dimanche 23 juillet 2023

Etat des lieux - les nouvelles brigades ukrainiennes


Soldats de la 47e brigade mécanisée

Depuis le 1er janvier 2023, l'Ukraine a annoncé la formation de 36 nouvelles brigades dans le but explicite de mener leur contre-offensive. NB: certaines de ces brigades sont entièrement nouvelles (notamment celles équipées et entraînées par les occidentaux); d'autres ont été formées à partir de bataillons existants; quelques unes (dans la garde offensive) sont simplement des anciennes brigades qui ont été renommées.

Quelles informations avons-nous sur ces 36 brigades ? Je vais faire un résumé de ce que l'on sait en terme d'équipement, de d'entraînement ou de déploiement et des pertes subies. Principales sources: Oryx pour les pertes, Militaryland pour le gros des infos et @pouletvolant3 ( + Militaryland) pour le déploiement des unités.



Quelques remarques pour comprendre la suite:

  • je divise le front "est" en 4 secteurs (Kupyansk, Lyman, Bakhmut et Adiivka) et le front "sud" en deux axes d'attaque (Melitopol et Berdiansk). C'est bien sûr très grossier
  • j'emploie le conditionnel ("serait sur l'axe Berdiansk") pour les unités qui apparaissent sur les cartes à proximité de la ligne de front, mais dont on n'a pas ou peu de vidéo/photo pour déterminer leur localisation exacte
  • concernant l'équipement, les infos viennent soit des documents du Pentagone, soit de photos prises à l’entraînement ou sur le champ de bataille. Ces informations sont parfois contradictoires

 

Brigades mécanisées

15 nouvelles brigades d'infanterie mécanisée ont été annoncées

  • 21e serait du coté de Lyman. Elle est déjà au combat (ou du moins son artillerie l'est). Les documents du pentagone disent qu'elle serait équipée avec des T64 et des véhicules blindés CVRT, Bulldog, mais on a une preuve visuelle qu'elle opère (au moins en partie) sur des CV90 suédois 
  • 22e serait du côté de Bakhmut
  • 23e a participé aux assauts (axe Berdiansk). Elle a perdu plusieurs véhicules blindés lors de la libération de Novodarivka
  • 31e a libéré Rivnopil. Il semble qu'elle est équipée avec des MaxxPro, et qu'elle en a perdu plusieurs début juin.
  • 32e serait du coté de Kupyansk. Les documents du pentagone disent qu'elle serait équipée avec des T72 et MaxxPro, mais elle aurait reçu aussi des Bradleys
  • 33e a participé aux assauts (axe Melitopol). Les documents du Pentagone disent qu'elle serait équipée avec des Leopards2 et MaxxPro, mais il semble que les Ukrainiens ont préféré donner les Leopards2 à la 47e (la 33e recevant les T55S à la place ?)
  • 41e (aucune info)
  • 42e serait du côté de Siversk
  • 43e en formation
  • 44e en formation
  • 47e a participé aux assauts (axe Melitopol). C'est la brigade qui est équipée avec les Léopards 2 et les Bradleys, et qui a de loin subit le plus de pertes (pour des gains territoriaux insignifiants). Cette brigade a perdu au moins 10 Léopards 2 et 35 Bradleys. Soit un gros tiers de ses équipements blindés.
  • 88e serait du côté de Kupyansk
  • 116e en formation
  • 117e serait sur l'axe Melitopol. Les documents du pentagone disent qu'elle serait équipée avec des PT91 et M113
  • 118e serait sur l'axe Melitopol. Les documents du pentagone disent qu'elle serait équipée avec des T72 et M113

 

Brigades de la garde offensive (garde nationale)

Ce sont principalement des unités qui existaient déjà sous une forme ou une autre dans la garde nationale.

  • 1ere "Bureyiv"  a participé à la défense de Bakhmut. Serait actuellement sur l'axe Berdiansk
  • 3e "Spartan"  a participé à la défense de Bakhmut. Serait actuellement sur l'axe Melitopol
  • 4e "Rubizh" serait du côté d'Adiivka
  • 12e "Azov" a participé (et a été détruite) à la défense de Marioupol. A été reconstituée. Serait actuellement sur l'axe Melitopol. NB ils utilisent des canons français TRF-1
  • 13e "Katia" aucune info, à  part qu'ils auraient participé à la défense de Bakhmut
  • 14e "Chervona Kalyna" serait du côté de Siversk
  • 15e "Kara-Dag" serait actuellement sur l'axe Melitopol
  • "Lyut" (police) en formation
  • "Staleyvy Kordon" (garde frontières) a participé à la défense de Bakhmut. Peut-être actuellement du côté d'Adiivka


Brigades "de réserve" 

Il y a assez peu d'informations sur ces brigades, et je n'ai pas vraiment compris le concept. Est-ce quelque chose d'équivalent au BARS russe ? Toujours est-il que la formation de 5 brigades a été annoncée, et une d'entre elles serait déjà déployée.

  • 141e  (aucune info)
  • 142e serait sur le front Adiivka
  • 143e  (aucune info)
  • 144e  (aucune info)
  • "Consolidated Rifle Brigade" c'est une unité de l'armée de l'air, probablement formée à partir des fusiliers qui gardent les bases aériennes. A part cela, aucune information sur cette brigade

 

Autres brigades

  • 13e Jager (aucune info)
  • 37e Marine a participé aux assauts (axe Berdiansk). Equipée par des Mastiff et des AMX10-RC. A sans doute subi des pertes relativement importantes (au moins 4 AMX10-RC, plusieurs autres véhicules blindés)
  • 38e Marine serait sur l'axe Berdiansk
  • 47e artillerie  a participé aux assauts (axe Berdiansk)
  • 48e artillerie  (aucune info)
  • 49e artillerie  (aucune info)
  • 82e assaut aérien serait sur l'axe Berdiansk. Est équipée de chars Challengers 2, de blindés Strykers, Marders et M113


Conclusion


Sur les 36 brigades nouvellement formées:

  • 6 ont participé à des actions offensives: 47e artillerie, 23e, 31e, 33e, 47e mécanisées et 37e Marine
  • 17 seraient déployées à proximité de la ligne de front (en position défensive, ou en seconde ligne)
  • 4 seraient encore en formation/entraînement; les informations les concernant pouvant dater un peu, il est possible que ces brigades ont terminé l'entrainement et sont déployées, mais elles n'apparaissent pas sur les cartes
  • pour les 9 dernières, je n'ai trouvé aucune information. Peut-être qu'elles n'existent que sur le papier. Peut-être qu'elles sont à l'entraînement, ou même déjà opérationnelle. On sait juste qu'elles n'ont pas été engagées dans des opérations offensives.

 

L'équipement de ces brigades laisse apparaître de nombreuses contradictions avec les informations provenant des documents ayant fuité du Pentagone début mars 2023. Les brigades ont peut-être été réorganisées (que ce soit une volonté propre des Ukrainiens, ou en coopération avec l'OTAN), ou peut-être que les informations qui avaient fuité étaient tout simplement fausses.


En ce qui concerne les pertes, la 47e brigade mécanisée a subit de lourdes pertes matérielles: on a la preuve visuelle de la perte d'un gros tiers de ses chars Léopards 2 et de ses M2 Bradleys. Son potentiel de combat a certainement été affecté dans des proportions similaires, et comme c'est la brigade la mieux équipée de toute l'armée ukrainienne, cela constitue un revers significatif, d'autant plus qu'il semble y avoir des problèmes de commandement dans cette brigade. Cela dit, il semble que le matériel détruit a permis dans l'ensemble de protéger leurs équipages, et l'équipement peut être en partie remplacé / réparé.


Pour les autres brigades, les pertes ont été ce à quoi on pouvait s'attendre pour des brigades à l'offensive face à un ennemi bien retranché. Il semble que les pertes ont été limitées à environ 10% de l'équipement total de ces brigades.

 

Dans l'ensemble, l'armée ukrainienne a réussi à générer et équiper une force significative, et dont le potentiel de combat est quasiment intact (vu le peu de brigades engagées en offensive jusqu'à présent). Ces nouvelles brigades viennent renforcer les brigades existantes et qui semblent elles aussi bien équipées et entraînées. Les "analystes" (propagandistes pro-russe) qui s'imaginent que la "contre-offensive ukrainienne est un échec" ou que "l'armée ukrainienne est sur le point de s'effondrer" n'ont rien compris à la force actuelle de l'armée ukrainienne.


dimanche 9 juillet 2023

Contre-offensive ukrainienne: un bilan mitigé (3)

La première partie est ici, la deuxième est ici. Je rappelle qu'il s'agit d'une réaction à la série de billets du Colonel Michel Goya: L'offensive ukrainienne est-elle un échec ? (1) et (2) et que le titre (comme celui du billet de Michel Goya) ne reflète pas la conclusion de mon analyse, il n'est là que tromper ceux qui ne lisent que les titres. C'est aussi une référence à l'excellent sketch d'Alexandre Astier: Physique quantique : un bilan mitigé.

NB: du fait des changements dans la politique de Twitter, il y a moins de liens que d'habitude
 
 
 
Dans la première partie, j'avais émis l'idée que l'Ukraine a une stratégie à long terme, et qu'à chaque "phase" de cette guerre elle a cherché à éroder ce qui faisait la force des Russes (actuellement l'artillerie) et à taper la logistique.
Dans la seconde, j'ai pointé un certains nombre de problèmes dans l'offensive ukrainienne qui font qu'on s'interroge sur ce que les Ukrainiens cherchent à faire avec leur contre-offensive qui semble voué à l'échec.

Ici, je vais montrer que la stratégie d'attrition à long terme donne du sens à ce qui nous apparaît comme une contre-offensive ratée, et que les opérations offensives actuelles sont juste une préparation intensive de ce qui pourrait être la "véritable contre-offensive" ukrainienne.


Les chiffres ukrainiens sont-ils fiables ?


