mercredi 28 février 2024

Estimations des pertes russes et ukrainiennes, fin février 2024

Cela fait maintenant deux ans que la Russie a lancé son invasion à grande échelle de l'Ukraine, et il est temps de faire une mise à jour des précédentes estimations que j'avais faites il y a 6 mois et il y a un an. Je vais suivre exactement la même méthodologie (décrite dans le billet d'il y a un an), en parlant d'abord des pertes matérielles puis des pertes humaines.

 


Les pertes matérielles

Comme précédemment, je m'appuie sur toutes les pertes confirmées par le désormais célèbre site Oryx. Ils ont continué leur travail de titan, et il y a actuellement près de 20 000 pièces d'équipement considérées comme perdues (détruites, endommagées ou capturées) par les belligérants: 14 573 pour les Russes, 5 235 pour les Ukrainiens au 27/02/2024.

On en est à un rapport de 2,8:1 en faveur des Ukrainiens en ce qui concerne les pertes matérielles prouvées, constant depuis la précédente estimation et légèrement inférieur à ce qu'il était il y a un an (3,1:1). Mais pour estimer le rapport réel, il faut bien entendu estimer quelles sont les pertes réelles (dont les pertes documentées ne sont qu'un sous-total) des deux camps. Comme précédemment, je m'appuie sur l'avis des analystes militaires (par exemple le Colonel Michel Goya) qui pensent qu'il faut multiplier les chiffres des pertes documentées par un facteur compris entre 1,3 et 2 pour obtenir les pertes réelles. Cela donne une fourchette de 18 900 à 29 100 équipements lourds perdus par les Russes, et une fourchette de  6 800 à 10 500 pour les Ukrainiens.

Il y a donc probablement un rapport de 1,8:1 à 4,3:1 en faveur des Ukrainiens en ce qui concerne les pertes matérielles réelles. Le Colonel Goya estimait (en juillet 2022) que les pertes russes étaient plus documentées que les pertes ukrainiennes (et donc qu'on serait plutôt dans le bas de la fourchette), mais j'ai du mal à croire que c'est encore le cas actuellement, chaque camp publiant un grand nombre de photos/videos.

Pour finir, je rappelle que ce rapport est aussi une première indication en ce qui concerne les pertes humaines; en effet, pour deux armées équipées sensiblement au même niveau, les pertes humaines et matérielles sont peu ou prou proportionnelles, avec quelques écarts possibles.

 

 

Les pertes humaines

Je vais surtout me concentrer sur les estimations du nombre de morts, en utilisant les mêmes méthodes que précédemment (où ces méthodes étaient expliquées).



Première méthode: estimation à partir du nombre d'équipement perdus


En suivant cette méthode (où chaque équipement perdu équivaut à 8 morts), et en utilisant mon estimation des pertes matérielles, j'obtiens:
Pour les Russes: de 150 800 à 232 200 morts
Pour les Ukrainiens: de 54 200 à 83 400 morts



Deuxième méthode: en corrigeant les chiffres donnés par les Ukrainiens

Le ministère de la défense ukrainien publie chaque jour un tableau des pertes russes (matérielles et humaines): 411 550 Russes éliminés (au 27/02/2024). Comme on peut comparer ce qui est déclaré à ce qui est confirmé par Oryx (pour les pertes matérielles), cela donne une estimation de la fiabilité de ces chiffres. Oryx confirme actuellement environ 27% des pertes russes déclarées par le ministère de la défense ukrainien. Il y a 6 mois, ce pourcentage était de 35%, et il y a un an, 45%. 

L'écart se creuse donc entre les deux chiffres, et cela peut s'expliquer de deux manières:

  • soit c'est parce que les Ukrainiens gonflent leurs chiffres dans un but de propagande, par exemple pour compenser le fait que sur le terrain, ils reculent. Ce serait donc les Ukrainiens qui seraient moins fiables
  • soit c'est parce que proportionnellement moins de vidéo sortent, le caractère répétitif des combats fait que l'intérêt est moindre qu'au début de la guerre. Ce serait donc Oryx qui serait moins fiable

De plus, cette baisse peut aussi s'expliquer parce que l'armée Ukrainienne vise spécifiquement l'artillerie russe (qui a un taux de confirmation plus faible que les blindés). A noter que, pour l'artillerie, Oryx recense environ 1000 pièces perdues par les Russes alors qu'environ 9 000 pièces (majoritairement de l'artillerie tractée) ont été retirées des stocks russes. Il est donc probable que, au moins pour les pièces tractées, les pertes recensées par oryx ne représentent qu'une faible partie des pertes réelles.

