mercredi 24 avril 2024

L'armée ukrainienne manque-t-elle d'hommes ?

Ces derniers temps, on lit souvent, dans la presse, que l'armée russe est "en supériorité numérique" et que l'armée ukrainienne "peine à recruter" (Par exemple ce live du Monde, 21:21 ou cet article de Reuters). Qu'en est-il réellement ?


officiers de la garde nationale ukrainienne, source: service de presse de la présidence ukrainienne


Taille de l'armée russe en Ukraine

Il n'y a aucun doute que la taille totale des forces armées russes est bien plus importante (officiellement 1,5 millions d'hommes dans ses forces armées, tout compris, du moins c'est l'objectif affiché par Poutine) que celle des forces armées ukrainiennes. Cependant, une grande partie des militaires russes ne sont tout simplement pas impliqués directement dans la guerre en Ukraine, car la Russie doit garder son immense territoire (immobilisant une partie de l'armée de terre de les forces aérospatiales), et les flottes de la Baltique et du Pacifique ne peuvent pas participer aux combats.

Combien y a-t-il actuellement de soldats russes en Ukraine ? En décembre 2023, Poutine a évoqué le chiffre de 617 000 hommes en Ukraine. Mais Poutine étant connu pour mentir effrontément, cherchons d'autres sources.

En réagissant à la déclaration de Poutine, le porte-parole des services de renseignement militaire ukrainien a dit qu'il y avait 450 000 soldats russes en Ukraine. RUSI chiffre les forces russes à 470 000 hommes début 2024. Michel Goya donne aussi les mêmes chiffres que RUSI: Malgré les pertes persistantes, le volume des forces [russes] s’est ensuite accru progressivement, avec 410 000 hommes à l’été 2023 et 470 000 au début de 2024. @escortert, citant ISW, avance un chiffre similaire: 480 000 soldats russes en Ukraine + 140 000 en Russie (soutien, logistique, etc).

(petite digression) 

@escortert se trompe sur son estimation des soldats russes envoyés en Ukraine selon les chiffres russes. Il dit que ce chiffre à 930k, alors que c'est plus de 1,1 million:

  • invasion initiale février 2022: ~ 180k 
  • renforts printemps/été 2022 (3e corps, BARS): > 30k
  • prisonniers recrutés par Wagner sept/oct 2022: > 50k
  • mobilisation "partielle" septembre 2022: 300k (*)
  • "engagés volontaires" durant l'année 2023: 490k (*)
  • "engagés volontaires" depuis le début 2024: > 100k (*)

(*) selon les chiffres russes, donc sujet à caution.

(fin de la digression)

On a donc plusieurs sources qui donnent un chiffre compris entre 450 et 500 000 soldats russes en Ukraine.

 

 

Taille de l'armée ukrainienne

Les officiels Ukrainiens parlent quant à eux de 800 000 hommes dans les forces armées ukrainiennes.  Michel Goya dit: on peut également estimer à 5 % le nombre maximum d’hommes (à 80-90 %) et de femmes réellement mobilisables sous les drapeaux. C’est sensiblement le cas actuellement en Israël, sans que l’on imagine que cela puisse durer longtemps, alors que l’Ukraine est à environ 2,5 %. 2,5%, cela représente 1,1 million (si on se base sur la population officielle de l'Ukraine, 44 millions) ou 750 000 (si on se base sur la population qui vit en Ukraine non-occupée (environ 30 millions), sachant qu'il y a environ 7 millions de réfugiés et 7 millions dans les territoires occupés.

On peut aussi compter le nombre de brigades; même s'il existe de nombreuses unités de plus petites tailles (bataillons, régiment) indépendantes, et donc qu'on ne peut pas "simplement" multiplier le nombre de brigade par 3 000 (tailles moyennes de ces brigades) pour obtenir les effectifs totaux, la comparaison entre le nombre de brigades actuelles et celles existant avant guerre donne une idée du rapport entre la taille de l'armée avant guerre, qui est relativement bien connue, et celle de l'armée aujourd'hui.