Dans cette troisième partie, je vais beaucoup m'appuyer sur les pertes russes telles que déclarées chaque jour par le Ministère de la Défense ukrainien. Comme ce sont des annonces purement déclaratives (sans aucune preuve apportée) faite par un des deux belligérants, la question de la fiabilité de ces chiffres se pose évidemment. Et le meilleur moyen d'évaluer la fiabilité de ces chiffres, c'est de les comparer aux chiffres d'Oryx qui répertorie les pertes visuellement confirmées. C'est ce que fait Ragnar Bjartur, un analyste de données islandais, sur son site où il donne beaucoup de statistiques.

Globalement, les pertes matérielles recensées par Oryx sont environ moitié moindre que celles annoncées par les Ukrainiens. Sachant que les chiffres d'Oryx sont probablement sous-estimées d'au moins 30%, j'applique la règle suivante aux chiffres des Ukrainiens pour avoir une "bonne" estimation: je retire 1/3 au total annoncé par les Ukrainiens. En effet, supposons que les Ukrainiens annoncent 100 pertes et que Oryx n'en recense que 50. On a oryx+30% = 65 pertes. ukrainiens -1/3 (33%) = 67 pertes. On retrouve donc sensiblement la même estimation.

Cependant, il faut signaler que ce ratio d'environ 50% est désormais plus bas: il est actuellement de 38% (selon les calculs de Ragnar Bjartur). On peut bien sûr imaginer que les Ukrainiens ont décidé, il y a 3 mois, de "gonfler" soudainement les chiffres qu'ils annoncent, mais je n'y crois pas trop (pourquoi un tel changement abrupte?) et surtout, il y a des explications plus rationnelles. Une première explication possible à cette baisse récente (ca date de moins de 3 mois) est que Oryx a fait une pause en avril et que, même s'ils essaient de maintenir le rythme, il est clair qu'ils ont trop de pain sur la planche et qu'ils ont peut-être un "backlog" (ensemble d'images non traitées faute de temps) qui augmente chaque jour en ce moment. Autrement dit: il y a beaucoup plus de pertes récentes (depuis avril) que ce que comptabilise oryx.  Mais surtout, cette baisse s'explique parce que les ukrainiens annoncent depuis mai d'importantes pertes en artillerie.


Or, si j'ai dit que les pertes matérielles recensées par Oryx sont environ moitié moindre que celles annoncées par les Ukrainiens, cela varie beaucoup en fonction des catégories. Le ratio est plus élevé pour les bateaux (65% des pertes confirmées), il est d'environ 50% pour les chars, blindés et camions, mais seulement 25-30% pour les avions et hélicoptères, 15% pour l'artillerie et moins de 10% pour les drones. Comment interpréter ces différences ? Pour les avions et hélicoptères, la différence vient essentiellement des 3 premiers mois (février-mars-avril 2022); si on exclut ces trois mois, on en revient à un ratio proche de 50%. On peut imaginer que, dans la confusion des premières semaines, les Ukrainiens ont largement surestimé les pertes aériennes russes (plus difficile à estimer que les pertes terrestres). Mais il est aussi possible que Oryx a manqué beaucoup de pertes russes: en effet, pour avoir une preuve visuelle de ces pertes, il faut retrouver l'épave de l'avion, qui peut tomber littéralement n'importe où (y compris dans des endroits peu voir pas fréquentés, ou en Russie). Au contraire des épaves de chars, blindés et camions qui ont tendance à s'accumuler le long de route nécessairement plus fréquentées. Le problème est pire pour les drones: combien sont abattus sans que les Ukrainiens se donnent ensuite la peine de retrouver leurs épaves ? Pour les premiers Shahed-131/136 abattus, il y avait un intérêt à retrouver l'épave. Pour les centaines de Shahed suivant, l'intérêt devait être bien moindre. On peut penser que les Ukrainiens comptent également des drones plus petits, qui ne sont pas comptabilisés par Oryx


Pour l'artillerie, c'est pareil: il y a de bonnes raisons de penser que ces pertes sont moins souvent documentées, et donc que la sous-estimation oryx est plus forte:
  • les pièces d'artillerie peuvent être repérées par des radars de contre-batteries et détruites sans laisser aucune preuve visuelle
  • idem si elles sont repérées par l'action, derrière les lignes ennemis, de partisans ou d'unités des forces spéciales; ceux-ci ne vont certainement pas publier des vidéo qui pourraient compromettre leur mission principale
  • les pièces détruites sont loin de la ligne de front. Plus difficile de les photographier. Surtout qu'elles vont plutôt être positionnées à des endroits où il est plus facile de se camoufler, pas nécessairement les coins les plus fréquentés.
  • les pièces endommagées peuvent facilement être évacuées, contrairement aux tanks endommagés sur le champ de bataille et qui sont souvent abandonnés sur place (et peuvent donc être plus facilement photographiés).
  • il est également possible que les ukrainiens compte dans la catégorie "artillerie" certaines pièces qu'Oryx ne répertorie pas, comme de petits mortiers, ce qui peut là encore expliquer les différences entre les deux chiffres


Notons que ces taux de confirmation entre les différentes catégories ne datent pas d'avril dernier, et qu'ils suivent une certaine logique: plus un équipement est facilement photographiable, plus il y a d'accord entre les chiffres Oryx et les chiffres des officiels ukrainiens. Alors certes, on peut penser que les estimations ukrainiennes sont un peu moins fiables pour ces catégories, mais qu'on peut quand même se baser sur ces annonces ukrainiennes (en leur appliquant une décote de 1/3 voire 1/2) pour estimer les pertes russes, plutôt que sur les chiffres d'Oryx. Je fais également l'hypothèse que cette fiabilité n'a pas diminué ces trois derniers mois et reste dans la même fourchette. Avec ces hypothèse, voyons à quoi ressemble la "contre-offensive ukrainienne" quand on se base sur ces données.


Des pertes russes significatives


En se basant sur les chiffres du ministère de la défense Ukrainiens (synthèses mensuelles) on remarque les tendances suivantes:
  • concernant les équipements spéciaux, alors que les pertes mensuelles oscillait entre 10 et 30 jusqu'en février 2023, les pertes augmentent considérablement: 66 en mars, 63 en avril, 99 en mai, 122 en juin. Or, cette catégorie regroupe les radars, les équipements EW, les équipements d'ingénierie, bref ce qu'il faut pour ériger des positions défensives et se protéger des drones. Il y a donc une volonté ukrainienne de cibler spécifiquement ces équipements, qui étaient jusque là relativement peu touchés
  • concernant la DCA et les MLRS, l'évolution est moins marquée, mais les pertes (depuis mars 2023) sont supérieures à la moyenne. Les pertes en camions en juin sont aussi très supérieures à la moyenne
  • l'évolution de l'artillerie est impressionnante: 553 pièces en mai, 688 pièces en juin, ce sont des chiffres conséquents, au delà du double de la moyenne mensuelle.

On voit donc que, si la stratégie des Ukrainiens est bien de taper sur ce qui fait la force de l'armée russe actuelle, le mois de juin n'est certainement pas un échec. L'attrition des équipements russes s'accélère. Et les premiers chiffres de juillet semblent montrer que ce mois verra également des pertes russes très importantes. Le fait que certaines catégories (artillerie, équipement spéciaux) sont particulièrement touchées indiquent qu'il y a une stratégie générale de "chasse aux équipements spécifiques" qui est faite depuis maintenant le mois de mars 2023 et qui s'est accélérée en mai et juin. Cette chasse se fait à l'aide de l'artillerie et des drones, avec en particulier des milliers de drones "FPS" qui sont envoyés chaque mois détruire de l'équipement et des positions russes. On parle beaucoup des drones russes "Lancet" qui arrivent à détruire des pièces d'équipement précieuses. Mais pour chaque vidéo de Lancet russe faisant mouche, il y a 10 vidéos de drones FPS ukrainiens qui détruisent leur cible. Pour mesurer le succès actuel, la surface du terrain repris est moins importante que le nombre de pièces d'équipement perdues par les Russes (en particulier l'artillerie/MLRS, la DCA et les équipements spéciaux).

Mais si la stratégie ukrainienne est de détruire les équipements russes à distance, pourquoi avoir lancer des contre-offensives qui augmentent mécaniquement les pertes ukrainiennes ? Si la bonne mesure des progrès ukrainiens est le nombre de pièces d'artillerie russes détruites, pourquoi s'être lancé dans ces trois opérations de libération dans le sud, qui sont coûteuses tant en hommes qu'en matériel et qui, comme nous l'avons vue dans la seconde partie de l'analyse, ne vont très probablement pas percer le front russe ? Pourquoi avoir attaqué début juin, alors qu'il reste encore beaucoup de pièces d'artillerie russes à détruire avant de pouvoir avancer sur le terrain ?