Je pense donc que c'est d'avantage un manque de documentation qu'une baisse de fiabilité des chiffres ukrainiens qui explique cet écart. Mais comme je ne peux pas le prouver formellement, je vais faire les calculs en utilisant ce taux de 27%, même si cela conduit à une petite sous-estimation des pertes russes.

L'inverse de 27%, c'est 3,7; autrement dit, les pertes annoncées par les ukrainiens sont, en moyenne, 3,7 fois plus élevées que les chiffres Oryx.  Donc, comme les pertes matérielles réelles (équipement) sont de 1,3 à 2 fois celles observées, il suffit de multiplier les chiffres donnés par le ministère ukrainien par 1,3/3,7 et 2/3,7 pour avoir les bornes inférieures et supérieures des pertes réelles. En supposant que le même facteur correctif peut être appliqué aux pertes humaines, on obtient:


Pour les Russes: de 144 800 à 222 700 morts
Pour les Ukrainiens: cette méthode ne peut pas être employée.


Méthode 2 bis: on peut aussi choisir un intervalle plus grand en estimant les pertes réelles entre le pourcentage de pertes confirmées (27%) et 100% du total annoncé par les Ukrainiens. Ce qui donne des pertes russes comprises entre 111 120 et 411 550 morts.
 
 

Troisième méthode: évaluation à partir des pertes de la DNR

La prétendue "république populaire de Donetsk" (DNR) publiait jusqu'à début décembre 2022 des tableaux détaillés de ses pertes, et donnait le chiffre de presque 4000 morts. On peut en déduire une estimation des pertes russes totales à cette date (environ 80 000 morts). 

Cependant, comme le décompte s'est arrêté il y a maintenant presque 15 mois, je ne pense pas que ça a grand sens d'extrapoler pour essayer d'en déduire les pertes actuelle. J'abandonne donc cette méthode.

Quatrième méthode: évaluation à partir du nombre d'officiers russes tués

Autre méthode employée par Xavier Tytelman. Utiliser le nombre d'officiers russes dont la mort en Ukraine a été confirmée (3600). Doubler ce nombre (pour considérer tous ceux dont la mort n'a pas été confirmée). Multiplier ensuite par 30 (d'après Tytelman, même s'il fait une confusion entre "pertes" et "morts" dans son analyse); on obtient alors 216 000 morts russes.
 
 
Cinquième méthode: se fier aux estimations faites par les services de renseignement/media

 

Comparé à l'an dernier, les estimations des pertes humaines par les services de renseignement occidentaux se font plus rares dans les média. 

En décembre, les USA évaluaient les pertes (morts et blessés) russes à 315 000, soit environ 105 000 morts si on considère un ratio de 2 blessés pour 1 mort. NB: ce chiffre est étonnamment faible, sachant qu'en septembre 2023 les USA évaluaient les pertes russes et ukrainiennes (morts et blessés) à "au moins 500 000" ce qui impliquait déjà des pertes russes supérieures à 300 000 à cette date.

Le 24 février 2024, le ministère de la défense britannique estimait qu'il y a environ 350 000 morts et blessés parmi les troupes  russes. Ce qui donnerait environ 115 000 morts en prenant le même ratio que précédemment.

Meduza.io, qui avait publié une étude en juillet dernier dans laquelle ils estimaient à 47 000 le nombre de morts russes en mai 2023, a mis à jour son estimation des pertes russes. Selon eux,  il y avait environ 75 000 morts russes en décembre 2023 (intervalle de confiance: 66k - 88k).

Mediazona (à ne pas confondre avec la source précédente, même si les noms se ressemblent, et qu'ils avaient co-publié l'étude meduza de juillet) a aussi fait un comptage individuel des morts russes: ils ont pu en identifier 45 123. NB: ce nombre est bien évidemment une sous-estimation du nombre réel de russes tués, qu'ils estiment plutôt au double (90 000).

On voit que, de manière générale, ces estimations sont relativement basses, bien plus faibles que celles obtenues par les méthodes précédentes. A noter également qu'il n'y a plus d'estimation des pertes ukrainiennes qui sont publiées dans les journaux, du moins plus d'estimations chiffrées, ces six derniers mois.


Conclusion


Bien que ne coïncidant qu'imparfaitement entre elles, ces différentes estimations donnent un ordre de grandeur des pertes matérielles et humaines: environ 175 000 morts côté russe, environ 75 000 morts côté ukrainien.


