Comme je l'avais dit dans la première partie de cette analyse, une des premières choses qui frappe, quand on regarde la composition de l'armée ukrainienne, c'est la grand nombre de "types" de brigades, et la quasi-absence d'unités à un échelon supérieur aux brigades (division, corps ou armée). Or, ces deux caractéristiques constituent un handicap qui explique au moins en partie les difficultés actuelles de l'armée Ukrainienne. J'ai abordé la diversité des brigades dans la première partie, je vais donc m'intéresser au second problème: l'absence de division, corps etc pour structurer l'armée ukrainienne, et ses conséquences opérationnelles.
Chaîne(s) de commandement de la 100e brigade mécanisée, établie par SIRDO |
Les chaînes (de commandement) qui enchaînent
Il y a un an, je me demandais comment le commandement ukrainien pouvait fonctionner sans structure au dessus des brigades. A l'époque, il y avait relativement peu de documentation sur le sujet disponible publiquement. Maintenant, beaucoup de témoignages, analyses et données sont disponibles, et la réponse à ma question est: il fonctionne très mal. Et pour illustrer ce problème, on va parler de la 100e brigade mécanisée ukrainienne.
Cette brigade était à l'origine la 100e brigade de défense territoriale, originaire de Volyn, dans le nord-ouest de l'Ukraine. En mars 2024, elle est devenue une unité mécanisée, recevant des Marders puis des Bradleys (donc les meilleurs blindés dont disposent les ukrainiens). Cela montre qu'elle est considérée comme une unité d'élite, et est rattachée au 9e corps (qui regroupe bon nombre d'unités prestigieuses, comme la 47e brigade mécanisée et la 3e brigade d'assaut). Mais le 9e corps n'est pas une unité opérationnelle en charge d'un secteur du front. La 100e brigade mécanisée combat actuellement près de Toretsk, loin de la 3e brigade d'assaut (qui combat au sud-est de Kupyansk) et de la 47e (qui combat à Koursk).
La 100e brigade mécanisée dépend donc du "groupe tactique Luhansk" et du "groupe stratégique Khortytsia" comme indiqué sur le schéma ci-dessus. Mais ces groupes ne sont pas des unités comme des corps ou des armées, qui commanderaient un certain nombre de brigades; ce sont juste des quartiers généraux qui coordonnent l'action de brigades qui ne leur sont pas subordonnées hiérarchiquement. D'ailleurs, le commandant de ces groupes peut être d'un rang égal, voire même inférieur, au commandant d'une brigade. C'est le cas de la 100e mécanisée, commandée par le colonel Ruslan Tkachuk, alors que le "groupe tactique Luhansk" est lui aussi dirigé par un colonel.
Hiérarchiquement, la 100e mécanisée dépend du "commandement opérationnel ouest", responsable de la logistique, de l’entraînement et donc du remplacement de ses pertes, mais qui est loin du front et ne "voit" pas l'unité combattre. La 100e mécanisée est également subordonnée hiérarchiquement au 9e corps dont le rôle est pour le moins énigmatique.
Ce n'est donc pas une mais trois chaînes de commandement auxquelles cette brigade est soumise. A qui obéit-elle réellement ? Que se passe-t-il si les états-majors donnent des ordres différents ? A qui la brigade rapporte-elle ses pertes ? Qui décide si elle doit se replier, ou contre attaquer ? S'il y a un problème dans sa logistique (ou une erreur de commandement), qui est responsable et qui peut résoudre le problème ? Autant de questions qui sont relativement simples à répondre quand la chaîne de commandement est claire, mais qui posent problème avec l'organisation ukrainienne. Et qui ont des conséquences fatales.
L'enchaînement des erreurs
L'armée ukrainienne compte environ 120 brigades de première ligne, plus des brigades d'artillerie, de génie etc. Pour encadrer toute cette armée, il faudrait au moins un quarantaine de divisions (et/ou une vingtaine de corps d'armée). Or il n'y a aucune division et seulement 5 corps d'armée (dont le rôle est encore flou). Le fait que l'armée ukrainienne ne sont pas organisée de manière de manière classique a de nombreuses conséquences néfastes.