Les véritables buts de la "contre-offensive"


On peut penser qu'il y avait une certaine impatience, en occident mais aussi peut-être dans l'opinion ukrainienne, à ce que l'Ukraine repasse à l'offensive alors que l'offensive d'hiver russe avait été stoppée début avril dans la plupart des secteurs et le 20 mai pour Bakhmut. Certains avaient cru voir dans les contre-attaques ukrainiennes autour de Bakhmut le début de cette fameuse contre-offensive tant attendue. Mais je doute que les Ukrainiens ont lancer des opérations offensives dans 3 secteurs du front sud juste pour répondre à cette impatience. Je pense que ces attaques avaient en fait quatre buts:
  1. Tenter de percer par surprise: Le front sud était calme, sans grande opération offensive de part et d'autre, depuis plus d'un an. La qualité des troupes russes qui le garnissent n'avait donc pas été testée, ni en attaque, ni en défense. Les satellite permettent de cartographier le réseaux de tranchées, mais pas le moral des troupes russes. Il fallait donc tester ces défenses, voir si tout n'allait pas s'écrouler au premier coup, avant de procéder à de longues attaques plus méthodiques. C'est le principe "avant de se lancer dans le crochetage d'une serrure, vérifier d'abord si la porte est verrouillée". D'où la série d'attaques début juin. Il y a eu quelques mouvements de panique, mais dans l'ensemble les troupes russes ont passé le test avec succès et ont bien tenu la ligne.
  2. Dénicher les pièces d'artillerie: c'est sans doute la principale raison de ces attaques. Le but est de faciliter la destruction de l'artillerie russe en les forçant à utiliser l'artillerie en défense, révélant ses position et exposant à des tirs de contre-batterie. A noter que, pour réaliser cet objectif, les Ukrainiens ont tout intérêt à ne pas trop s'avancer dans les lignes russes. Cela leur permet de ne pas avoir a exposer trop leurs propres pièces tout en forçant les Russes à utiliser les leurs. Autrement dit : le rythme de progression actuel, aussi lent soit-il est parfait pour ce travail de contre-batterie. D'autant plus que les Russes facilitent le travail en envoyant toujours plus de troupes et d'équipement sur la ligne de front plutôt que de se replier sur leur ligne de fortification.
  3. Maintenir la pression, y compris sur les lignes logistiques russes. Comme pour la contre-offensive de Kherson, les Ukrainiens cherchent à créer des problèmes logistiques aux Russes, avec les bombardement longue distance grâce aux SCALP/StormShadows. Le goulot d'étranglement sera forcément moins efficace qu'à Kherson, car il y a plus de voies d'approvisionnement. De ce point de vue, le fait de lancer trois axes d'attaque dans le sud a du sens, car ce sont les mêmes lignes logistiques qui sont sollicitées. De plus, forcer les Russes à réapprovisionner leurs premières lignes permet à la fois de cibler les camions ravitailleurs. Observer ces camions (sans nécessairement les détruire) permet également de trouver quelles sont les chemins qui ne sont pas minés et de mieux cartographier le terrain occupé par l'ennemi.
  4. Expérimenter et apprendre. Si "War never changes", il semble que l'introduction massive des drones d'observation nécessite quelque adaptation des doctrines militaires, y compris de la doctrine OTAN. De fait, les Ukrainiens doivent apprendre à attaquer des positions bien défendues dans ce nouveau contexte et avec le (peu de) matériel qu'ils ont.

En fait, ces attaques semblent moins destinées à percer les lignes russes qu'à préparer une "vraie" contre-offensive à plus grande échelle, en affaiblissant l'armée russe et en renforçant l'armée ukrainienne. On peut même imaginer que les Ukrainiens privilégient une action lente et méthodique pour attirer les Russes hors de leur première ligne de fortification et les user ainsi d'avantage. Est-ce que tout cela "vaut" les pertes générées par ces actions offensives préparatoires (et le temps passé)? Je l'espère, mais c'est difficile de juger avec le peu d'informations disponibles en sources ouvertes.


Une armée apprenante


L'armée ukrainienne diffuse régulièrement des vidéo d'assauts sur les tranchées russes, surtout dans le secteur de Bakhmut (par exemple par la 3e brigade d'assaut). Ces assauts sont menés à petite échelle (section/compagnie) par des soldats expérimentés. Bien sûr, les vidéos qui sont publiés montrent des assauts réussis et presque "parfaits", où les Russes sont écrasés et les Ukrainiens font les choses bien comme il faut. Il y a forcément un biais de sélection dans les vidéos qui sont publiées pour les besoins de la propagande ukrainienne, et il est probable que les choses ne se passent pas toujours aussi parfaitement. Il doit aussi y avoir des vidéos "contre-exemple" qui sont enregistrées lors d'assauts qui se passent mal mais ne sont pas diffusées. Du moins au grand public.

Car ces vidéos peuvent être un excellent moyen de former les brigades moins expérimentées. On parle beaucoup de la révolution des drones dans la correction des tirs d'artillerie, mais le fait que les drones (et camera go pro des fantassins) génèrent autant d'images peut amener à une autre révolution: celle de la formation des soldats, montrant aux novices de vraies situations de combat, les choses à faire et à ne pas faire. Certes, ça ne remplace pas l'expérience du terrain, mais c'est un retour d'expérience qui n'était pas disponible aux soldats des générations précédentes (du moins pas à cette échelle). On sait, dans les unités, l'importance de la "transmission de connaissance" entre les vétérans et les novices. La documentation constante des combats en Ukraine permet accélérer cette transmission et de donner une première "expérience" à ceux qui vont ensuite aller au front pour la première fois. Les Ukrainiens exploitent-ils ces images pour la formation de leurs soldats ? On ne le sait pas, mais ce serait intelligent de leur part.

Et comme le souligne le colonel Goya, l'armée ukrainienne a maintenant une soixantaine de brigades d'un bon niveau tactique. C'est probablement plus que n'importe quelle autre armée au monde, excepté, peut-être, les USA. Ces derniers mois, j'ai vu des vidéos d'assauts brillamment menés par les brigades suivantes: 3e et 5e brigades d'assaut; 10e et 128e brigades de montagne; 28e, 30e, 53e, 54e, 56e, 57e, 59e, 67e, 92e, 93e et 110e brigades mécanisées, plus quelques brigades territoriales appuyés par les chars de la 3e brigade blindée. Alors certes, il y a toujours un biais de sélection. Et comme ce sont des assauts menés à petites échelles (section, peloton ou compagnie), il est possible (et même probable) que tous les soldats de ces brigades ne soient pas au niveau tactique démontré dans ces vidéos. Mais ça renforce l'idée que l'Ukraine dispose de nombreuses brigades capables de mener des assauts efficaces contre des positions retranchées russes.

Et les Ukrainiens semblent vouloir encore augmenter ce nombre, en particulier en élevant le niveau des brigades nouvellement formées. Cela fait du sens s'ils se préparent non à percer le front à un endroit (ce qui nécessiterait 20-30 brigades bien formées et bien équipées) mais qu'ils sont dans une stratégie d'attrition généralisée où ils usent les Russes partout sur le front. De plus, si cette phase d'attrition réussi, les Ukrainiens auront suffisamment de brigades de manoeuvre pour menacer le front russe à plusieurs endroits et garder une réserve capable d'exploiter là où le front craquera (ce que Michel Goya appelle "MA1 : le torrent lent").


De même, concernant les 3 actions offensives dans le sud, on peut remarquer qu'elles semblent être menées chacune à un échelon différent:
  • dans le secteur Dnipro, ce serait l'échelon "bataillon" (au plus un bataillon impliqué en attaque comme en défense)
  • dans le secteur Orikhiv, ce serait l'échelon "brigade" (plusieurs bataillons impliqués en attaque comme en défense)
  • dans le secteur Velyka Novosilka, ce serait l'échelon "division" ou "corps d'armée" (plusieurs brigades impliquées en attaque comme en défense)

C'est sans doute un peu tiré par les cheveux, mais si on suppose que les actions actuelles dans le sud ont pour but de préparer la "véritable contre-offensive", cela fait du sens de ne pas concentrer les moyens à un seul endroit, mais de varier les situations de combat (et les échelons) pour mieux pouvoir en tirer des leçons.


Cette stratégie peut-elle réussir ?


On imagine souvent les réserves russes comme contenant un nombre quasi-infini de pièces d'artillerie, et que toute tentative de détruire assez de pièces d'artillerie au point que les Russes ne puissent plus les remplacer est aussi vaine que l'idée de vider la mer à la petite cuillère. Mais rien n'est infini (à part la connerie humaine et l'Univers, encore que pour ce dernier, il y a un doute). Les Russes ont certes des dizaines de milliers de pièces d'artilleries qui rouillent un peu partout sur leur immense territoire, mais combien sont encore utilisables ? 10000 ? 5000 ? Moins peut-être ? Difficile à dire.

Une chose est en revanche certaine: une pièce d'artillerie détruire sera remplacée, au mieux, par une pièce d'artillerie plus ancienne. Voire pas remplacée du tout. De même, si les artilleurs se font tuer lorsque la pièce est détruite, ils seront remplacés, au mieux, que par des conscrits sans expérience. Donc la stratégie d'attrition ukrainienne aura pour résultat une baisse qualitative (et probablement aussi quantitative) de l'artillerie russe. De plus, le remplacement n'est pas instantané. Il faut sortir la pièce de la réserve. Changer certaines pièces. L'amener au front. Tout cela impose des contraintes supplémentaires sur la logistique, qui reste le point faible des Russes.

Mais cela va-t-il réussir ? Difficile à dire avec les données imprécises que nous avons. Il faudrait connaître le nombre exact de pièces que les Russes ont actuellement sur le front, leur production (que ce soit des pièces neuves ou des pièces sorties des réserves), et bien sûr le nombre de pièces détruites par les Ukrainiens. Quoi qu'il en soit, on n'arrivera jamais à un point où les Russes n'auront plus de pièces d'artillerie en Ukraine. Mais on peut arriver à un point où l'artillerie russe, par manque de pièces modernes et d'hommes formés, n'est plus capable de repousser les assauts ukrainiens. Est-ce possible d'atteindre ce point avant l'hiver prochain ? Je ne me risquerai pas à faire une prédiction.

Et si je parle beaucoup d'artillerie, il faut noter que les Ukrainiens visent aussi les MLRS, les systèmes anti-aériens, les camions et les "équipements spéciaux", pour reprendre ainsi les catégories des chiffres publiés quotidiennement par les Ukrainiens. Or, cette dernière catégorie, si elle est "fourre-tout" au point qu'on ne sait pas vraiment ce qui est détruit, englobe des équipements cruciaux et plus difficilement remplaçables que les pièces d'artillerie: radars, équipements de brouillage électronique, etc. Le rapport RUSI notait que les Russes ont 1 système majeur de brouillage tous les 10km. Ce qui veut dire: en tout, 100 systèmes sur tout le front de 1000km. Or, les Ukrainiens disent détruire plus de 100 équipements spéciaux par mois depuis Mai. Alors certes, il faut "corriger" les chiffres annoncés (en réduisant d'un tiers, voire de la moitié), et tous les équipements spéciaux détruits ne sont pas des systèmes de brouillage. Mais l'attrition semble suffisamment forte pour que progressivement, il y aura de plus en plus de "trous" dans la défense anti-drones des Russes. Et cela ouvrira autant de possibilités d'attaque pour les Ukrainiens.

