dimanche 4 juin 2023

En attendant la contre-offensive

Depuis maintenant quelques mois, les média n'ont plus qu'une question en tête: "Où et quand aura lieu la contre-offensive ukrainienne ?" En effet, l'Ukraine a formé au moins une dizaine (et possiblement une vingtaine) de nouvelles brigades spécialement pour cette contre-offensive, qui ont été équipées avec l'aide de l'occident. C'est au moins 50 000 hommes (et probablement bien plus) qui sont prêts pour mener cette contre-offensive.


Et aux yeux de ces média impatients, cette contre-offensive tarde. Or, elle a déjà commencé. Pas l'offensive en elle-même, mais sa préparation active a commencé mi avril, et s'est intensifié au mois de mai: frappes d'artillerie plus fréquentes, destruction systématique des pièces d'artillerie russes, et surtout des radars et de l'équipement de guerre électronique, frappes sur les dépôts logistiques avec les HIMARS et plus récemment les Storm Shadows, action des partisans en Russie, tout cela contribue à affaiblir les Russes avant de passer à l'assaut terrestre, qui est maintenant une question de jours (au mieux), de quelques semaines (le plus probable) ou d'un ou deux mois (au pire).



Le "quand" étant réglé, reste à savoir le "où".


Comme le répète souvent le général Ben Hodges: "la guerre est une question de volonté et de logistique". Il a bien raison. Aussi, pour comprendre les enjeux de la contre-offensive ukrainienne, il faut comprendre la logistique militaire russe. Celle-ci repose principalement sur le rail. Et c'est le point faible des Russes. Car il n'y a que trois grand axes logistiques pour les Russes:

  • Au nord, plusieurs lignes de chemin de fer arrivent à Luhansk qui sert d'important nœud logistique
  • Au centre, il y a le "pont terrestre" qui relie Donetsk à la Crimée, en passant par Marioupol et Melitopol
  • Au sud, il y a le pont de Kertch qui relie la Crimée à la Russie continentale


Si les Ukrainiens parviennent à détruire ces trois voies logistiques, la guerre deviendra très compliquée pour les Russes, qui se retrouveront, à plus grande échelle, dans la situation qu'ils ont connu à Kherson une fois les 3 ponts au dessus du fleuve Dniepr détruits: ils n'avaient plus que le choix entre se retirer ou être détruits.

De ces trois points, le plus facile à détruire est le pont de Kertch. Maintenant que les Ukrainiens disposent de missiles longue portée furtifs, ils ont tous les moyens de détruire ce pont, ce n'est qu'une question de temps. Il restera le trafic maritime pour ravitailler la Crimée, mais outre ses limites de capacité, il est vulnérable à des frappes de missiles sur les installations portuaires et aux attaques par drones maritimes que l'Ukraine utilise maintenant de plus en plus systématiquement.

Donc l'objectif de la contre offensive ukrainienne doit être de couper au moins un des deux axes logistiques russes. Les deux axes ne se valent pas: si les Russes perdent le premier (Luhansk), cela compliquera la logistique mais ils pourront continuer la guerre. S'ils perdent le second (le pont terrestre), la Crimée sera très difficilement tenable et cela posera un problème politique à Poutine: Les Russes n'en ont rien à faire du Donbas, par contre ils tiennent à la Crimée.

Cela étant posé, regardons les cinq axes d'attaques possible, que j'ai classé du plus probable au moins probable.




image @War_Mapper

1 Région de Zaporijja


C'est le choix le plus logique, tellement évident que tout le monde s'attend à ce que les Ukrainiens attaquent là. Zaporijja, c'est un peu le "Pas de calais" du débarquement des alliés pendant la seconde guerre mondiale: c'est l'endroit le plus évident, mais aussi le mieux défendu. Donc je renvoie au blog de Michel Goya qui a détaillé ce que pourrait être cet assaut à Zapo.



