ont été modifié en drones kamikazes par les Ukrainiens (technique que les Russes copient maintenant avec plus ou moins de succès. 

Ces drones, souvent fabriqués à l'aide d'imprimantes 3D, sont très bon marché: chacun ne coûte que quelques centaines d'euros à fabriquer, soit en gros le même ordre de grandeur qu'un obus de 155mm. Et vu qu'ils sont capables de détruire tout type de matériel, y compris le plus récent comme le char T-90M et le BMP-T Terminator, cela en fait des armes extrêmement rentables. Leur faible coût fait qu'ils peuvent aussi bien être utilisés contre de l'équipement lourd (char, artillerie) que contre des camions, des voitures, voire même un simple fantassin. Récemment, des drones FPV ont été utilisés pour tuer des responsables russes.

En mars dernier, des Russes estimaient que l'Ukraine avait préparé 50 000 drones pour sa contre-offensive. Si ce chiffre n'a pas été confirmé, il ne fait aucun doute que ces drones sont utilisés massivement: plusieurs milliers sont utilisés chaque mois (on parle même de 10 000 drones/mois utilisés par l'Ukraine), et détruisent des centaines de pièces d'équipement et tuent de nombreux soldats. Le taux de réussite serait autour de 10% (contre 25 à 30% pour les Lancet russes), mais comme il y a au moins 10x plus de drones FPV ukrainiens que de Lancet, cela  fait plus que compenser l'efficacité plus faible.



Autres liens:

How FPV drones change warfare

Russia prepares an avalanche of FPV drones

How Ukraine defends itself against FPV drones

The key is pilots, not drones

From video games to FPV drones


dimanche 13 août 2023

La défense de Bakhmut a-t-elle handicapé la contre-offensive ukrainienne ?

Michael Kofman, qui est un des analystes militaires américains les plus connus et les plus écoutés, soutient la thèse suivante: l'échec de la contre-offensive ukrainienne s'explique par la défense de Bakhmut.

Ses arguments sont les suivants:

  1. Bakhmut était un terrain défavorable à défendre; l'armée Ukrainienne était quasiment encerclée, et le ravitaillement de Bakhmut se faisait au prix de la perte de nombreux hommes et matériel perdus
  2. Si les Russes ont perdu plus d'hommes que les Ukrainiens (Kofman parle d'un rapport de 3:1, et c'était aussi ce que j'avais estimé), les Russes perdaient du "consommable" (prisonniers) alors que l'Ukraine perdait ses meilleurs troupes
  3. Kofman soutient aussi que la défense de Bakhmut était inutile, car les Russes n'auraient pas pu aller plus loin de toute façon
  4. Au contraire, Kofman préconisait de ne pas défendre Bakhmut, de retirer les brigades expérimentées qui s'y trouvaient pour les équiper avec du matériel occidental
  5. La conséquence est que l'Ukraine a confié ce matériel occidental à des troupes inexpérimentées, qui n'arrivent pas à percer au sud, tandis que les troupes expérimentées (toujours à Bakhmut) obtiennent comparativement de meilleurs résultats
  6. De plus la dispersion des forces fait que la contre attaque ukrainienne n'a obtenu de résultat décisif nulle part



Anders Puck Nielsen a déjà répondu en partie à ces arguments
. En particulier, il explique que le second point de l'argumentaire de Kofman est faux pour une raison de chronologie: pour la période considérée (de mars à mai 2023), Wagner avait déjà "consommé" ses effectifs d'ex-prisonniers russes dont les contrats de 6 mois arrivaient à expiration début mars. Anders Puck Nielsen souligne aussi que le troisième point de l'argumentaire de Kofman néglige le fait que la Russie attaquait un peu partout et que Wagner, s'ils étaient libéré de Bakhmut, auraient pu obtenir de bons résultats ailleurs.


J'aimerais rajouter quelques arguments et adresser les points auxquels Nielsen n'a pas vraiment répondu.

 

Les pertes ukrainiennes


Tout d'abord, le point 1: Bakhmut était un terrain défavorable à défendre. Certes, la ville est dans une cuvette, et le ravitaillement était difficile. Mais une zone urbaine comme Bakhmut est, de manière générale, très favorable à la défense, surtout à la défense qu'on pratiqué les Ukrainiens, c'est-à-dire un repli progressif sans chercher à "tenir" à tout prix telle ou telle ligne défensive. Quant à la difficulté du ravitaillement, oui, l'Ukraine a perdu des dizaines de véhicules dont les épaves étaient visible sur les routes menant à Bakhmut. Mais des dizaines de véhicules (en 3 mois de combats) ça reste relativement peu; il y a de chaque camp environ 1000 chars, peut-être 3-4000 blindés et des dizaines de milliers de camions, 4x4, Hummvees et autres véhicules employés pour le ravitaillement.