Enfin, il y a un dernier facteur, très important, à prendre en compte, dans la réussite possible de cette stratégie d'attrition: sa discrétion. Contrairement à la reprise de territoire, qui est très "visible" au point que le moindre changement (prise d'un village ou d'une colline) fait désormais l'objet de dizaines de vidéos Youtube et d'articles dans les journaux, l'attrition passe presque inaperçue. Alors certes, les militaires ont les rapports de terrains, où ces pertes apparaissent. Mais compte tenu de la "culture du mensonge" très présente en Russie, ces rapports sont souvent exagérés voire carrément faux. Un commandant sur le terrain va peut-être ne pas déclarer de pertes pour faire apparaître un bilan plus positif. A l'inverse, si le commandant fait remonter l'information, les échelons supérieurs vont peut-être penser qu'il ment ou exagère le problème pour obtenir d'avantage d'équipement.

Autrement dit, il est possible que les Ukrainiens vont parvenir à un point où les Russes, sans avoir perdu beaucoup de terrain, seront tellement affaiblis qu'ils seront dans un état de "KO debout" et que l'état-major russe ne s'en rend compte que trop tardivement. Que se passera-t-il si on arrive à ce point ?


Les buts de la "véritable contre offensive"



Admettons que la stratégie d'attrition réussisse et que, début septembre, l'Ukraine dispose de 60 brigades bien entraînées, capables de mener des actions offensives efficaces, y compris contre un ennemi retranché, et que en face les Russes ont bien moins de pièces d'artillerie, de DCA, etc. NB: Je me place ici dans un cadre idéal, hypothétique. Ce n'est probablement pas ainsi que ça se passera réellement.

Cela changera-t-il fondamentalement la donne ? Les champs de mines et les fortifications russes seront toujours là (et peut-être même plus abouties que maintenant). L'aviation russe sera toujours une menace. Il y aura toujours autant de chaire à canon dans les tranchées. La nécessité de percer les lignes russes sera d'autant plus pressante qu'il y aura moins de temps pour attendre les objectifs opérationnels avant le retour de la saison des pluies.

Mais cette percée se fera face à des forces russes affaiblies, et les Ukrainiens disposeront de quelques avantages, en premier lieu la "supériorité des feux". Non seulement ils disposeront d'un avantage quantitatif en artillerie, mais surtout, l'avantage qualitatif leur permet de neutraliser facilement l'artillerie russe restante: si celle-ci ouvre le feu, il lui faut 10 coups avant d'ajuster sa cible, tandis que le tir de contre-batterie (CAESAR ou autre pièce de précision) n'a besoin que d'un coup ou deux pour neutraliser la pièce russe. Et l'efficacité de l'artillerie ukrainienne est démultipliée par l'usage de drones permis par le manque d'équipement anti-drones chez les Russes.

Or, les drones ont une utilité qui dépasse largement la simple correction des tirs d'artillerie. Des vidéos et témoignages ont montré que les Ukrainiens (et aussi Wagner) utilisent les drones pour guider l'infanterie d'assaut, les prévenir de la position de chaque fantassin ennemi. On a vu aussi les Ukrainiens utiliser des drones pour larguer des grenades pile au milieu d'une tranchée qu'ils attaquaient aussi avec de l'infanterie. De fait, si on en juge par ces exemples, les tranchées semblent n'offrir qu'une protection faible quand l'attaquant dispose de drones pour appuyer l'infanterie d'assaut.

Ce qui ne signifie pas que l'attaque des positions retranchées se fera sans problème: il reste à régler le problème des mines (les Ukrainiens savent se montrer inventifs), de l'aviation (comme le dit Michel Goya, il faudra probablement dégarnir les ville pour défendre le front), etc. Mais si l'artillerie russe est neutralisée et si les tranchées peuvent être nettoyées rapidement grâce aux drones, le reste des fortifications ne sera plus "battu par les feux" et pourra être franchi bien plus rapidement, d'autant plus rapidement que les troupes d'assaut auront appris les bonnes pratiques (cf plus haut).

Maintenant, la question est : où attaquer ? Et c'est là tout l'intérêt de la stratégie d'attrition: elle affaiblit globalement tout le front russe. Même si j'imagine que les buts principaux resteront les mêmes (couper les axes logistiques russes), on peut imaginer aussi d'autres choses, mais qui dépendront au final du succès de la campagne d'attrition:
  • si elle est totale, les Ukrainiens pourraient même imaginer prendre des objectifs qui semblent actuellement hors de leur portée, comme Donetsk (la ville)
  • si elle est partielle, les Ukrainiens devront se contenter d'attaquer là où les Russes sont faibles, si possible avec pour objectifs de couper au moins un axe logistique
  • si c'est un échec, alors il n'y aura pas d'attaque, ou alors une attaque pour prendre un seul objectif, moins ambitieux militairement mais très symbolique : Bakhmut


Une dissonance cognitive ?


Je m'arrête une seconde. Je suis en train de dire, sans aucune preuve, que (je caricature ici mes propos, ce n'est pas un résumé):
  1. Les Ukrainiens ont une stratégie d'attrition à long terme qui est en train de réussir
  2. Les attaques menées actuellement dans le sud et à Bakhmut ne sont pas destinées à percer le front (et ne cherchent même pas à le faire), mais à accroître l'attrition en attirant les Russes hors de leurs lignes les mieux fortifiées et à expérimenter de nouvelles techniques d'assaut qui (grâce notamment aux enregistrements vidéos) peuvent être enseignées aux brigades tenues en réserve
  3. Le véritable potentiel d'assaut ukrainien est toujours à l'arrière et, le moment venu, se mettra en action pour balayer les lignes russes.

Cela ressemble très fortement à ce que les pro-russes disaient pendant l'offensive d'hiver: "Les Russes grignotent les Ukrainiens qui ont des pertes considérables" "500 000 Russes s’entraînent à l'arrière et balayeront ensuite les Ukrainiens". On sait ce qu'il est advenu: échec de l'offensive, pertes russes gigantesques, et, comme on l'a vu avec les incursions en Russie de Wagner et des anti-poutine, les forces russes qui sont encore en Russie sont squelettiques. Ne suis-je pas en train de reproduire les mêmes erreurs que les pro-russes ?

C'est possible. J'ai quand même, à défaut de preuves, quelques raisons de croire ce que je dis:
  1. la stratégie d'attrition est visible sur les chiffres donnés par le ministère de la défense ukrainien, avec une tendance qui remonte à mars 2023; et ces chiffres ont été, pendant plus d'un an, relativement fiables
  2. si le 1) est vrai, alors le 2) fait sens et explique ce qui semble être une erreur grossière du commandement ukrainien
  3. on a quand même des preuves de l'existence des brigades ukrainiennes qui sont à l'arrière (liste d'équipements fournis par l'OTAN, images d'entraînement, etc) tandis que les pro-russes se fondaient uniquement sur des notions comme le "nombre théorique d'hommes mobilisables en Russie" ou sur les déclarations (notoirement mensongères) des officiels russes

Mais j'admets que je suis peut-être en pleine dissonance cognitive: comme je ne peux pas admettre que les Ukrainiens reproduisent les mêmes erreurs que les Russes (dispersion des forces, stratégie basée sur l'attrition, erreurs tactiques), je suis en train d'imaginer toute une théorie qui "prouve" qu'en fait tout se déroule selon un plan génial du haut commandement ukrainien. C'est même probable qu'il s'agit d'une erreur ukrainienne plutôt qu'un coup de génie, car l'erreur est bien plus banale que le génie.

Mais jusqu'à présent, le haut-commandement ukrainien s'est montré plutôt bon, et même ce qui a pu apparaître comme "mauvais" et/ou "coûteux en vies humaine (comme la défense de Bakhmut et de Severodonetsk) ont eu au final des effets stratégiques bénéfiques. De même, quand à l'été 2022 Zelenski annonçait la contre offensive dans le sud, ce qui pouvait paraître comme une erreur que d'annoncer ses plans à l'avance s'est révélé être une ruse qui a permis la percée de Kupyansk.

Est-ce vraiment délirant d'imaginer que, une fois de plus, ce qui nous apparaît comme une erreur grossière est en fait un plan stratégique mûrement réfléchi ?


Conclusion: vers un effondrement généralisé de l'armée russe ?



En résumé, je pense que les actions offensives que les Ukrainiens mènent actuellement font partie d'une "préparation active" et ont pour buts, à défaut de percer les lignes russes:
  1. de favoriser le travail de contre-batterie et s’inscrivent donc dans une stratégie d'attrition à long terme (qui a commencé en mars 2023) visant spécifiquement certains types d'équipement
  2. d'expérimenter de nouvelles méthodes d'assaut adaptées à l'environnement de cette guerre (notamment la présence des drones) et d'améliorer la formation des nouvelles brigades en fournissant des exemples (vidéos) de choses à faire / à ne pas faire

C'est pourquoi les progrès ne sont pas visibles sur les cartes (peu de terrain repris); le but de cette phase de préparation est de lancer une "véritable" offensive au moment où les Russes seront dans une situation de "KO debout": c'est à dire que leur défense, en apparence solide (peu de terrain cédé, toujours du monde dans les tranchées, toujours des blindés etc) sera considérablement affaiblie par manque d'artillerie précise, de radars et d'équipement de guerre électronique).  Pour mesurer les progrès ukrainiens, il ne faut pas compter les km2 repris mais plutôt surveiller, dans les chiffres du ministères de la défense ukrainiens, les catégories suivantes: artillerie/MLRS, DCA, équipements spéciaux. Cette dernière catégorie, bien qu'étant fourre-tout et donc difficilement interprétable, regroupe l'équipement qui est le plus critique.