On a vu que, pour se coordonner, les Ukrainiens ont des "groupes tactiques" et "groupes stratégique" qui doivent gérer un secteur du front. Le problème est que, quand un secteur devient chaud et nécessite donc le déploiement d'un grand nombre de brigades, le groupe tactique doit alors gérer de 10 à 20 brigades différentes, voir même plus. A Bakhmut, début 2023, c'était pas loin de 30 brigades qui étaient, du moins en théorie, sous la responsabilité du "groupe tactique" local. Le problème est encore pire pour les "groupes stratégiques" qui peuvent avoir à gérer jusqu'à 60 brigades, sans comptés les nombreux bataillons "détachés". Aucun général, aucun humain ne peut gérer correctement une telle masse d'unités.
Aussi, il n'est pas étonnant que des erreurs tactiques et opérationnelles ont régulièrement lieu: mauvaise rotation de brigades, retrait d'une brigade laissant le flanc d'une autre brigade vulnérable, position-clef défendue par une unité faible... Voici quelques exemples qui ont coûté cher à l'Ukraine
- la chute de Soledar, en janvier 2023, position clef tenue par la 93e brigade qui a été prise par les Russes suite à la rotation de cette brigade et à son remplacement par des brigades plus faibles.
- la mauvaise défense d'Orechetyne en avril 2024: cette position-clef était défendue par un unique bataillon de défense territoriale, sa prise par les Russes a fait effondré toute une ligne de défense ukrainienne
- en juillet 2024, une erreur dans une rotation d'unités à Toretsk a offert aux Russes l'opportunité de prendre une ligne de défense qui tenait bon depuis 2014; depuis, la bataille pour la ville fait rage, mais les Ukrainiens finiront par la perdre
- en septembre 2024, dans la région de Koursk, les Ukrainiens avait acculé plusieurs milliers de soldats russes à Glushkovo, dos à la rivière; cependant, le point qui "verrouillait" la poche russe n'était défendu que par la 103e brigade territoriale, qui s'est faite défoncée par une puissante contre attaque russe, et enlevant aux ukrainiens tout espoir de tenir la région sur le long terme
- en octobre et novembre 2024, le front de Pokrovsk à Vuhledar s'est disloqué; certaines unités ukrainiennes furent abandonnées sur la ligne de front. Un commandant d'un bataillon de défense territoriale s'est suicidé quand on lui a ordonné de mener un assaut pour lequel son unité n'était pas équipé.
On voit que ces erreurs se sont multipliées ces derniers temps. Et qu'il y a un thème commun: une mauvaise évaluation de la valeur de certaines unités, trop faibles pour accomplir la tâche qui leur est confiée. Comme je l'ai dit dans la première partie, les unités ukrainiennes sont très hétérogènes, et deux bataillons, ou deux brigades, ne sont pas interchangeables, et il faut une bonne connaissance de chaque unité pour savoir quelle(s) tâche(s) elle peut accomplir. Les généraux commandant les "groupes tactiques" n'ont visiblement pas cette connaissance.
Alors, on peut simplement croire que les généraux responsables des "groupes tactiques" sont incompétents, que ce sont des fautes personnelles des commandants en question et qu'il suffit de trouver des généraux compétents pour résoudre le problème. Mais comme je le disais plus haut, personne ne peut gérer des groupes d'unités aussi importants, des erreurs arriveront fatalement, et ce d'autant plus régulièrement que les Russes font tout pour "mettre la pression" jusqu'à faire craquer les Ukrainiens.
Cette organisation en "groupes tactiques" étant loin d'être optimale (pour parler très poliment), on peut se demander comment les Ukrainiens en sont arrivés là et comment ils peuvent la changer.
Un bricolage de 2014 qui perdure
A la dissolution de l'URSS, les Ukrainiens avaient une organisation militaire classique: plusieurs divisions, regroupées dans trois corps d'armée. Mais l'armée ukrainienne était trop nombreuse pour un pays pauvre. Aussi les divisions furent dissoutes, pour ne garder que des brigades, et les corps d'armée furent transformés pour devenir les 4 "commandement opérationnels nord/sud/est/ouest". L'armée fit bien souvent les frais des restrictions budgétaires de l'état ukrainien, au point d'être dans un état lamentable en 2014.