Le site militaryland.net donne actuellement le décompte suivant:

  • 55 brigades d'infanterie (tous types confondus) + 5 dans le corps des marines + 9 (assaut aérien)
  • 5 brigades blindées
  • 13 brigades d'artillerie + 2 dans le corps des marines + 1 (assaut aérien)
  • 29 brigades de défense territoriales
  • 18 brigades de la garde nationale, 1 brigade de police et 2 des gardes frontières
Soit un total de 119 brigades d'infanterie (tous types confondus), 5 brigades blindées et 16 brigades d'artillerie.

Avant 2022, le décompte était (NB: dans décompte donné en lien, il y a une incertitude sur les brigades en réserve; je n'ai compté que les brigades qui ont été ensuite actives ou réactivées):

  • 25 brigades d'infanterie (tous types et corps confondus) + 5 en réserve
  • 3 brigades blindées +2 en réserve
  • 9 brigades d'artillerie + 2 en réserve
  • les brigades de défense territoriales n'existaient pas (elles furent créer début 2022)
  • pas d'information sur les brigades de la garde nationale

On peut donc estimer, vu le nombre de brigades, que l'armée ukrainienne a triplé sa taille par rapport à fin 2021. Or, la taille de l'armée ukrainienne était estimée alors à 245 000 hommes. Si elle a triplé de taille, on retrouve à peu près le chiffre donné par les officiels ukrainiens. Le colonel Goya indiquait également que l'armée ukrainienne avait triplé de taille.

Donc, on peut estimer la taille actuelle des forces armées ukrainienne entre 700 et 800 000 soldats. Soit environ 1,5 fois plus que le nombre de soldats russes en Ukraine. Donc, comment expliquer la supériorité numérique russe décrite par les articles cités en introduction ?



Supériorité numérique de l'armée russe ?

Une réponse facile serait que les journalistes se trompent, et que c'est en fait l'armée russe qui est en infériorité numérique. Mais les articles à ce sujet sont nombreux, disent tous que l'armée ukrainienne est, en ce moment, en infériorité numérique et ce constat est aussi reconnu par Zelenksy et par le haut commandement ukrainien. Il serait donc très étonnant que tous se trompent, donc l'explication est probablement toute autre.

Une autre réponse (mise en avant par les pro-russes) serait que, du fait de pertes très importantes, l'armée ukrainienne serait bien plus petite que le chiffre officiel. Mais, comme dit plus haut, les analystes indépendants donnent un chiffre similaire au chiffre officiel (ce qui voudrait dire que tout le monde se trompe) et les estimations réalistes des pertes ukrainiennes tournent autour de 200 000 (environ 75 000 morts, le double de blessés), et même si aucune perte n'avait été remplacée (ce qui n'est pas ce qui s'est passé), l'armée ukrainienne serait quand même en supériorité numérique. Nous pouvons donc raisonnablement rejeter cette hypothèse.

Une autre explication, bien plus vraisemblable, est que l'Ukraine aligne moins de troupes sur la ligne de front que les Russes, même si elle dispose théoriquement de plus de soldats. Déjà, l'armée ukrainienne doit surveiller ses frontières, en particulier au nord avec la Biélorussie et la Russie. D'après UA Control Map, qui fournit des informations sur la position des unités russes et ukrainiennes, il y aurait 10 brigades (principalement des unités de la garde nationale, ou de défense territoriale), plus quelques unités plus petites, défendant la frontière nord. Mais ça ne représente que 50 000 hommes environ.

Cette même source donne 75 brigades (+13 brigades d'artillerie) sur le front de Zaporijja à Kupyansk. Et 12 brigades (+3 brigades d'artillerie) le long du fleuve Dnipro, de Kherson à Zapporijja. Si on fait l'hypothèse que les brigades restantes (non mentionnées sur la carte UA control map) serait à l'arrière car en phase de (re)constitution ou n'existent que "sur le papier", ça impliquerait qu'il n'y aurait que 60% de l'armée ukrainienne sur le front de Zaporijja à Kupyansk. Ce qui représenterait 420 à 480 000 hommes, soit un nombre à peu près égal au nombre de troupes russes (qui elles n'ont plus ne sont pas toutes sur le front, mais qui au moins ne craignent pas d'être prises à revers).