Cette stratégie peut échouer: tout dépend de la vitesse de remplacement du matériel par les Russes. Mais si elle réussit, l'armée ukrainienne sera en mesure de percer le front, potentiellement à plusieurs endroits à la fois, et de remporter une victoire décisive. Je rejoins donc un peu l'avis de Guillaume Ancel et Michel Goya, à quelques nuances près:
  • je pense que c'était la stratégie prévue dès le départ, pas un "plan B, faute de percer"
  • je pense que cette stratégie vise des équipements spécifiques: il y aura toujours des soldats, des blindés, et même des pièces d'artillerie (bien que plus anciennes et moins précises) côté russe; seulement, les défenses seront affaiblies par manque de radar, stations de brouillage etc, permettant aux Ukrainiens d'utiliser notamment l'appui tactique des drones pour mener des attaques efficaces
Et comme le dit le Colonel Goya: il faudra des obus. Beaucoup d'obus. Déjà pour tenir le rythme jusqu'au point du "KO debout". Ensuite pour pouvoir exploiter pleinement les faiblesses russes.


Mais dans l'ensemble, je pense qu'une victoire est possible et que l'offensive se déroule plus ou moins comme les Ukrainiens l'avait prévu. Cela ne veut pas dire que tout se passe bien et que les Ukrainiens n'ont commis aucune erreur: par exemple ils se seraient bien passés du "fiasco des Bradleys" dans les premiers jours. Mais je pense (du moins je l'espère) qu'ils apprennent de leurs erreurs et seront en mesure, d'ici septembre, de lancer toutes leurs forces dans la bataille pour remporter la victoire.

Je précise que ceci n'est que mon opinion (qui n'est visiblement pas partagée par les experts militaires, ce qui veut probablement dire que j'ai tort, n'en déplaise au syndrome de Galilée), que je n'ai que peu de preuves pour appuyer ma théorie. Peut-être que je suis simplement en train de chercher à donner du sens à un plan d'attaque ukrainien qui est absurde. Peut-être que les Ukrainiens ont simplement précipité leur attaque et qu'ils se montrent actuellement incapables de réviser leur plans voués à l'échec. Mais les Ukrainiens nous ont suffisamment surpris durant cette guerre pour qu'on leur fasse confiance pour avoir raison envers et contre tout.


Je fais donc un pari: je parie sur l'intelligence et la compétence du haut-commandement ukrainien, je parie sur la capacité d'adaptation des Ukrainiens, je parie au final sur leur victoire. Désolé d'avoir été si long, merci de m'avoir lu jusqu'au bout. Slava Ukraini !

jeudi 6 juillet 2023

Contre-offensive ukrainienne: un bilan mitigé (2)

La première partie est ici. Je rappelle qu'il s'agit d'une réaction à la série de billets du Colonel Michel Goya: L'offensive ukrainienne est-elle un échec ? (1) et (2) et que le titre (comme celui du billet de Michel Goya) ne reflète pas la conclusion de mon analyse, il n'est là que tromper ceux qui ne lisent que les titres. C'est aussi une référence à l'excellent sketch d'Alexandre Astier: Physique quantique : un bilan mitigé.

NB: du fait des changements dans la politique de Twitter, il y a moins de liens que d'habitude


La contre-offensive a-t-elle vraiment commencé ?


Le contraste est fort entre les déclarations des Ukrainiens, les attentes de certains occidentaux et le résultat que l'on peut observer: au bout d'un mois de "contre-offensive", le front semble presque statique, au point qu'on ne sait pas très bien si l'offensive a vraiment commencé, si elle est toujours en cours ou si elle a déjà échoué. Reprenons la chronologie.

  • De mi-décembre à mi-mai, c'est la grande offensive d'hiver russe. Qui, si elle a été très coûteuse en hommes comme en matériel, n'a guère permis de faire bouger les lignes de front, à part dans le secteur de Bakhmut.
  • Mi-mai, les Ukrainiens contrent-attaquent sur les flancs de Bakhmut. Ils enregistrent quelques progrès notables, mais ne progressent plus après une semaine, alors que les Russes finissent par prendre la totalité de la ville de Bakhmut.
  • Début juin, les Ukrainiens lancent des attaques dans le sud, dans trois directions : tout à l'ouest, près du Dnipro; au sud de Orikhiv et enfin, au sud de Velyka Novosilka. Tandis qu'à Bakhmut, les Ukrainiens recommencent leur progression lente.
  • Un mois plus tard, les Ukrainiens ont progressé, au mieux, de 5 à 10 km dans le secteur de Velyka Novosilka. Pour les deux autres secteurs, la profondeur de la progression est inférieure à 3km.


Il y a donc bien "quelque chose" qui a commencé. Mais est-ce l'attaque principale ? Des opérations préliminaires ? Une forme élaborée de diversion ? La brutalité des combats et les pertes qui s'accumulent dans chaque camp sont en tous cas la preuve indéniable que les attaques sont sérieuses. Mais si on se pose toutes ces questions, c'est parce que les Ukrainiens n'ont engagé qu'une petite partie des forces qu'ils avaient formés pour leur contre attaque. Militaryland.net avait listé 34 brigades ukrainiennes disponibles pour la contre-offensive. De ces 34 brigades, seules 6 ont été engagées dans les actions offensives. Cependant, d'autres brigades participent aussi aux combats (même si elles n'étaient pas listées comme disponibles en avril), comme nous allons le voir, secteur par secteur.



Les différentes offensives

secteur "Dnipro":

Ici, les Ukrainiens n'ont engagé qu'une brigade: 128e brigade d'assaut de montagne, appuyée oar quelques bataillons supplémentaires. Après avoir pris le village de Lobkhove dans les premiers jours, ils ont ensuite libéré Pyatykhatky et essaie maintenant d'attaquer au sud-ouest et au sud-est. Les gains sont modestes, mais plutôt bons compte tenu des faibles moyens engagés


secteur "Orikhiv":

C'est dans cette direction que les Ukrainiens ont engagé leur unité la mieux équipée: la 47e brigade mécanisée, équipée de chars Léopards 2 et de M2 Bradleys. Dans les documents du pentagone, la 47e devait recevoir les Bradley et des M55-S, tandis que la 33e recevait les Leopards. Il semblerait que les Ukrainiens ont préféré filé les Léopards 2 à la 47e, ou bien ont décidé de mener des attaques conjointe des 2 brigades, car on va vu des vidéo de ces groupes d'attaques mixant les deux types de véhicules (et se faire détruire par les Russes). Durant les premiers jours de l'offensive, les Ukrainiens ont perdu au moins une quinzaine de Bradley, 5 Léopards et plusieurs autres véhicules, dont au moins 4 engins de déminages. C'est une sérieux revers pour l'Ukraine, bien exploité par la propagande russe. Si les premiers jours ont été désastreux, les Ukrainiens se sont repris et ont poursuivi l'offensive avec moins de perte et en gagnant un peu de terrain, mais sans parvenir à libérer un seul village. En plus des 47e et 33e brigades mécanisées, la 65e brigade mécanisée et peut-être quelques unités supplémentaires participent aux assauts dans le secteur.


secteur "Velyka Novosilka":

C'est là que les Ukrainiens ont obtenus le plus de succès, et aussi là où ils ont engagé le plus de troupes: 35e, 36e et 37e brigades de marine; 23e, 31e (et peut-être aussi la 93e) brigades mécanisées, 68e brigade de chasseurs, 47e brigade d'artillerie, 128e 129e brigades de défense territoriales et peut-être aussi une ou deux brigade blindée (3e et/ou 4e) et une brigade de parachutistes (25e). Il y a beaucoup d'incertitude sur les unités engagés car, pour certaines, on a juste vu quelques photos/vidéos de certains membres de ces unités (25e, 93e) dans le secteur mais ne participant pas aux combats (et des indices laissent penser que ces unités sont ailleurs). Après une première semaine où les Ukrainiens avaient libéré 5 villages, les choses se sont ensuite ralenties. Les semaines suivantes, les Ukrainiens ont continué à faire quelques progrès dans le secteur, libérant 2 autres village mais ne progressant guère vers le sud.


secteur "Bakhmut":

Dans ce secteur, les Ukrainiens ont progressé mais sans reprendre de localité; les experts estime qu'il s'agit probablement d'attaques de fixation plus que d'un réel axe offensif. Il y a de nombreuses unités qui sont déployées mais il faut noter que les Ukrainiens n'y ont pas envoyé de renfort: ils ont même retiré certaines unités qui défendaient Bakhmut. Néanmoins, des vidéo des assauts ont été publiées. Ils ont été menés par les brigades suivantes (du nord au sud): 10e montagne, 30e mécanisée, 56e et 57e motorisée, 77e et 80e assaut aérien, 3e et 5e assaut, 28e mécanisée Il y a aussi plusieurs autres unités de défense territoriales dans le secteur (au moins 3 brigades), dont certaines participent aux assauts.


Un bilan mitigé ?


La progression ukrainienne, en terme de terrain, est très faible. Les lignes russes n'ont été percées nulle part. Pire: la première ligne fortifiée russe (il y en a au moins 3) n'a même pas été atteinte. NB: première ligne fortifiée ne veut pas dire première ligne de défense (contrairement à ce que clament les pro-russes). En effet, les Russes se défendent en avant de cette ligne fortifiée, qui est situé entre 5km (secteurs Dnipro/Orikhiv) et 20km (secteur Velyka Novosilka) derrière la ligne de front du 1er juin 2023.

Cette faible progression dans le secteur Dnipro peut s'expliquer par le faible effectif engagé (seulement une brigade) et dans le secteur de Orikhiv, par les revers des premiers jours. En revanche, ce qui m'inquiète beaucoup plus, c'est le manque de progrès dans le secteur Velyka Novosilka: en effet, alors que les Ukrainiens avaient percé la première ligne de défense et avaient un certain momentum, la progression s'est ensuite fortement ralentie. Soit les Ukrainiens ont rencontré des difficultés supplémentaires, soit les Russes ont bien réagi, soit les pertes ukrainiennes ont été très importantes (mais dans ce cas, pourquoi les Russes ne les ont pas montré ?). Ou alors, les Ukrainiens ont, pour une raison ou une autre, volontairement choisi de ne pas pousser plus au sud dans ce secteur (mais il faudra déterminer pourquoi).