Donc au regard de la taille du conflit, les pertes matérielles ukrainiennes durant les 3 mois de la défense de la ville de Bakhmut restent relativement faibles. Il en est de même des pertes humaines, même s'il y a plus d'incertitudes sur celles-ci. Les Ukrainiens ont perdu, durant ces 3 mois, probablement de l'ordre de plusieurs milliers d'hommes, guère plus (disons 10 000, en comptant les blessés). Cela représente 2-3 brigades. Alors certes, c'est beaucoup, mais ça reste relativement peu comparé à la taille des armées (on parle de 300 à  500 000 soldats dans chaque camp, tout compris).

De fait, les brigades ukrainiennes qui défendaient Bakhmut sont celles qui aujourd'hui mènent la contre-offensive dans la région, et plutôt efficacement comme le reconnaît Kofman. Donc les pertes subies n'ont pas affecté l'efficacité de ces brigades, à une exception près: la 93e brigade mécanisée (qui est considérée comme la meilleure brigade ukrainienne), qui était la principale brigade défendant Bakhmut, ne semble plus participer aux combats actuellement. Est-ce parce qu'elle a été détruite lors de cette bataille ? On n'en sait rien.

 

A qui attribuer le nouvel équipement ?

 

D'ailleurs, je crois que c'est à cette brigade emblématique que Michael Kofman pense lorsqu'il déroule son argumentaire. En effet, la 93e brigade, après avoir défendu avec succès Soledar pendant des mois, avait été retirée du front en décembre 2022. Or, à cause de la prise de Soledar début janvier, ils ont été rappelé d'urgence pour renforcer la défense de Bakhmut. Et quand ont voit leur efficacité alors qu'ils sont équipé de vieux matériel soviétique, certains se disent que s'ils étaient équipés avec des Bradleys et Lépoards2, ils défonceraient tout. On retrouve souvent cette idée aux USA: il fallait retirer la 93e du front, pour l'équiper avec les Bradleys et elle aurait mené la contre offensive.

Ce qui m'amène au second point: les unités ukrainiennes expérimentées serait-elles vraiment plus efficaces si on les avaient ré-équipées avec du matériel occidental ? Alors certes, celui-ci est de meilleur qualité que le matériel soviétique. Mais ces hommes sont habitués au matériel soviétique, il leur faudrait un temps d'adaptation pour passer au matériel occidental. Alors, peut-être qu'il y aura bien une petite augmentation de l'efficacité de ces brigades, mais seulement après quelques mois d'entraînement, comme pour former une nouvelle brigade. 

De fait, on peut argumenter que donner du matériel nouveau aux nouvelles brigades (qu'il faut former de toute manière) est sans doute plus efficace, et qu'il vaut mieux avoir 1 brigade expérimentée (avec ancien matériel) + 1 nouvelle brigade (avec nouveau matériel) qu'une 1 brigade expérimentée (avec nouveau matériel) + 1 nouvelle brigade (avec ancien matériel), cette dernière étant, du fait du matériel obsolète et de son inexpérience, totalement inefficace. Autrement dit: mieux vaut avoir 2 bonnes brigades plutôt qu'une très bonne et une très mauvaise. NB: les "nouvelles brigades" ont été formées à partir d'un noyau de vétérans. Par exemple, la 47e brigade, a qui a reçu les Bradleys et Léopards 2, a été formée à partir du 47e régiment d'assaut, dont la plupart des membres étaient des vétérans combattant les Russes depuis 2014.

 

La dispersion des forces


Pour finir, sur la question de la dispersion des efforts, c'est un argument qui se tient. Mais qui n'a rien à voir avec la défense de Bakhmut. La bataille de Bakhmut est terminée depuis 2 mois (disons celle où l'enjeu était de savoir si les Russes parviendraient à prendre la ville, car les combats continuent), les Ukrainiens auraient eu tout le loisir de redéployer leur troupes expérimentées (y compris celles dans les environ de Bakhmut) comme ils l'entendent. On peut certes argumenter que ce redéploiement est psychologiquement plus difficile (peut-être que les soldats sur place préfèrent recapturer Bakhmut), ou bien que ce redéploiement aurait retardé d'autant la contre offensive, mais les exemples des 35e et 36e brigades de Marine, qui défendaient respectivement Marinka et Avdiivka avant d'être redéployées au sud, montre que c'était au moins possible. Et, par choix, par nécessité ou par incompétence, les Ukrainiens n'ont pas concentré leurs troupes et leur artillerie sur un seul axe qui aurait permis de "brécher" les défenses russes, comme l'expliquait Michel Goya.