Mais cela n'explique pas encore l'infériorité numérique ukrainienne. A ce stade, on ne peut qu'émettre des hypothèses:

  • l'Ukraine solliciterait trop certaines unités (celles de l'armée régulière, qui tiennent les endroits les plus chauds du front), et pas assez d'autres (unités de la garde nationale et de la défense territoriale). C'est ce que disait Michel Goya: On comprend que les hommes des brigades de manœuvre, ceux qui portent de loin la plus grande charge du combat et des pertes, se sentent un peu seuls entourés de beaucoup d’hommes en uniforme qui prennent peu de risques et où on n’est pas mobilisable à moins de 27 ans
  • l'Ukraine tiendrait le front "à l'économie" (toujours selon Michel Goya, ibid): en effet, la pénurie d'armes et de munition, combiné à l'ampleur des bombardements russes fait qu'en ce moment, d'avantage de troupes ukrainiennes sur le front aurait surtout pour effet d'augmenter les pertes. Les brigades sur le front ne seraient donc pas engagées à 100%.
  • des erreurs du commandement ukrainien et/ou des problèmes logistiques conduiraient à des situations où l'Ukraine manque de troupe et de munition à certains endroits du front, mais pas à d'autres.
  • un manque de rotation des brigades ukrainiennes ferait que les brigades sur le front seraient en sous-effectif car les pertes ne sont pas compensées dans ces brigades


Ces hypothèses (et/ou d'autres que je n'ai pas envisagées) peuvent bien entendu se combiner entre elles pour expliquer pourquoi il peut y avoir localement une supériorité numérique russe même si l'armée ukrainienne dispose théoriquement de suffisamment d'hommes pour affronter les Russes.



Problème de recrutements ?

On comprend mieux l'enjeu de l'affrontement entre Zelensky et l'ex-général en chef Zalujny au sujet d'une possible mobilisation. Zalujny voulait mobiliser 500 000 hommes supplémentaires (ce qui est considérable et, comme ont l'a vu, correspond à la taille de l'armée russe en Ukraine, ou au 2/3 de l'armée ukrainienne), Zelensky s'y opposait, jugeant le nombre actuel de troupes comme suffisant. D'une certaine manière, les deux ont raison. 

Oui, il devrait être théoriquement possible de tenir le front en utilisant mieux les troupes actuelles. Mais ce n'est très certainement pas suffisant pour reprendre une offensive, et les Russes, qui mobilisent chaque jour environ 1000 personnes supplémentaires, finiraient de toute manière par obtenir un avantage numérique décisif. De plus, Zalujny voulait remplacer une partie des volontaires qui se battent depuis maintenant plus de deux ans, les remplaçant par des mobilisés. Peuvent-ils pour autant recruter 500 000 personnes ? Probablement pas en comptant simplement sur les volontaires. D'où la nécessité de procéder à une nouvelle mobilisation.

Plusieurs articles se sont penchés sur la question. Un des plus complets est celui du financial times qui estime le nombre d'hommes encore mobilisables en Ukraine. Et, si ses chiffres sont fiables, il reste encore 3,7 millions d'hommes potentiellement mobilisables (c'est-à-dire qu'ils sont dans la bonne tranche d'age, valide et pas eoncore mobilisés). C'est à la fois beaucoup, en tout cas suffisant pour recruter 500 000 hommes de plus, mais en même temps très peu. Car ces hommes peuvent bénéficier d'exceptions (comme par exemple, les pères de famille nombreuses). Quand on compare au nombre de réfugiés, d'invalides, ou simplement d'hommes vivant dans les territoires occupés (eux aussi à peu près 3,7 millions), on voit que l'Ukraine n'a pas tant de marge que ça. 