Toujours est-il que, si la progression ukrainienne continue au même rythme, le front russe ne sera jamais percé et les lignes de ravitaillement (qui sont l'objectif opérationnel) jamais atteintes. Les pro-ukrainiens se rassurent en se disant que cette progression (environ 200km2 face à un terrain miné et bien défendu) est bien supérieure au "succès" de l'offensive russe hivernale, mais une telle comparaison ne fait que souligner l'échec des Russes, pas la réussite des Ukrainiens. On nous dit que les choses sont forcément lentes au départ et que cela va s'accélérer, mais, comme l'a dit Michel Goya, il y a de sérieuses raisons d'en douter.

D'abord, parce que les Russes savent quels points ils doivent renforcer. Pire: ils construisent des lignes de défenses supplémentaires plus vite que les Ukrainiens n'en prennent en première ligne. Ensuite, parce que l'on n'est même pas parvenu à la principale ligne défensive. Si la progression est si lente maintenant, pourquoi penser que cela va s’accélérer quand les Ukrainiens atteindront les positions les mieux défendues et qu'ils ont perdu une partie de leur matériel de "bréchage" ?

Enfin, il y a la question des pertes matérielles et humaines. Si on se fie aux données Oryx, on est à un ratio proche de 1:1, ce qui n'est bon ni pour les Russes, ni pour les Ukrainiens. Pas bon pour les Russes, car à ce stade des combats le ratio devrait être plus en leur faveur (le fait que les Russes contre-attaquent systématiquement explique peut-être leurs pertes particulièrement élevées en défense). Pas bon pour les Ukrainiens, car ce sont leurs unités d'assaut (et donc leur potentiel offensif) qui s'usent ainsi rapidement.


S'il est encore trop tôt pour parler d'échec ukrainien, le moins qu'on puisse dire est que c'est très mal engagé. Justement, il me reste à parler des forces ukrainiennes engagées dans l'opération.


L'engagement des forces ukrainiennes


Il y a au moins 13 brigades  (et peut-être jusqu'à 20) impliquées dans les opérations sur les 3 premiers axes d'attaque, et une douzaine dans le secteur de Bakhmut. Cela fait donc entre 25 et 30 brigades ukrainiennes, sur un total (au moins théorique) de 100 à 120 brigades. Cela représente donc un quart des unités ukrainiennes; si on ne compte que les brigades nouvellement formées, on en a 5 (23e, 31e, 33e, 47e mécanisées, 37e marine) sur une vingtaine, on retrouve donc la même proportion.  NB: mon décompte est quelque peu différent de celui de Michel Goya: je ne compte que les unités dont on a une preuve qu'elles ont participé aux assauts et/ou à la libération de villages. Je ne compte pas les unités qui sont dans le secteur (selon l'ordre de bataille ukrainien) mais dont on n'a pas la preuve qu'elles ont participé aux assauts et qui sont donc probablement derrière, en "deuxième échelon.

Quoi qu'il en soit, cette proportion pose beaucoup de questions, car c'est à la fois beaucoup et très peu: plus des trois quart des réserves stratégiques ukrainiennes n'ont toujours pas été vues sur la ligne de front. On pourrait se dire que ces unités sont gardées pour la phase d'exploitation (après la percée). Mais, au rythme où progressent les Ukrainiens, il n'y aura pas de percée. On pourrait se dire aussi que l'attaque au sud n'est qu'une diversion, et que l'attaque principale aura lieu ailleurs (comme ce qui s'est passé en septembre 2022). Possible. Mais les Russes s'y attendent, et tout le front est fortifié.

Il y a aussi l'idée que les attaques actuelles ne sont que des "coups de sonde" pour identifier les forces et faiblesses de l'armée russe et préparer l'attaque principale. En effet, les vidéos que nous avons montrent des engagements à très petite échelle: ce sont des pelotons, au mieux des compagnies qui attaquent. Pas des bataillons ou des brigades. C'est vrai, mais ça n'en fait pas des "coups de sonde" pour autant. En effet, si le but des Ukrainiens était de sonder le front russe pour savoir où attaquer ensuite, ils ne lancerait pas leurs attaques toujours dans les 3 mêmes secteurs pendant un mois, sans sonder ailleurs. La petite taille des attaques est plus due à la "transparence" du champ de bataille (difficile de grouper des troupes pour préparer une attaque de grande ampleur sans être repérés par les drones et détruit par l'artillerie adverse). Et peut-être également à un manque de compétence du commandement ukrainien (comme russe) qui seraient incapable de coordonner des attaques à plus grande échelle.

Dans le même ordre d'idée, le fait que l'armée ukrainienne attaque au sud sur 3 axes différents pose de sérieuses questions. En effet, il suffit de percer à un seul endroit pour "couper" le pont terrestre. Donc que les Ukrainiens commencent par attaquer à 3 endroits différents pour voir où ils ont le plus de chances, OK. Mais pourquoi poursuivre ces attaques pendant plus d'un mois plutôt que de se concentrer sur l'axe le plus prometteur ? Cela semble être un gaspillage de moyens (qui sont pourtant trop rares pour pouvoir être gaspillés) pour une entreprise vouée à l'échec. Et si le plan est d'attaquer à plusieurs endroits à la fois pour forcer les Russes à déployer leurs réserves et seulement ensuite choisir l'axe d'attaque principal, il aurait été plus judicieux d'avoir deux axes d'attaques un au nord (oblast de Louhansk) l'autre au sud (oblast de Zaporijja) et d'utiliser la position centrale de l'Ukraine pour pouvoir basculer les forces d'un axe à l'autre plus facilement que les Russes. Là, on a 3 axes assez proches pour que les réserves russes puissent transiter d'un axe à l'autre plus facilement que les Ukrainiens.

Enfin, si on compare à la percée de Kharkiv/Kupyansk en septembre 2022, il faut noter que la concentration des forces ukrainiennes est relativement faible. A Kharkiv, les Ukrainiens avaient concentré 5 brigades d'élite sur une vingtaine de km de front pour percer des défenses bien plus faibles que ce que les Russes ont actuellement. Là, on n'a absolument pas la même concentration des forces, et pourtant le front s'est raccourci (plus de front de Kherson) et l'armée ukrainienne a 25-30 brigades de plus. La concentration des brigades d'artillerie (seulement 3 brigades sur le front sud, alors qu'il y en a autant près de Siversk et deux autres à Bakhmut) interroge aussi. Les Ukrainiens comptaient-ils percer sans soutien massif d'artillerie ? Quelle que soit la manière de regarder les choses, il y a quelque chose qui cloche, et (indépendamment du "cimetière des léopard/bradleys") la contre-offensive ukrainienne semble condamnée à échouer dès le départ.

Donc la grande question est : pourquoi ? Pourquoi la contre-offensive, que les Ukrainiens annoncent depuis des mois, semble être aussi mal préparée et mal menée ? Je ne parle pas de difficultés techniques (genre les champs de mines qui s'avèrent plus difficiles à traverser, ou les Ka-52 qui se révèlent plus efficaces en défense), je ne parle pas de notre déception que les Ukrainiens avancent moins vite qu'on ne l'espérait; je parle de failles fondamentales, stratégiques, dans le plan ukrainien, qui condamnent par avance ces actions offensives à ne pas atteindre ses objectifs opérationnels (couper les ligne de ravitaillement russe). Comment les expliquer ?


Incompétence ou manque de volonté ?


La première explication serait tout simplement que le haut-commandement ukrainien a commis une erreur grossière.

  • Soit par pure incompétence (qui, bizarrement, contrasterait avec la manière plutôt habile de gérer la guerre jusqu'à présent). Peut-être que ce commandement a toujours été incompétent et que ce n'est par pure chance qu'ils ont sembler mener la barque à bon port pendant 15 mois ? Difficile à croire. Mais sans parler d'incompétence, peut-être que Zaluzhni a commis une erreur et refuse de le reconnaître au point de s'entêter dans un mauvais plan ?
  • Soit parce que l'armée ukrainienne est devenu un tel cauchemar logistique (à cause d'une trop grande variété d'équipement) que le commandement ukrainien est désormais débordé, au point que l'armée ukrainienne a perdu tout son potentiel offensif sans même combattre. Là encore, le problème logistique n'est pas nouveau et les Ukrainiens l'avaient plutôt bien géré. Mais peut-être que la multiplication du nombre de brigades fait que le haut commandement n'arrive plus à gérer aussi bien la guerre qu'il y a un an.


Une autre explication serait que l'armée ukrainienne est bien plus usée que ce que l'on croit, et que le haut commandement ukrainien sait qu'il n'a aucune chance: les occidentaux n'ont pas fourni assez d'équipement, les défenses russes sont trop fortes, etc. Bref, ils ont décidé de rester sur leurs positions; ils ne font qu'une petite contre-offensive de pure forme pour "faire plaisir" aux occidentaux et/ou au gouvernement de Kyiv et à la population ukrainienne, mais préfère consacrer ses maigres ressources qui lui reste à résister aux Russes. J'avais déjà évoqué cette hypothèse, qui, bien évidemment, plaît aux pro-russes. Mais, même s'il faut rester prudent sur les pertes respectives des uns et des autres, tous les indicateurs que nous avons à notre disposition en source ouverte montrent que ce sont les Russes qui sont usés, pas les Ukrainiens.


Une variante de la seconde explication est que l'Ukraine attend en fait d'avoir des F16 pour lancer sa contre-offensive, et que les opérations actuelles sont juste là pour faire patienter tout le monde. Mais dans ce cas, pourquoi "gaspiller" les StormShadows maintenant (alors que les stocks français et anglais sont limités) si la "vraie" contre-offensive aura lieu bien plus tard ? Idem pour les Leopards2A6: l'Ukraine n'en recevra probablement pas plus, les pertes qu'elle a maintenant sont donc définitives. Pourquoi les risquer dans une fausse offensive ?