2 Sud de la région de Donetsk (Vuhledar)


Un autre axe possible pour la contre-offensive est l'axe Vuhledar -> Marioupol. Cet axe présente plusieurs avantages:
1) comme pour le premier axe (Zaporijja -> Mélitopol) une victoire sur cet axe permettrait de couper le "pont terrestre" et donc un des trois objectifs stratégique, tout en facilitant les raids vers le pont de Kerch.
2) cela permettrait aussi une victoire politique: recapturer Marioupol. Marioupol est la plus grande ville capturée par la Russie, une bataille symbolique et un lieu fortement lié à une des unités ukrainiennes les plus célèbres: le régiment Azov (dont la propagande russe se sert comme d'un épouvantail)
3) Vuhledar est là où se trouve trois très bonnes brigades ukrainiennes(68e Jager, 72e mécanisée, 79e assaut aérien), qui peuvent appuyer efficacement les nouvelles brigades. De plus, les troupes russes dans la régions ont été usées par les attaques qu'ils ont menés contre Vuhledar.
4) les Ukrainiens ont récemment frappé cette région à plusieurs reprises avec les Storm Shadows, et ont apparemment fait des dégâts importants
5) il semble que les Ukrainiens ont commencé à faire quelques progrès (très limités) dans la région

Il y a cependant quelques points négatifs:
1) la logistique ukrainienne sera compliquée: Vuhledar se trouve déjà "au bout" de la chaîne logistique ukrainienne, il n'y a pas de chemin de fer disponible et seulement des petites routes
2) inversement, la logistique russe sera plus aisée: ils disposent de nombreuses routes et chemin de fer dans la région




3 Région de Luhansk


C'est le second axe cité par Michel Goya, celui qui s'attaque à l'autre axe logistique russe. Le but de cette attaque est de couper la ligne ferroviaire qui relie Belgorod à Luhansk en prenant Starobilsk. Et pour prendre Starobilsk, il faut d'abord prendre Svatove. D'autre objectifs dans cette région est l'ensemble d'agglomérations Kremina, Rubizhne, Sievierodonetsk et Lyssychansk.

Il y a quelques avantages à attaquer sur cet axe:
1) c'est une zone moins densément peuplée, offrant plus de possibilités de manœuvre
2) elle est peut-être moins fortifiée que le front sud
3) plusieurs brigades d'élites ukrainiennes (92e mécanisée, 25e, 80e, 81e, 95e assaut aérien) sont dans la région et peuvent appuyer la contre-offensive
4) l'oblast de Luhansk est le seul a être quasiment occupé par les Russes (en plus de la Crimée); reprendre une partie significative de cette région ridiculise encore plus les prétentions d'annexions de la Russie.

Mais il y a aussi des désavantages:
1) même en cas de réussite (prise  de Starobilsk et de Sievierodonetsk et Lyssychansk), l'armée russe restera en relativement bonne position. Il faudra alors réussir une autre offensive dans le sud
2) les axes logistiques ukrainiens sont assez limités: pas de chemin de fer, la seule route importante va de Kupyansk à Svatove
3) le terrains est plus vallonné que dans le sud, ce qui pourrait favoriser la défense.
4) en cas de réussite, cela augment aussi la longueur du front à défendre pour les ukrainiens
5) c'est très proche du territoire russe

Cela dit, les raids en territoire russe mené par la Légion pour la Russie Libre et le Corps des Volontaires Russes peuvent transformer ces deux derniers points en avantages: il est possible d'utiliser ces forces pour déborder les Russes en passant par la Russie pour contourner leurs défenses.