En plus des 3,7 millions d'hommes mobilisables, il y a environ 1,2 million d'hommes dans la bonne tranche d'âge mais que les services gouvernementaux n'arrivent pas à contacter car ils ne sont pas enregistrés et/ou n'ont pas d'employeur. J'ai lu qu'en union soviétique (et par extension dans l'Ukraine post-soviétique), le courrier officiel était adressée non au domicile, mais au lieu de travail. La Russie a d'ailleurs le même système (et donc les mêmes problèmes) pour envoyer des ordres de mobilisation: tout passait par l'employeur (c'est en train de changer).

De plus, il existe de nombreux problèmes politiques et économiques à cette nouvelle mobilisation ukrainienne, comme le rapporte OSW (un think tank polonais): les centres de recrutement sont considérés comme inefficaces, bureaucratiques et corrompus. C'est pour remédier à ces problèmes que Zelensky avait viré tous les directeurs de centre de recrutement, pour les remplacer par des vétérans inaptes au combat. Mais OSW souligne que cette mesure n'a pas amélioré l'efficacité de ces centres de recrutement. Un autre problème, comme dit plus haut, est que les registres où sont listés les hommes mobilisables ne sont pas à jour. D'où la récente loi qui oblige tous les hommes à mettre à jour leurs informations militaires.

Le parlement ukrainien a d'ailleurs longuement débattu sur cette nouvelle loi de mobilisation (de décembre 2023 à avril 2024), signe que le problème est politiquement sensible, comme le soulignait Fabien Desprez. Est-ce que la nouvelle loi sera suffisante pour donner à l'armée ukrainienne les hommes dont elle a besoin ? Il est encore trop tôt pour le dire.

Enfin, il y a le problème des hommes refusant d'être mobilisés. Selon cet article, 650 000 hommes auraient fuit le pays (NB: je n'accorde pas beaucoup de crédit à cet article, qui ne cite aucune source pour ce chiffre). BBC donnait, en novembre 2023, le chiffre de 20 000 hommes évitant d'être mobilisés, soit en partant à l'étranger, soit en se faisant porter pâle. Si le phénomène existe, il est bien sûr largement exagéré par les pro-russes qui font tout pour ne pas voir l'immense détermination du peuple ukrainien, même après deux ans de conflit difficile, qui reste mobilisé et très confiant dans la victoire.



Conclusion

Il est vraisemblable que les problèmes d'effectifs et de recrutement sont réels, mais les raisons sous-jacentes sont peu ou pas rapportées par les média (qui se contentent de répéter la même phrase lapidaire, sans chercher à l'expliquer). Or, cette couverture médiatique incomplète donne une fausse image de la situation de l'armée ukrainienne. En particulier:

  • non, l'armée russe qui occupe l'Ukraine (450-500k) n'est pas plus nombreuse que l'armée ukrainienne (700-800k); la supériorité numérique n'est que locale
  • les problèmes d'effectifs ukrainiens sont peut-être dus à une mauvaise organisation, des erreurs de commandement et/ou un choix stratégique de défense a minima, pas à un manque d'hommes "dans l'absolu"
  • l'armée ukrainienne gagnerait en effet à mobiliser d'avantage, mais pour cela elle doit résoudre des problèmes économiques, politiques et d'organisation
  • il reste encore des hommes mobilisables, mais si l'Ukraine mobilise 500 000 hommes supplémentaires, elle atteindra probablement son maximum effectif; aller au delà demanderait un soutien économique et ,militaire plus fort de la part des occidentaux et la mobilisation des femmes ukrainiennes

Quoi qu'il en soit, l'Ukraine ne pourra pas résister indéfiniment; les Occidentaux parient peut-être sur le fait que la Russie s'effondrera avant l'Ukraine, mais c'est un pari qui est loin d'être gagné. Plutôt que de donner aux Ukrainiens juste de quoi ne pas perdre la guerre, il serait préférable que les Occidentaux lui donnent rapidement tout l'équipement nécessaire à sa victoire.


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