Il ne me semble donc y avoir aucune explication vraiment satisfaisante. L'Ukraine semble être en train de rater sa contre-offensive sans qu'on en comprenne vraiment la raison. A moins que ... Un lecteur attentif aura remarqué que, après avoir consacré toute une première partie à la stratégie à long-terme ukrainienne et avoir lourdement insisté dessus, je n'en ai absolument absolument pas reparlé dans cette deuxième partie. C'est parce que cette stratégie permet de donner une réponse qui me semble satisfaisante (et bien plus favorable à l'Ukraine) à toutes les questions que je viens de poser, comme nous allons le voir dans la troisième (et dernière) partie de l'analyse.


(à suivre)

dimanche 2 juillet 2023

Contre-offensive ukrainienne: un bilan mitigé (1)

Début juin, l'Ukraine a lancé sa grande contre offensive. Ou du moins, c'est ce que l'on dit. En tout cas, il se passe des trucs, principalement dans le sud, mais aussi près de Bakhmut. Et si l'Ukraine a enregistré quelques gains territoriaux, le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle n'a pas percé le front russe.

D'autres personnes, bien plus compétentes que moi, ont déjà résumé et analysés les événements. Je peux vous recommander (en anglais) deux vidéos: celle de Kings and Generals pour visualiser les axes d'attaques, et celle de perun. Cependant, je vais essayé d'apporter mes deux kopecks. Je veux en particulier réagir à la série de billets du Colonel Michel Goya: L'offensive ukrainienne est-elle un échec ? (1) et (2)

NB: le titre (comme celui du billet de Michel Goya) ne reflète pas la conclusion de mon analyse, il n'est là que tromper ceux qui ne lisent que les titres. C'est aussi une référence à l'excellent sketch d'Alexandre Astier: Physique quantique : un bilan mitigé.



Une armée ukrainienne orientée "terrain" ?


Il y a un passage dans l'analyse de Michel Goya qui m'a poussé à écrire ce billet: On pourrait donc imaginer que Zapo-Donetsk soit une opération « éventreur » ou « tueur » du nom des opérations américaines en Corée de février à avril 1951, objectif à but terrain limité mais cherchant à tuer le maximum de combattants chinois et nord-coréens sous des déluges de feu autour des phalanges blindées qui avançaient. Ce ne sera pas le cas, les Ukrainiens ne disposant pas du tout de la même puissance de feu que les Américains. Ce ne sera pas le cas non plus car l’armée ukrainienne a toujours été très orientée « terrain » en défensive, ne lâchant pas un mètre – ce qui coûte cher humainement – comme en offensive en préférant occuper l’espace que de poursuivre l’ennemi, ce qui sauve une partie des forces ennemies. Inversement, et cela peut paraître paradoxal pour une armée qui a un tel mépris de ses hommes aux petits échelons mais les Russes ne se sont pas accrochés aux terrains – région de Kiev, île aux serpents, poche de Kherson – où ils pouvaient perdre beaucoup de forces en s’obstinant. Au bilan depuis le 1er avril et le désastre russe autour de Kiev, bataille imbriquée où la défense ukrainienne en grande profondeur a été excellente, les Ukrainiens ont repris beaucoup de terrain, mais les pertes ont eu tendance à s’équilibrer entre les deux camps.

Avec tout le respect que je dois au colonel Goya, je pense qu'il se trompe. Certes, les Ukrainiens n'ont jamais poursuivi les Russes lorsque ceux-ci se sont repliés (que ce soit à Kyiv, Kharkiv ou Kherson). Mais est-ce parce qu'ils voulaient occuper le terrain ? Ou simplement car ils n'avaient pas vraiment les moyens de poursuivre, et/ou craignaient de tomber dans un piège. D'autant que dans les trois cas, les Russes se sont repliés à cause des problèmes logistiques, mais disposaient d'une force autant voire plus nombreuse que les unités de manœuvre ukrainiennes qui auraient pu les poursuivre.

De même, si les Ukrainiens ont effectivement défendu chaque mètre carré de terrain, que ce soit à Severnodonetsk/Lyssychansk ou Bakhmut, c'est aussi le cas des Russes, qui ne se sont repliés que quand leur situation devenait réellement intenable. Il y a même un eu cas (Lyman, en septembre 2022) où les Russes se sont accrochés trop longtemps (pour des raisons politiques) et les Ukrainiens ont pu les canarder pendant leur retraite. Idem pour l'île au serpent, les Russes n'y ont renoncé que quand leur présence sur l'île était rigoureusement intenable.

Les Russes sont donc, au moins autant que les Ukrainiens, attachés au terrain. Et surtout, je pense que les raisons de s'accrocher, pour les Ukrainiens, sont avant tout militaires, que leur but réel est de détruire l'armée russe et que le terrain n'est que secondaire. C'est ça leur réel objectif stratégique: faire en sorte que l'armée russe ne soit plus une menace, la libération du territoire ukrainien n'étant que la conséquence de la destruction (ou, a minima, l'affaiblissement) de l'armée russe. Je suis bien conscient que ce jugement va à l'encontre de l'avis exprimé par la quasi-totalité des analystes militaires. Et que surtout, il va à l'encontre de l'idée (fausse, mais très répandue) que les Russes ont des ressources inépuisables et que les Ukrainiens ne pourront jamais détruire l'armée russe, mais, au mieux,  seulement la repousser.



Érosion des points forts et destruction de la logistique


Les Ukrainiens sont bien conscients que, tant que les Russes (enfin, Poutine) auront les moyens de continuer cette guerre, ils la continueront. Quand l'Ukraine libère une ville ou un territoire, les Russes essaient immédiatement de la reprendre s'ils en ont les moyens. Et quand ils n'ont pas les moyens de contre-attaquer (par exemple après la libération de Kherson) ils se vengent en bombardant la ville avec de l'artillerie. C'est pourquoi il est important, pour les Ukrainiens, de neutraliser l'armée russe. La reprise du terrain n'est que la conséquence de l'affaiblissement de l'armée russe.

De fait, il est bien possible que, dans chaque "phase" de cette guerre, les Ukrainiens ont constamment choisi la meilleur méthode défensive qui permettait d'user et de détruire les "points forts" de l'armée russe à ce moment et de frapper leur logistique. Reprenons le film, en se demandant, à chaque phase du conflit, quels étaient les points forts de l'armée russe, et quelle était la meilleur stratégie pour les réduire à néant.

Au tout début (février-mars 2022), l'armée russe a mobilisé sa force mécanisée, forte de milliers de blindés, son aviation, ses missiles. Durant les premiers jours, l'armée russe a avancé rapidement en Ukraine, dans le sud mais aussi dans le nord. Elle a aussi envoyé directement ses troupes aéroportées pour prendre Hostamel, dans le but de prendre ensuite Kyiv et porter un coup fatal au gouvernement ukrainien. Face à une telle force, quelle pouvait être la meilleur stratégie ? S'accrocher aux centres urbains où la force mécanisée serait à son désavantage, étendre les lignes logistiques russes et les harceler, tendre des embuscades et ralentir, partout où c'était possible, la force mécanisée russe. Les Ukrainiens ont donc défendu les centres urbains, ont pilonné à l'artillerie (et avec les Javelins, TB2 etc) les colonnes de blindés russes et ont harcelé les lignes de ravitaillement. A l'issue de cette première phase, l'armée russe doit évacuer Kyiv et tout le nord de l'Ukraine, perdant ainsi une grande partie du matériel et des troupes qui lui avaient permis d'avancer durant cette phase.

En avril-mai-juin 2022, ce fut la bataille du Donbass où les Russes progressaient plus lentement, grâce à un déluge de feu (on parlait de 40 - 60 000 obus/jour tirés côté russe, une supériorité d'au moins 10:1). Les russes disposaient encore d'unités de mêlée assez puissantes (notamment l'infanterie de marine). Quel pouvait être la meilleur façon d'user les forces russes ? En les attirant dans de grands combats urbains, notamment à Marioupol et Severodonetck / Lyssychansk, où l'artillerie est moins efficace et peut causer des pertes dans son propre camp (60% des pertes russes à Marioupol seraient dues à des tirs amis).

Les Ukrainiens se sont accrochés au terrain de manière défensive, érodant peu à peu les forces (notamment l'infanterie de Marine) qui étaient chargés des assauts côté russes, si bien que cette force était complètement épuisée après la prise de Lyssychansk. De plus, à partir de début Juillet, les Ukrainiens ont commencé à utiliser les HIMARS pour détruire systématiquement les entrepôts russes, faisant taire pour plusieurs mois leur artillerie. Si bien qu'à l'issue de cette seconde phase défensive, ce qui avait permis aux Russes d'avancer (l'infanterie et l'artillerie) avaient été neutralisés.

D'août à novembre 2022, c'est la première contre-offensive Ukrainienne. Et ceux-ci se sont focalisés sur la logistique russe. Au sud, les Ukrainiens ont eu pour principal cible les 3 ponts au dessus du Dnipro qui permettaient le ravitaillement du groupe "Kherson". Au nord, la percée ukrainienne avait pour objectif le nœud logistique de Kupyansk qui ravitaillait le groupe "Izium". Dans les deux offensives, les Ukrainiens ont pu très sérieusement réduire les capacités militaires que les Russes avaient dans ces régions, et finalement forcer les Russes à s'enfuir, non en s'y attaquant directement, mais en détruisant leur logistique.

A ce moment, la mobilisation "partielle" a de nouveau rempli les rangs russes, même si la qualité des hommes et du matériel a baissé par rapport au printemps 2022. Dans ces conditions, quelle était la meilleure stratégie pour éliminer cette nouvelle force de l'armée russe ? La laisser attaquer en plein hiver, quand les conditions sont mauvaises. Plutôt que de continuer ses offensives après la prise de Kherson, l'Ukraine "rend" donc l'initiative à la Russie et laisse celle-ci échouer dans son offensive d'hiver. Ce faisant, la masse de soldats mobilisés par les Russes fond, notamment grâce aux batailles près de Vuhledar, Marinka, Adiivka, etc. Les Ukrainiens repoussent les vagues d'assaut russes les unes après les autres, en ne cédant qu'un minimum de terrain.