En terme de vraisemblance, je dirais qu'à l'heure actuelle (fin février 2024):

Intervalles probables (indice de confiance > 60%)
- les Russes comptent probablement de 150 000 à 210 000 morts
- les Ukrainiens comptent probablement de 60 000 à 90 000 morts


Intervalles très probables (indice de confiance > 95%)
- les Russes comptent très probablement de 110 000 à 250 000 morts
- les Ukrainiens comptent très probablement de 45 000 à 105 000 morts

NB: on ne parle là que des pertes militaires. Côté ukrainien, il faut aussi rajouter les pertes civiles, très importantes.


Volodymyr Zelensky a récemment annoncé que les pertes ukrainiennes étaient de 31 000 morts, et les pertes russes de 180 000 morts. Si son estimation des pertes ukrainiennes semble mensongère, il est possible qu'il a dit la vérité au sujet des pertes russes (pour donner du crédit au chiffre annoncé pour les pertes ukrainiennes ?). Ce chiffre est également cohérent avec ce que disait le général Zaluzhny début novembre 2023, quand il évaluait les pertes russes à "au moins 150 000 morts".
 
Enfin, je voudrais terminer en rappelant l'estimation que j'avais faite l'an dernier: environ 100 000 morts côté russe, environ la moitié côté Ukrainien. La seconde année de guerre aurait donc été moins meurtrière que la première, ce qui contredit l'impression générale qu'on a d'une guerre devenant de plus en plus meurtrière. De fait, les pertes "vérifiables" qui me servent d'indicateurs sont en baisse:
  • pour les chiffres oryx: la première année, les pertes matérielles étaient de 9400 pour les Russes, 3000 pour les Ukrainiens; la seconde, 5 100 pour les Russes, 2200 pour les Ukrainiens
  • pour les officiers russes: 2000 tués la première année, 1600 tués la seconde année

Les estimations faites par les services de renseignements sont également en baisse (relative). Ainsi, le 17 février 2023, les Britanniques estimaient les pertes russes entre 175 000 et 200 000; un an plus tard, ils les estimaient à 350 000. En faisant la différence, cela fait de 150 000 à  175 000 pertes russe pour la seconde année.

A contrario, les chiffres annoncés par le ministère de la défense ukrainien se sont envolés: 148 000 au bout d'un an, 411 000 au bout de deux ans, ce qui fait 263 000 morts russes la seconde année. On en revient donc à la question posée plus haut: les Ukrainiens gonflent-ils leurs chiffre ? Ou bien sont-ils toujours fiables, et c'est un manque de documentation qui nous empêche de constater l'ampleur des pertes russes ? Je penche plutôt pour la seconde hypothèse, mais sans en avoir la preuve.

Aussi, l'incertitude est bien plus grande sur les pertes des deux camps, et il faut prendre l'estimation que je fais ici avec beaucoup de prudence: j'ai fait de mon mieux avec les sources disponibles, tout en étant conscient que ces sources peuvent ne refléter qu'une partie de la réalité.

mardi 27 février 2024

Un an

Aujourd'hui, ce blog a un an. En un an, la guerre a bien changé: neutralisation de la flotte de la mer noire, livraisons de chars et missiles longue portée à l'Ukraine (en quantité insuffisante); montée en puissance de l'usage de drones FPV, diminution de 90% du soutien occidental (malgré les promesses) ce qui fait que l'Ukraine est actuellement en difficulté, et en même temps très peu: les lignes de front ont à peine changé (malgré la prise de quelques villes comme Bakhmut et Avdiivka), les pertes s'accumulent de part et d'autres, et si les personnes qui suivent attentivement cette guerre en comprennent mieux les enjeux et les rapports de force, ce n'est pas le cas ni des journalistes, ni des opinions publiques, ni même peut-être des gouvernements.

Toujours est-il qu'en un an, j'ai écrit 40 billets sur ce blog "Liens et analyses pour comprendre la guerre en Ukraine", donc près d'un billet par semaine:

  • 10 billets dans la catégorie "Liens" (c'est à dire des billets qui sont essentiellement des collections de liens hypertexte, sans analyse)
  • 22 billets dans la catégorie "Analyses"
  • 8 billets "autre" principalement des critiques d'articles parus ailleurs

 

D'après les statistiques fournies par la plateforme Blogger,  au total il y a eu seulement un peu plus de 10 000 vues et 58 commentaires, ce qui en fait un blog à l'audience très confidentielle. Un tiers de ces vues viennent des visiteurs du blog de Michel Goya "La voie de l'épée", ce qui n'est pas surprenant vu que j'ai créé ce blog principalement pour contourner les restrictions imposées aux commentaires du blog de Michel Goya (longueur, nombre de liens, etc). 60% des vues sont classées comme venant d'autres sites, ce qui est surprenant car je n'ai posté de liens vers ce blog que sur l'espace de commentaires de "La voie de l'épée" et sur quelques autres sites (Militaryland, Arret sur image). Je soupçonne qu'au moins une partie de ces vues "autres" sont en fait des robots qui parcourent toutes les pages Blogger. Ou alors, il s'agit d'une erreur de classification.