4 Nord de la région de Donetsk (Bakhmut)



L'idée de mener la contre attaque ici est non seulement de reprendre Bakhmut, mais de le faire en tentant d'encercler les troupes russes qui s'y trouvent en menant des attaques sur les flancs.
En effet, la Russie a payé un tel prix pour capturer Bakhmut qu'il est possible qu'ils s'accrochent trop longtemps à la ville. Idéalement, deux attaques seraient menées: au sud, à partir de Toresk. Au nord, à partir de Siversk. Si les deux attaquent réussissent, les Ukrainiens peuvent créer un grand chaudron et piéger toutes les troupes russes concentrées à Bakhmut

Avantages:
1) sans doute le point le moins fortifié par les Russes, vu qu'ils ont été constamment à l'offensive depuis 1 an.
2) énorme victoire symbolique si les Ukrainiens reprennent en 1 mois tout le territoire conquis par les Russes en 1 an
3) beaucoup de très bonnes brigades ukrainiennes présentes sur place (même si elles ont été forcément usées par les combats)
4) possibilité d'infliger de grands dommages à l'armée russe


Désavantages:
1) cette attaque ne permet pas d'accomplir le moindre objectif stratégique sur les voies de ravitaillement russe.
2) la concentration des troupes russes (et leur qualité) est peut-être plus forte qu'ailleurs. Forte résistance à prévoir
3) les destructions immenses de toutes les villes et villages proches de Bakhmut risquent de ralentir l'offensive ukrainienne et de perturber leur logistique s'ils veulent poursuivre au delà de Bakhmut



5 Région de Kherson


L'idée serait de franchir le Dniepr par surprise pour menacer directement la Crimée. Plus facile à dire qu'à faire. Pour cela, les Ukrainiens doivent monter une opération dont la complexité n'a rien à envier au débarquement de Normandie

Pour réussir cette opération, les Ukrainiens doivent obligatoirement:
1) Réussir à capturer intact le barrage de Nova Kakhovka par une action commando. En effet, les Russes ont probablement miné ce barrage et peuvent le faire sauter à tout moment, inondant tout ce qui est en aval.
2) Établir une tête de pont par un assaut d'infanterie appuyé uniquement par de l'artillerie et des drones (pas de blindés dans un premier temps)
3) Élargir cette tête de pont sur environ 20km pour éloigner suffisamment l'artillerie russe
4) Créer un pont/ponton de 1km de long sur le Dniepr
5) Protéger ce pont des attaques aériennes
6) Aller suffisamment vite pour percer les multiples lignes de défense russes avant qu'ils ne réagissent

C'est très risqué, et si une des étapes rate, c'est tout le plan qui tombe à l'eau (littéralement), et tout l'équipement engagé qui est détruit. C'est pourquoi je ne crois pas à une grande offensive sur cet axe. D'un autre côté, tout le monde pense pareil (donc la surprise peut jouer). De plus, les deux brigades d'assaut aérien qui sont en réserve pour cette contre offensive (46e et 82e) ont été photographiées en train de s’entraîner aux assauts héliportés. Or, si cela peut sembler normal, il faut se souvenir que les brigades d'assaut aérien ukrainiennes sont surtout utilisées comme de l'infanterie motorisée d'élite. Il doit donc y avoir une bonne raison de s’entraîner aux assauts aériens.



Avec quels moyens ?


Il y a un peu plus d'un mois, Jérome du site militaryland.net avait listé toutes les unités disponibles (selon lui) pour la contre offensive: 27 brigades disponibles pour attaquer, sept autres pouvant servir de réserve (ou en formation pour une seconde offensive, ultérieure) plus d'autres unités plus petites. Cela représente environ 100 000 hommes. Depuis, d'autres brigades (notamment la 45e mécanisée) ont été annoncées comme étant en formation.