Le seul endroit où les Russes parviennent à quelques résultats, c'est à Soledar puis Bakhmut. Fin février, les Russes (principalement le groupe Wagner) ont quasiment encerclé Bakhmut. Et alors que les Américains encourage les Ukrainiens à abandonner Bakhmut, les Ukrainiens restent et forcent ainsi Wagner dans un combat urbain meurtrier. Si bien que, quand trois mois plus tard Wagner prend le dernier pâté de maison, l'organisation terroriste Wagner n'est plus que l'ombre d'elle-même et a été pratiquement éliminée. Elle sera relevée à Bakhmut par l'armée régulière, qui n'a plus avancé dans le secteur (et à même reculé sur les flancs de la ville). Bref, une fois de plus, à la fin de cette phase, l'armée russe a perdu toute capacité offensive.

Enfin, concernant la dernière phase (qui est toujours en cours) et que l'on peut nommer: "destruction des défenses russes" plutôt que "contre offensive ukrainienne". La force des russes, désormais, n'a quasiment plus aucune capacité offensive. Par contre, elle a encore de beaux atouts en défense: une armée plus nombreuse qu'en septembre dernier (malgré les pertes durant l'offensive d'hiver), une artillerie toujours puissante, et surtout des fortifications impressionnantes sur toute la ligne de front. Et, comme nous le verrons, l'Ukraine a choisi d'éroder ces points forts et d'attaquer la logistique russe. Il est encore trop tôt pour savoir si cette contre-offensive va réussir ou échouer, mais en tout cas la stratégie Ukrainienne n'a pas varié durant ces différentes phases des combats.


Mon interprétation est-elle correcte ?


Cela dit, même si cette interprétation des événements est séduisante, il faut aussi envisager la possibilité que les Ukrainiens n'ont pas tant choisi ces stratégies qu'ils n'ont subit la pression des attaques russes et y ont répondu comme ils le pouvaient. 

Il est possible que la défense en profondeur adopté dans la première phase n'a été que la conséquence de la poussée russe "tout azimut", qu'elle n'ait eu lieu qu'en raison de la stupidité du plan d'attaque russe et non de la brillance du plan de défense ukrainien. Il est possible que, dans la deuxième phase, les Ukrainiens se sont accrochés au terrains pour des raisons politiques à Severodonetsk/Lyssychansk et que ce n'est que par chance que cela leur a permis d'user l'armée russe. Idem pour Bakhmut. Enfin, il est aussi possible que, en décembre 2022, l'armée ukrainienne était trop épuisée pour se lancer dans une offensive d'hiver et que la reprise de l'initiative par les Russes n'était pas quelque chose que les Ukrainiens ont voulu. 

Pour être honnête, je n'ai pas la preuve que mon interprétation est la bonne, et je sais qu'elle va à l'encontre de la quasi-totalité des avis des experts militaires. J'ai cependant quelques éléments qui nourrissent mon intuition, et qui me font dire qu'il y a au moins une petite chance pour que mon interprétation soit la bonne.

La première, c'est que l'on a de nombreux signes de faiblesse de l'armée russe, et de nombreux signes de force de l'armée ukrainienne. Les pertes matérielles russes ne sont pas compensées, ou le sont en tirant des antiquités qui étaient stockées en Sibérie depuis plus de 60 ans. A l'inverse, même si les occidentaux ne fournissent pas aux ukrainiens toute l'aide dont ceux ci ont besoin, il n'empêche que l'aide fournie dépasse les pertes matérielles des Ukrainiens. Chaque jour, l'armée russe s'affaiblit et l'armée ukrainienne se renforce. Le "croisement des courbes" (Xavier Tytelman) s'est effectué il y a un an, et même si la mobilisation russe a permis de rattraper un peu le retard, mais depuis 6 mois l'écart se creuse de nouveau entre le niveau de l'armée ukrainienne et celui de l'armée russe.

La seconde, c'est que les experts militaires ont pensé que les deux opérations "Donbass 1" (Lyssychansk) et "Donbass 2" (Bakhmut)  ont été très meurtrières pour les Ukrainiens qui auraient dû abandonner les villes bien plus tôt. Je cite l'analyse du colonel Goya, qu'il a publié le 20 juillet 2022:

"Les forces russes ont obtenu une victoire nette en s’emparant de la poche Severodonetsk-Lysychansk, et peut-être aussi importante que la conquête elle-même, ils ont infligé des pertes sensibles aux forces ukrainiennes dans cette bataille. Le colonel Markus Reisner (Autriche) estime que les forces ukrainiennes auraient perdu un quart de leurs unités de manœuvre depuis le 25 juin, en grande partie dans la bataille de Severodonetsk-Lysychansk alors que les forces russes auraient reçu 15 groupements tactiques de renforts durant la même période. Le rapport de forces des unités de manœuvre serait ainsi passé de presque 1 pour 1,1 à 1 pour 1,8 en faveur des Russes. Il est en réalité très difficile de mesurer cette évolution. Mais il est incontestable que les forces ukrainiennes ont subi de fortes pertes pendant la bataille, en particulier dans la phase de repli où plusieurs unités ont été encerclées et où beaucoup de matériel lourd a été abandonné. "

Et encore, je cite là une des analyses les plus favorable aux Ukrainiens. D'autres (Olivier Kempf, sans parler des authentiques pro-russes) étaient bien moins charitables envers les Ukrainiens. Or cette analyse, on le sait désormais, était en grande partie erronée:

  • les unités de manœuvre que le colonel Markus Reisner considérait comme perdues, ont deux mois plus tard contre attaqué et percer les lignes russes vers Kupyansk et ont mis en déroute l'armée russe dans tous le secteur
  • le rapport de force après la bataille n'a pas tourné en faveur des Russes. Au contraire, ils se sont révélés incapables de progresser plus loin. Ce sont eux, bien plus que les Ukrainiens, qui ont été détruits dans la bataille


Et c'est la même chose avec Bakhmut: les Wagner ont été réduits à la portion congrue; tandis que les unités ukrainiennes qui étaient en défense ont ensuite contre-attaqué sur les flancs et remportant des victoires (certes limitées) contre les unités russes "fraîches" (enfin, fraîchement reconstituées) qui avait remplacé Wagner. Et vu les vidéos de ces contre-attaques qui circulent, ces unités ukrainiennes ont l'air bien équipées, compétentes et, si on peut dire, en bien meilleure forme que jamais, même s'il faut bien être conscient qu'il y a forcément un biais de sélection qui joue dans ces vidéo.

Si je dis tout ça, ce n'est pas pour minimiser les pertes ukrainiennes. Des pertes, il y en a eu. Beaucoup. Qui sont documentées. Mais ces pertes n'ont pas entamé la force des brigades ukrainiennes, qui n'ont même pas eu besoin de mobiliser leur réserve stratégique pour contre-attaquer dans le secteur de Bakhmut. Ni d'envoyer les unités qui défendait Bakhmut à l'arrière pour être reconstituées. Sur ce dernier point, il y a un doute sur les 241e brigades territoriales et 93e brigade mécanisées qui étaient au cœur de Bakhmut, et qui ne font plus trop parler d'elles depuis la prise de la ville. Mais je pense que ces deux brigades sont (comme beaucoup d'autres) à l'arrière, prêtes pour la contre-offensive ukrainienne. On peut aussi citer la 35e brigade de marine ukrainienne, qui après avoir défendu Mariinka durant des mois dans des conditions très difficile, est maintenant en pointe de la contre-offensive à Makarivka.


Si je cite tous ces exemples, ce n'est pas pour dire: "puisque les experts occidentaux se sont trompés dans le passé, ils se trompent maintenant sur la stratégie ukrainienne." Ce genre de raisonnement n'est pas une preuve (au sens de la logique formelle). Mais c'est pour rappeler que l'on a beaucoup sous-estimé l'armée ukrainienne, et que que cette sous-estimation (consciente ou non) a conduit les experts occidentaux à tout simplement ne pas penser que les décisions militaires ukrainiennes prises jusqu'à présent peuvent s'expliquer par une stratégie générale cohérente. Que les décisions de rester à Bakhmut et Lyssychansk étaient valides selon cette stratégie, et qu'elles ont atteint les objectifs que les Ukrainiens s'étaient fixé.


Et la contre-offensive ?


J'arrive à la fin de cette première partie, et je n'ai toujours pas parlé de la contre-offensive. Ça peut paraître bizarre d'avoir consacré toute cette première partie à parler de la stratégie ukrainienne, surtout qu'au final j'aboutis à une conclusion qui n'est pas celle des analystes militaires (qui sont pourtant bien plus compétents que moi), et donc qu'il est possible, et même probable, que je suis dans l'erreur. Et puis, que l'armée Ukrainienne soit "orientée terrain" ou qu'elle ait effectivement une stratégie de destruction systématique de l'armée russe, ça ne change rien aux problèmes que l'Ukraine doit résoudre pour percer les lignes russes: "bréchage" des positions fortifiées russes, absence de soutien aérien, faiblesse de la protection aérienne sur la ligne de front, etc.

Par contre, cela change la perception que l'on a de cette guerre et l'appréciation que l'on a de cette contre-offensive. Déjà, cela permet de se replacer dans le temps long, loin du flux d'information en continue dont on est abreuvé, et qui déforme nos perceptions et obscurcit notre jugement. Ensuite, cela incite à ne pas regarder que le terrain repris par l'armée ukrainienne, mais aussi d'autre signaux moins visible qui montrent un affaiblissement de l'armée russe. Enfin, cela permet de comprendre les vrais enjeux stratégique de cette contre-offensive: couper au moins deux des trois grands axes logistiques des Russes.



(à suivre)

L'armée ukrainienne manque-t-elle d'hommes ?

Ces derniers temps, on lit souvent, dans la presse, que l'armée russe est "en supériorité numérique" et que l'armée ukrain...