Autre statistiques intéressante: si on regarde d'où viennent ces vues, on trouve une très large majorité (6242) viennent de France, mais les deux pays suivants sont plus surprenant: il s'agit de la Russie (828 vues) et des USA (601 vues). L'Ukraine ne cumule que 95 vues. Je ne sais pas quelle conclusion if faut tirer de ces données géographiques.


Merci à tous les lecteurs. Ce blog continue, et, hélas, la guerre continue aussi.




lundi 19 février 2024

La chute d'Avdiivka

Moins d'un an après la prise de Bakhmut, et moins de 2 mois après la chute de Mariinka, Avdiivka (ou du moins ses ruines) est maintenant occupée par les Russes. Menacés d'encerclement et en manque de munitions, les Ukrainiens ont préféré abandonner la ville plutôt que d'essayer de la tenir à tout prix. Ce fut une bataille particulièrement longue et sanglante, et assez médiatisée dans sa dernière phase (à partir d'octobre 2023), mais qui a commencé dès les premiers jours de l'invasion russe, et même avant, car Avdiivka est sur la ligne de front depuis 2014, et c'est même là que l'armée russe avait repris les hostilités trois jours avant que Poutine n'annonce son "opération militaire spéciale" et que l'invasion de toute l'Ukraine ne commence.

 

Carte d'Avdiika et de ses environs (deepstate map)

 

La bataille d'Avdiivka (21 février 2022 - 17 février 2024)

Initialement, Avdiivka a très bien résisté aux premiers assauts russes, qui furent un échec complet les 3 premiers moins de la guerre.

A partir de mai 2022 (en vert sur la carte), les Russes ont commencé à progresser au nord-est d'Avdiivka. D'abord en prenant une petite ville, Verkhotoretsk, située à une douzaine de km au nord-est  d'Avdiivka. Puis en attaquant les villages suivants jusqu'à atteindre la route H20 en juillet 2022, où ils sont stoppés par les défenses ukrainiennes.

En octobre 2022 (en bleu sur la carte), Pisky, situé à une dizaine de km au sud-ouest d'Avdiivka est capturé par les Russes. C'est le début de la tenaille qui finira par avoir raison des défenses ukrainiennes. Mais malgré leur succès à Pisky, les Russes ne progressent ensuite que très lentement sur ce flan sud-ouest. Le front est un peu plus mouvant qu'au nord-est, les Russes gagnant parfois du terrain avant de se faire repousser. Mais jusqu'en octobre 2023, ce flan sud-ouest tient plutôt bien.

C'est en mars 2023 (en orange sur la carte), alors que la bataille de Bakhmut fait rage, que les Russes menacent sérieusement d'encercler Avdiivka. Ils franchissent la route H20 et prennent les villages Vesele et Krasnohorivka (situé en hauteur), et vont même jusqu'à Stepove avant de se faire repousser par les Ukrainiens.

En octobre 2023 (en rose sur la carte), les Russes lancent alors tout ce qu'ils peuvent contre Avdiivka, ce qui surprend les Ukrainiens. Malgré des pertes terribles, les Russes progressent un peu (surtout au nord-est). Ils prennent les dernières hauteurs que tenaient encore les Ukrainiens, et menacent très sérieusement un encerclement de la ville. Les Ukrainiens renforcent leurs flancs, et parviennent à stopper les russes à Stepove et dans l'usine chimique au nord d'Avdiivka. Et fin décembre, la situation des Ukrainiens semblait stabilisée, même si précaire.