Une telle évolution est logique dans un pays en paix et en grandes difficultés financières, et dont l'intégrité territoriale était reconnue, et censée être protégée,
par les 5 membres permanents du conseil de sécurité de l'ONU. Lorsque la Russie a envahit l'Ukraine en 2014, et qu'il a fallu combattre les forces russes (déguisés en "séparatistes ukrainiens") dans le Donbas, de très nombreux volontaires ont formés des bataillons hors de la structure militaire classique. C'est pour coordonner toutes ces troupes (régulières et irrégulières) que furent créer ces groupes tactiques.
Durant les années de "paix" entre 2015 et 2022, ces groupes tactiques furent réorganisés, passant de 5 à 3 puis 2 groupes opérationnels pour garder la "ligne de front" sur laquelle il n'y avait plus guère de combats. En 2022, lors de l'invasion à grande échelle, de nouveaux groupes tactiques furent créer dans l'urgence. Leur côté "souple et informel" n'était pas une mauvaise chose dans les premiers mois de la guerre, quand les fronts n'étaient pas figés. D'autant plus que l'Ukraine manquait d'officiers, et qu'il fallait former de nombreuses nouvelles brigades. Mais depuis la fin 2022, cette organisation est plus un frein qu'autre chose.
Occasions manquées
Il y a eu plusieurs occasions pour réformer la structure de l'armée ukrainienne. La première était de le faire pendant la période 2016-2022, quand la guerre était de faible intensité et que les unités de volontaires ont été intégrées dans les forces armées de l'Ukraine. Mais il faut comprendre qu'à l'époque, les "commandement opérationnels" avaient juste la bonne taille pour faire office de corps d'armée: chacun commandait 5 brigades mécanisée ou blindée, plus une brigade d'artillerie. Donc c'était gérable. Les "groupes tactiques" qui étaient responsables de la coordination sur le front de l'est était également de taille assez modestes et restaient "gérables". Il n'y avait donc pas d'incitation à réformer ce système, surtout en période de "paix".
Ce n'est qu'après l'augmentation de la taille de l'armée ukrainienne, en 2022, que le système a commencé à montrer ses limites. Et c'est en 2023 qu'une deuxième occasion a été manquée pour passer à un système Corps-Brigade. En effet, 12 brigades avaient été formées et entraînées (dont 9 par les Occidentaux) pour la contre-offensive ukrainienne, et les Occidentaux comptaient très probablement organiser ces brigades en deux corps de 6 brigades (les fameux 9e et 10e corps). Il est probable que les Occidentaux prévoyaient un plan semblable à celui décrit par le Colonel Goya.
Mais les Ukrainiens avaient d'autres plans. Rétrospectivement, il me parait clair que les Ukrainiens savaient qu'ils ne pouvaient pas percer les lignes russes et ont mené une contre-offensive minimale. Ils ont décidé de n'employer qu'une partie de ces 12 brigades pour la contre-offensive, et employer le reste pour renforcer d'autres secteurs du front. On peut argumenter que même pour le plan que les Ukrainiens avait choisi, il aurait été utile d'employer ces structures de corps, plutôt que d'en faire des coquilles vides qui s'ajoutaient aux "groupes tactiques" et "groupes stratégiques". Pourquoi ne l'ont-ils pas fait ? C'est une question qu'il faudrait poser au haut commandement ukrainien. Peut-être que, voyant les occidentaux ne leur donnant pas les armes nécessaires pour leur contre-offensive, les Ukrainiens ont jeté le bébé (= les conseils de réorganisation) avec l'eau du bain.