A la place, les Ukrainiens semblent avoir privilégié une stratégie d'attrition à long terme, qui donnera (ou pas) les résultats attendus: un affaiblissement général de l'armée russe.

 

Conclusion

L'argumentaire de Michael Kofman ne tient pas: tous ses arguments sont soit faux, soit très discutables. Il faut comprendre que, même s'il s'en défend et pense être objectif, Michael Kofman est probablement travaillé par deux impératifs:

  1. Justifier a posteriori l'avis stratégique qu'il donnait en février dernier (d'abandonner Bakhmut)
  2. Contrer le récit qui attribue les problèmes rencontrés par les Ukrainiens à un retard de livraison du matériel occidental

Ainsi, Michael Kofman affirme que la défense de Bakhmut a permis aux Russes de fortifier leurs positions. Or, les Russes ont commencé à fortifier sérieusement le front sud dès septembre 2022. Quand la bataille pour la ville de Bakhmut a commencé (fin février 2023), cela faisait déjà 4-5 mois que les Russes avaient mis en place leurs défenses. Et la saison des boues rendaient de toute manière une attaque mécanisée quasiment impossible en mars-avril. De plus, si on part du principe que les Ukrainiens avaient besoin du nouveau matériel pour percer, celui-ci n'a été promis qu'en janvier et livré en mars-avril. En comptant le temps d'entraînement, toute contre-offensive ukrainienne était impossible avant mai-juin. C'est donc bien le manque de réaction des Occidentaux face à la mobilisation russe de septembre 2022  (et non la bataille de Bakhmut) qui a contraint le calendrier ukrainien.

jeudi 3 août 2023

Contre-offensive ukrainienne : bilan du mois de juillet

Le mois de juillet s'est terminé, et il confirme les tendances que je pointais déjà le mois dernier.

Si on regarde uniquement les cartes, l'offensive Ukrainienne piétine: les avancées territoriales sont quasiment nulles: si les Ukrainiens progressent toujours dans le sud comme à proximité de Bakhmut, c'est toujours à une vitesse d'escargot asthmatique. Et dans le nord (oblast de Luhansk), c'est la Russie qui a réalisé quelques avancées, qui sont elles aussi minimes mais compensent les gains Ukrainiens ailleurs.


Mais si, comme je le supposais le mois dernier, l'armée ukrainienne a une stratégie à long terme de destruction des moyens de défense russes (artillerie, MLRS, DCA, équipement spéciaux), ce qui compte, ce n'est pas le territoire, mais les pertes russes.


Pertes et fracas

Les pertes russes sont, de toute évidence, très importantes sur le plan matériel. Les pertes russes annoncées par les officiels ukrainiens sont légèrement inférieures en juillet par rapport au mois de juin, mais dans l'ensemble ces trois derniers mois ont vu des pertes russes très supérieures à la moyenne. En fait, cette augmentation des pertes russes avait commencé en mars, avant de s'accélérer en mai puis encore en juin avec le début des offensives terrestres ukrainiennes. Il y a 4 catégories à surveiller en particulier: artillerie, MLRS, DCA et équipements spéciaux. Pour chacune, je vais donner les chiffres mensuels habituels (c'est à dire avant mars 2023) puis les chiffres de mars > avril > mai > juin > juillet

  • Artillerie (habituellement de 100 à 200/mois): 290 (mars) > 238 (avril) > 553 (mai) > 688 (juin) > 677 (juillet)
  • MLRS (habituellement de 10 à 65/mois): 48 (mars) > 17 (avril) > 31 (mai) > 57 (juin) > 67 (juillet)
  • DCA (habituellement de 5 à 40/mois): 32 (mars) > 16 (avril) > 38 (mai) > 56 (juin) > 73 (juillet)
  • Équipements Spéciaux (habituellement de 10 à 30/mois): 66 (mars) > 63 (avril) > 99 (mai) > 122 (juin) > 138 (juillet)

On voit que pour l'artillerie et les équipements spéciaux, la "chasse" s'est bien ouverte en mars et qu'il y a une accélération ces derniers mois; il y a bien une stratégie à long terme, qui a commencé bien avant les premiers mouvements offensifs ukrainiens début juin.