Cependant, en janvier, les Russes, indifférents à leurs pertes, ouvrent de nouveaux axes d'attaques (en rouge sur la carte): d'abord, au sud de la ville, en contournant la place forte "zenith" par l'est, puis par l'ouest, la menaçant d'encerclement. Mais surtout, fin janvier, ils contournent l'usine chimique par l'est et pénètrent directement dans la ville, menaçant la seule ligne d'approvisionnement d'Avdiivka. Leur progression rapide dans la ville rend la position des Ukrainiens intenable. La 3e brigade d'assaut est appelée en renfort, mais n'arrivent pas à stopper les Russes. Ce qui ne laisse plus qu'une seule chose à faire: le retrait des troupes avant que l'encerclement ne soit complet, retrait qui est officialisé le 17 février 2024.



Une victoire russe, à la Pyrrhus

Pour Bakhmut, j'étais arrivé à la conclusion que, si c'était bien une victoire politique, stratégiquement c'était une défaite russe. Qu'en est-il d'Avdiivka ? Les choses sont plus claires: politiquement et militairement, c'est un succès russe. L'objectif était de prendre Avdiivka avant les "élections" russes, et il a été atteint dans les délais imposés par Poutine. La perte d'Avdiivka est bien plus douloureuse pour l'armée Ukrainienne que celle de Bakhmut, car contrairement à Bakhmut il n'y a pas de lignes défensives juste derrière la ville pour stopper les Russes. De plus, les Russes sécurisent un peu plus Donetsk, qui est un noeud logistique important pour eux.

Pour cette victoire, les Russes ont cependant payé le prix fort. L'estimation des pertes subies est toujours délicate à faire, mais on a au moins un ordre de grandeur: des centaines de chars et de véhicules blindés, des dizaines de milliers d'hommes. Rien que pour les 4 derniers mois, l'état-major ukrainien estime les pertes russes à 47186 hommes (tués et blessés), 364 tanks, 748 véhicules blindés, 248 pièces d'artillerie et 5 avions. Comme je l'ai déjà dit plusieurs fois, ces chiffres sont probablement un peu sur-estimés, et il faut retirer un tiers voire la moitié pour avoir une estimation plus raisonnable. A noter que, pour les blindés et les chars, les pertes visuellement confirmées atteignent près de 60% des chiffres annoncés par les Ukrainiens, et comme toujours, le chiffre des pertes réelles est supérieur à celui des pertes confirmées. Ce qui donne du crédit aux chiffres ukrainiens.

Et comme je l'ai rappelé plus haut, l'offensive russe depuis octobre 2023 n'est que le dernier épisode des assauts que les Russes ont menés pour s'emparer Avdiivka. Je ne retrouve plus la source, mais j'avais vu une estimation (datant du printemps 2023) qui disait que les Russes avaient perdu au total l'équivalent de 5 à 6 brigades mécanisées lors de leurs multiples assauts sur Avdiivka. Si on y ajoute les pertes de ces 4 derniers mois, on arrive à l'équivalent d'une dizaine de brigades russes qui auraient été perdues pour prendre Avdiivka (sur 2 ans). Le rapport des pertes étant d'environ 1:10 en faveur des Ukrainiens (du moins pour les pertes visuellement confirmées sur les 4 derniers mois), ces derniers ont dû perdre l'équivalent de 1 à 2 brigades en défense de la ville. Bien entendu, ces chiffres sont très approximatifs, mais ils permettent de se fixer un ordre d'idée:

  • les Russes ont perdu à peu près autant pour prendre Avdiivka (en 2 ans) que pour prendre Bakhmut (en 1 an)
  • les Ukrainiens ont perdu à peu près autant pour défendre Avdiivka (en 2 ans) que pour leur contre-offensive au sud (en 4 mois)

Donc la bataille fut sanglante, même si ce ne fut pas le pire dans cette guerre, et le rapport des pertes a été particulièrement défavorable aux Russes. Si ceux-ci peuvent revendiquer la victoire, il s'agit sans nul doute d'une victoire à la Pyrrhus.



Les faiblesses ukrainiennes

Il n'empêche que cette bataille, surtout ce qui s'est passé depuis le 15 janvier, pose beaucoup de questions sur la solidité de la défense ukrainienne. La défense d'Avdiivka s'est tout simplement effondrée, et les derniers jours ont été particulièrement chaotiques, entraînant plus de pertes que nécessaire.

La principale cause de cet effondrement est tout simplement le manque de munitions et de défense anti-aérienne, qui elle-même est la conséquence du blocage de l'aide américaine par les partisans de Donald Trump (en particulier, le speaker de la chambre des représentants, Mike Johnson). Sans ce blocage, sans cette pénurie, Avdiivka aurait probablement pu résister encore longtemps.