De même, les "leaks" du pentagone ont révélé que 9 nouvelles brigades étaient en formation dans les pays occidentaux et devaient être prêtes au plus tard fin avril. Les documents indiquaient aussi que 3 autres nouvelles brigades étaient formées et équipées par les Ukrainiens. Une de celle-ci (la 88e mécanisée) est déjà déployée du côté de Kupyansk. Une brigade supplémentaires seraient équipée et entraînée par la Suède, et auraient fini sa formation en mai (si on en croit les images parues). Disons une douzaine de nouvelles brigades de prêtes. A cela s'ajoutent les anciennes brigades qui sont principalement en réserve: 1e et 4e blindées, 46e assaut aérien, 128e assaut montagne, 60e, 61e, 63e 115e mécanisées + 3 brigades de la "garde offensive" (Azov, Kara-dag, Lyut). Au total, 23 brigades de prêtes (chiffre relativement proche de celui de militaryland.net). Voir aussi le billet de Michel Goya sur l'anatomie du corps de bataille ukrainien.

Et ce ne sont que les brigades de manœuvre: à celles-ci s'ajoutent des brigades de défense territoriales, dont certaines ont acquis beaucoup de compétence avec les combats. Pour rappel, les contre-offensives de l'automne derniers (Kherson et Kharkiv) impliquaient chacune une douzaine de brigades (dont 8 à 10  brigades de manœuvre).  On pourrait croire qu'on est sur un effectif équivalent, sauf que la vingtaine de brigades s'ajoutent aux brigades qui tiennent le front actuellement. Dans chacune des cinq axes d'attaques possibles, il y a environ 5 brigades qui tiennent la ligne (un peu moins de coté de Kherson, un peu plus du côté de Bakhmut). Si toutes les brigades sont concentrées, on parle donc, pour cette contre-offensive, d'une trentaine de brigades travaillant ensemble. Une puissance offensive équivalente au triple de ce qui avait été mobilisé pour chaque contre-offensive d'automne.

En face, les Russes ont aussi des avantages, comparé à l'automne 2022. D'abord, ils sont mieux fortifiés, et ne seront probablement pas pris par surprise. De plus, même s'il est difficile de savoir quels sont leurs effectifs exacts, il semble qu'ils sont bien plus nombreux et ne manquent certainement pas d'infanterie comme c'était le cas à l'automne 2022. Mais il reste une grande inconnue: la qualité des forces russes. En effet, la plupart des unités défensives n'ont pas été engagées depuis longtemps, peut-être à cause de leur faible qualité. Les Russes, pour mener leurs offensives, se sont reposés uniquement sur un petit nombre d'unités (VDV, infanterie marine, Wagner), comme s'ils n'avaient aucune confiance dans la qualité de leurs autres troupes. Cette grande inconnue fait que le résultat de l'offensive ukrainienne est difficile à prévoir: cela peut aller de l'échec ukrainien sur les premières lignes de défense à la déroute de l'armée russe. Et je me garderais bien de savoir ce qui est le plus probable.

En revanche, j'observe ceci: les Russes se sont empressés de lancer une offensive d'hiver, dans de mauvaises conditions, avec des mobiks peu formés, et ont gaspillé une grande partie du potentiel militaire qu'ils avaient généré avec la mobilisation de l'automne 2022. Les généraux ukrainiens, au contraire, ont des nerfs d'acier et ont la patience de faire une préparation de plusieurs semaines, voire plusieurs mois, afin de lancer leur offensive dans des conditions optimales. On peut leur faire confiance. Et un jour, il sera temps de dire, comme le vieux Jules: Alea jacta est !

 

 

EDIT: ajout d'une carte






4 commentaires:

  1. Merci et bravo pour cette publication très détaillée.

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  2. Bravo ! C'est tellement clair que même avec mes lacunes en art militaire et mon incapacité à lire une carte, j'ai à peu près compris. Un grand merci de ce travail. (et si ça peut servir à d'autres, j'ai utilisé cette carte  : https://www.sudouest.fr/international/europe/ukraine/carte-guerre-en-ukraine-un-an-de-conflit-quels-sont-les-territoires-conquis-et-perdus-par-l-armee-russe-14139688.php)

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    1. Merci. J'ai rajouté une carte pour que ce soit plus clair.

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