Bien sûr, ces chiffres sont probablement surestimés (je pense qu'il faut retirer 1/3, voir 1/2 aux chiffres annoncés par les Ukrainiens pour avoir une estimation plus proche de la réalité). Les pertes confirmées par Oryx sont également supérieures à la moyenne (dans de moindre proportions); les pertes russes et ukrainiennes, d'après Oryx, sont en gros de 3:2 en faveur des Ukrainiens, alors que le rapport global est plutôt du 3:1 en leur faveur. Les pertes ukrainiennes (surtout en ce qui concerne les chars et blindés) sont loin d'être négligeables, mais ne représentent au final que 10-20% des dotations des nouvelles brigades ukrainiennes. Cela dit, étant donné que ce que les Ukrainiens tapent (artillerie principalement) est probablement très sous-estimé par Oryx, ce qui fait que le rapport des pertes est probablement un peu plus favorable à l'Ukraine que les chiffres qui sortent.


Redéploiement

Concernant le déploiement des brigades ukrainiennes, j'ai récemment fait un état des lieu des nouvelles brigades ukrainiennes. Globalement, il n'y a que très peu de nouvelles brigades engagées en offensive (6 sur 36), mais beaucoup plus engagées en défense ou en seconde ligne (17 brigades). Sur ces 17 brigades, 4 sont affectées au nord (secteurs Kupiansk -> Kremina), 4 à l'est et donc 9 au sud, selon les cartes de déploiement de l'Etat-Major ukrainien.

On remarque que les brigades de défense territoriales (qui, il y a un an, "tenaient" la plupart du front), sont maintenant en retrait. Il n'y a officiellement qu'une quinzaine de ces brigades qui sont proches du front, avec seulement 5 qui sont a priori en première ligne: la 105e près de Kupiansk, la 103e près de Svatove, la 116e du coté de Marinka, la 109e du côté de Vuhledar, la 102e proche de Hulliapole. Ces brigades tenaient encore majoritairement le sud et le secteur de Kupiansk/Svatove, mais ce n'est plus le cas depuis le début de la contre-offensive ukrainienne et les renforts amenés au nord du front.

Cette "mise en retrait" des brigades de défense territoriale s'explique principalement par le plus grand nombre de brigades de manœuvre dont dispose maintenant l'Ukraine, et qui suffisent maintenant à couvrir presque tout le front. Il est aussi possible (ce n'est qu'une simple hypothèse de ma part, mais ce serait logique) qu'une partie de l'effectif des nouvelles brigades ukrainiennes vient directement des brigades de défense territoriale plutôt que de la conscription de personnes n'ayant pas encore combattu, ce qui aurait pour conséquence d'affaiblir les brigades de défense territoriale.


Conclusion

Il n'y a donc pas grand chose à ajouter à ce que je disais le mois dernier: les Ukrainiens sont dans une stratégie d'affaiblir les Russes avant de tenter de percer. A titre personnel, je suis un peu plus confiant dans mes analyses depuis que des analystes bien plus compétents que moi (Michel Goya, Guillaume Anselme, etc) ainsi que des officiers ukrainiens parlent ouvertement de cette stratégie d'affaiblissement préalable à une possible percée. Mais si cette stratégie semble solide, encore faut-il pouvoir la mettre en œuvre tant que la météo le permet. Or, cela fait déjà 2 mois que l'offensive ukrainienne a commencé, et il reste à peu près le même temps jusqu'aux pluie d'automne. Si les Ukrainiens veulent pouvoir exploiter une percée, il faudrait que celle-ci se produise au plus tard début septembre, ce qui ne laisse qu'au plus un mois pour amener les Russes au point de rupture.

Est-ce que ce sera suffisant ? Seul l'avenir nous le dira. Nous seront fixés, au plus tard, mi-septembre, et seulement à ce moment là que nous pourrons dresser un vrai bilan pour cette contre-offensive ukrainienne. Ce qui me rassure un peu, c'est des interview comme celle de "Arty Green" (un officier de la 45e brigade d'artillerie ukrainienne), qui affirme que c'est effectivement la stratégie ukrainienne et qui  estime que le point de rupture des Russes est proche. Espérons qu'il a raison.





L'armée ukrainienne manque-t-elle d'hommes ?

Ces derniers temps, on lit souvent, dans la presse, que l'armée russe est "en supériorité numérique" et que l'armée ukrain...