Mais d'autres facteurs ont pu également joué:

  • des défenses mal préparées
  • des troupes ukrainiennes usées par une trop longue période sur le front sans rotation: la 110e brigade mécanisée défendait Avdiivka depuis sa création, en mars 2022
  • et probablement, des erreurs du commandement ukrainien; l'envoi de 2 bataillons de la 3e brigade d'assaut a probablement été mal préparé, et ces renforts insuffisants pour faire face aux forces russes.

Ces trois points se sont conjugués quand les Russes, face à leur échec de leur tentative d'un "grand" encerclement (en passant au nord de l'usine / village de Stepove, et au sud en essayant de capturer Siverne), ont contourné les points forts ukrainiens pour s'infiltrer dans la ville. De fait, cette zone était essentiellement défendue par la 110e brigade mécanisée, qui, trop usée, a fini par céder.

Cela rappelle beaucoup la bataille de Soledar: un assaut massif des Russes qui attaquent sans se soucier de leurs pertes, certaines unités ukrainiennes devant tenir les flancs qui cèdent, les point forts sont encerclés, la défense urbaine ne se met pas en place, des renforts sont déployés à la va-vite et au final, une grande confusion règne et la retraite se fait dans le chaos.

Alors, on pourrait se désoler que les choses se répètent et que "les Ukrainiens n'ont rien appris", mais la vérité est que face à une telle situation, il est probable que n'importe qui serait dépassé et que, compte tenu des circonstances, le point positif est que les Ukrainiens ont pu retirer la majeur partie de leurs troupes, même si des dizaines d'ukrainiens, souvent blessés, ont été abandonnés, et certains exécutés par les Russes peu après leur capture.


Conclusion

Avdiivka est incontestablement une victoire russe. Plus que Bakhmut, plus que Mariinka, plus que tout ce qu'ils ont fait depuis juillet 2022. Cette victoire a été obtenue dans un contexte particulièrement défavorable aux Ukrainiens: l'arrêt de l'aide militaire américaine, avec les Européens qui ne montent pas assez vite en puissance pour compenser. Aussi, cette bataille illustre le fait que le sort de l'Ukraine se joue plus que jamais à Washington, où une victoire de Trump mettrait en péril l'Ukraine et l'Europe toute entière.

Et c'est pour ça que la défaite d'Avdiivka est peut-être une bonne chose pour l'Ukraine. En effet, elle renforce chez les Européens le sentiment d'urgence, et chez les Américains elle montre ce que sera la guerre si les USA arrêtent leur soutien. Comme l'expliquait Anders Puck Nielsen, la décision d'attaquer Avdiivka, ou même de mener une offensive cet hiver, est une erreur stratégique du "maitre stratège Poutine". Celui-ci avait tout intérêt à geler le conflit et à reconstruire son armée tout en endormant les Européens/Américains, et attendre 2025 (avec possiblement Trump au pouvoir) avant de relancer son offensive. Plutôt que d'obtenir une victoire militaire importante mais pas décisive. Si la prise d'Avdiivka pousse Mike Johnson à approuver l'aide à l'Ukraine et/ou fait gagner Joe Biden en novembre, Poutine s'en mordra les doigts. Mais ça, seul l'avenir nous le dira.


lundi 5 février 2024

Contre-offensive ukrainienne : bilan du mois de janvier

Comme chaque mois, voici un petit bilan du mois de janvier 2024, à mettre en perspective avec les constats que j'avais fait fin juin, fin juillet, fin août, fin septembre, fin octobre, fin novembre et fin décembre 2023.

Et je suis désolé de devoir commencer ce bilan en répétant toujours la même phrase: le front n'a quasiment pas bougé malgré l'intensité des combats. Les avancées russes sont toujours faibles. Avdiivka tient toujours, et après les multiples échecs russes visant à encercler la ville, les Russes sont engagés dans un assaut frontal forcément coûteux pour essayer de prendre la ville. Ils attaquent aussi un peu partout sur la ligne de front et ont réussi à prendre quelques villages.