Une troisième opportunité était quand Sirsky a remplacé Zalujny à la tête de l'armée ukrainienne. C'était l'occasion de changer la structure de commandement. Or, rien n'a été fait; en effet, beaucoup des généraux qui ont été promus à ce moment-là (en particulier Sodol et Sirsky) étaient alors à la tête de ces groupes tactiques ou stratégique. Il est d'ailleurs remarquable que Sirsky était à la fois le chef des forces terrestres dans leur ensemble ET le chef du "groupe stratégique Khortytsia" qui gérait le front de Kupyansk à Toretsk. On peut donc penser que ces généraux sont pour que perdure le système actuel, malgré ses défauts flagrants.
Des embryons de réforme
Pourtant, il existe bien quelques tentatives pour créer ces corps d'armée dont l'Ukraine a besoin. L'exemple le plus abouti concerne le corps de l'infanterie de marine (qui ne dépend donc pas du commandement des forces terrestres). Le corps des marines compte:
- 4 brigades d'infanterie de marine (structurellement identiques à des brigades d'infanterie motorisée)
- 3 brigades de défense côtières, formées à partir de brigades de défense territoriales
- 2 brigades d'artillerie
- 1 brigade de drones(+ 1bataillon)
Le tout commandé par le 30e corps.
Jusqu'à peu, toutes ces unités étaient également regroupées près de Kherson. Hélas, ces unités ont ensuite été dispensées un peu partout pour colmater les brèches, plutôt que d'être employées en tant que corps d'armée.
En plus des 9e et 10e corps créés en 2023, le 11e corps a été créé en 2024. Il regroupe 3 brigades mécanisées, 1 brigade blindée et 1 brigade d'artillerie. Toutes ces unités sont relativement proches géographiquement, étant sur le "front de Liman" au nord de Siversk, à l'exception de la 61e brigade mécanisée envoyée à Kursk.
La création d'un 12e corps a aussi été annoncée récemment, mais semble encore être une coquille vide.
Conclusion
Le système de commandement ukrainien, reposant sur des chaînes de commandement multiples et des "groupes tactiques" et "groupes stratégiques" beaucoup trop vastes, est à la fois inefficace et favorise les erreurs tactiques et opérationnelles. Les Ukrainiens gagneraient à revenir à une structure plus classique comme un système Corps - Brigades, ce qu'ils disent avoir l'intention de faire. Cette réforme annoncée tarde à se mettre en place, même s'il y a déjà quelques structures qui existent et qu'il faut développer plus.
Les problèmes de l'armée ukrainienne sont structurels; c'est pourquoi ça ne sert à rien de changer les généraux; sans réforme structurelle, les mêmes problèmes resurgiront. Quand Zelensky a limogé tous les chefs régionaux des centres de recrutement en août 2023, les problèmes ont perduré car la structure n'a pas été changée.
Or, les réformes structurelles sont les plus compliquées à mettre en place, car il y a toujours des résistances internes. Elles ne peuvent se faire que s'il y a une volonté forte au plus haut niveau de la hiérarchie; autrement dit, seuls Zelensky et/ou Sirsky peuvent faire en sorte que cette réforme ait lieu. Mais le premier est surtout occupé à essayer de maintenir l'aide occidentale malgré le retour de l'ordure orange, et Sirsky, si on en croit plusieurs témoignages, passe son temps à micro-manager telle ou telle brigade ukrainienne (quand ce ne sont pas carrément des bataillons ou des compagnies), et à essayer de faire taire les critiques contre lui. Il y a donc peu d'espoir que les choses s'améliorent dans un proche avenir.
D'autant plus que celles et ceux qui demandent des changements dans l'armée ukrainienne ne mettent pas en avant ce problème de structure (quand bien même ils reconnaissent son existence): ils se focalisent plus sur les problèmes d’entraînement, de formation de nouvelles brigades ou sur les "généraux incompétents" sans comprendre que c'est la structure actuelle de l'armée ukrainienne qui génère ces erreurs tactiques ou opérationnelles, et que c'est ça qu'il faut changer en priorité.
Mais c'est sur que ces questions de structure de commandement attirent moins l'attention médiatique que, par exemple, les déboires des toutes nouvelles brigades, comme la 155e brigade mécanisée "Anne de Kiev" qui a beaucoup fait parler d'elle ces derniers mois, comme j'en parlerai dans la suite de cette analyse.
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