L'année 2024 commence mal pour l'armée russe

Je rappelle les pertes russes telles qu'annoncées par les officiels Ukrainiens dans les 4 catégories à surveiller: Artillerie, MLRS, DCA et équipements spéciaux. Pour chacune, je vais donner les chiffres mensuels habituels (c'est-à-dire jusqu'à février 2023) puis les chiffres de mars > avril > mai > juin > juillet > août > septembre > octobre  > novembre > décembre 2023 > janvier 2024

  • Artillerie (de 100 à 200/mois): 290 (mars) > 238 (avril) > 553 (mai) > 688 (juin) > 677 (juillet) > 691 (août) > 947 (septembre) > 873 (octobre) > 682 (novembre) > 555 (décembre) > 731 (janvier)
  • MLRS (de 10 à 65/mois): 48 (mars) > 17 (avril) > 31 (mai) > 57 (juin) > 67 (juillet) > 36 (août) > 63 (septembre) > 47 (octobre) > 66 (novembre) > 33 (décembre) > 31 (janvier)
  • DCA (de 5 à 40/mois): 32 (mars) > 16 (avril) > 38 (mai) > 56 (juin) > 73 (juillet) > 38 (août) > 37 (septembre) > 25 (octobre) > 39 (novembre) > 23 (décembre) > 40 (janvier)
  • Équipement Spécial (de 10 à 30/mois): 66 (mars) > 63 (avril) > 99 (mai) > 122 (juin) > 138 (juillet)  > 113 (août) > 102 (septembre) > 84 (octobre) > 108 (novembre) > 144 (décembre) > 184 (janvier)

Ces chiffres sont de nouveau en hausse (et pour les équipements spéciaux, c'est un nouveau record). Le plus surprenant est que cette hausse des pertes russes se fait dans un contexte d'une pénurie de munition de plus en plus criante côté ukrainien. Au final, le mois de janvier 2024 est le 2e mois le plus destructeur, avec 2,9k équipements perdus par les Russes (le record étant de 3k, en octobre 2023). Côté pertes humaines, après un mois de décembre record, les chiffres sont un peu redescendu, avec 26 000 Russes éliminés, mais cela reste très élevé.

Et ce mois-ci, c'est surtout les VKS (armée de l'air russe) qui ont souffert, avec notamment la perte d'un avion-radar A-50U et d'un avion Il-22M (rentré à la base après avoir été sévèrement touché en vol) dans ce qui semble être une embuscade aérienne particulièrement réussie. La perte du A-50U est littéralement irremplaçable, cet avion très rare et très coûteux n'étant plus produit et les VKS n'en disposant que d'une dizaine d'exemplaires  en état de fonctionnement (au mieux).

De plus, les Ukrainiens ont encore eu des succès dans leurs frappes à longues distances, que ce soit avec les des drones ou avec des missiles SCALP-EG. Au mois de janvier, plusieurs raffineries près de Saint-Petersbourg et d'autres situées près la la mer noire furent touchées, réduisant les exportations de pétrole russe de 37%. De plus, des frappes de QG russes ont peut-être tué plusieurs officiers supérieurs. D'ailleurs, où est Gerassimov ? Il n'est plus apparu en public depuis la frappe du 2 janvier. 

NB: Je ne crois pas aux rumeurs de la mort de Gerassimov. Mais c'est amusant de renverser la propagande des pro-russes qui disent régulièrement avoir tué Zalujny, Budanov etc dès qu'un de leurs missiles frappe un immeuble d'habitation à Kyiv.


 

Échec de l'offensive russe

Cela fait bientôt 4 mois que les Russes attaquent intensément sur tout le front, accumulant les pertes  pour des gains territoriaux très modestes, autrement dit c'est la même durée que l'offensive d'été ukrainienne telle que la considère les analystes militaires (juin-septembre 2023). Comme je l'ai déjà dit, je ne suis pas d'accord avec ce découpage, je considère que depuis mars 2023, les Ukrainiens sont toujours dans une même "séquence" de contre-offensive qui a pour but stratégique de mettre l'armée russe "KO debout" en dégradant ses capacités dans certains domaines précis: artillerie, défense anti-aérienne, radars, et que cette "séquence" est ce qui peut être considéré comme la "contre-offensive ukrainienne". Mais comparons quand même les avancées ukrainiennes de juin à septembre, et les avancées russes d'octobre à janvier.

En quatre mois, les Ukrainiens ont avancé d'environ 300 km2, ont repris 12 villages (complètement en ruine) et n'ont pas atteint leur objectif minimal (Tokmak). En quatre mois, les Russes ont avancé d'environ 200 km2, ont pris seulement 2 ou 3 villages (complètement en ruine) plus les 10% de Marinka qui n'étaient pas encore sous leur contrôle et n'ont pas atteint leur objectif minimal (Avdiivka). Tout en ayant au moins trois fois plus de pertes que les Ukrainiens. C'est d'ailleurs cette offensive infructueuse qui permet aux Ukrainiens de détruire toujours plus d'équipements et de troupes russes alors qu'ils doivent rationner leurs munitions. Donc si on considère l'offensive ukrainienne a été "un échec", on doit qualifier l'offensive russe de "désastre"

Pourtant, les journalistes ne la qualifient jamais ainsi. Tout d'abord, parce qu'ils ne comprennent généralement rien à la guerre et se contentent de répéter un narratif facile ("la contre offensive ukrainienne a été un échec") sans regarder le contexte ni s'intéresser aux pertes russes. Mais aussi, parce que la situation des Ukrainiens est loin d'être idéale, leur manque de matériel, d'hommes et de munitions fait que l'offensive russe n'est pas terminée malgré toutes les pertes qu'ils ont subit. La situation des Ukrainiens à Avdiivka est toujours précaire, et il est possible que la ville tombe d'ici quelques mois. Cela n'est pas dû à la force de l'offensive russe, ou à une erreur ukrainienne, mais simplement parce que l'aide américaine a été stoppée et que les Européens n'arrivent pas à prendre le relais, faute d'avoir anticipé l'effort qu'ils doivent maintenant faire pour permettre à l'Ukraine de ne pas perdre (sans même parler de victoire).

 


Perspectives à long terme

En ce début d'année, beaucoup d'analystes militaires essaient de répondre: "à quoi va ressembler la guerre en 2024" ? Et la plupart s'accordent pour dire que ce sera difficile pour l'Ukraine, pour la raison mentionnée plus haut: l'aide des USA est encore bloquée par les partisans de Trump, qui est le favori pour gagner l'élection présidentielle en 2024. Et Trump déteste l'Ukraine, même si une majorité de républicains est favorable à l'Ukraine, le "culte du chef" est suffisamment fort pour que Trump puisse réussir à imposer ses vues. Or, sans l'aide américaine, les chances de victoire de l'Ukraine sont quasi-nulles. Et il n'est pas certain que l'Ukraine puisse résister simplement avec l'aide européenne, même si celle ci augmente. D'ailleurs, cette augmentation est bien trop faible; en particulier, la France doit faire un effort bien plus important pour produire et livrer armes et munitions à l'Ukraine. Une pétition qu'il faut signer, si ce n'est pas déjà fait, circule à ce propos depuis quelques jours.

D'un autre côté, les choses ne sont pas bien meilleures pour les Russes. Militairement, leurs avancées en ce moment sont infimes (et leurs pertes considérables) alors même que l'Ukraine est au plus bas. Et comme le souligne Perun dans une vidéo récente, c'est une très mauvaise chose pour les Russes. Cela signifie que, même si l'aide occidentale s'affaiblit, la victoire russe est loin d'être assurée. D'ailleurs, le fait que les Russes progressent si peu malgré un "RapFeu" d'au moins 5:1 (c'est à dire qu'ils tirent au moins 5 fois plus d'obus que les Ukrainiens) est, à mon avis, le signe que la stratégie Ukrainienne d'affaiblissement de l'artillerie russe fonctionne. Même si les Russes arrivent à remplacer hommes et matériel, le matériel de remplacement sera toujours plus vieux, et les hommes moins entraînés, ce qui diminue l’efficacité globale de l'armée russe.

L'armée russe a largement puisé dans les réserves datant de l'union soviétique pour maintenir son armée en état de combattre. Or, ces stocks, aussi grands soient-ils, se vident rapidement et l'industrie russe n'a tout simplement pas les moyens de compenser les pertes. Leur campagne de missile hivernale a commencé très tardivement et, si les deux premières vagues ont été importantes, les deux suivantes ont été bien plus modestes (une quarantaine de missiles). Et il n'y a eu que 4 vagues en 1 mois, ce qui est peu comparé à l'an dernier. Les Russes utilisent bien moins de missiles que l'an dernier, probablement parce que leur stock pré-guerre est épuisé et que l'industrie n'arrive pas à produire assez. Les frappes à longue distance ne sont d'ailleurs pas à l'avantage de la Russie, l'Ukraine obtenant de bien meilleurs résultats malgré des moyens bien plus modestes.

Donc, dans un sens comme dans l'autre, la situation peut évoluer et un des deux adversaires peut arriver au point de rupture plus rapidement qu'on ne le pense. Une chose est sure: l'Ukraine ne craquera que si l'occident l'abandonne et les conséquences seraient alors terribles. Pas seulement pour les Ukrainiens, mais pour le monde entier.

L'armée ukrainienne manque-t-elle d'hommes ?

Ces derniers temps, on lit souvent, dans la presse, que l'armée russe est "en supériorité numérique" et que l'armée ukrain...