jeudi 8 août 2024

Kursk 2024

Le 6 août 2024, à la surprise générale, l'Ukraine a envahi la Russie, et a lancé une attaque mécanisée dans l'oblast de Koursk qui a débordé les faibles défenses russes. Petite analyse "à chaud" de ce qui s'y passe.

détournement de la boite du jeu Kursk 1943, édité par TS Wargames

 

 

Que se passe-t-il ?

Comme ni l'Ukraine, ni la Russie ne communiquent vraiment sur cette attaque, le brouillard de guerre est encore bien épais. Ce que l'on peut déjà en dire:

  • l'Ukraine a attaqué avec une force mécanisée relativement importante, probablement plusieurs bataillons voire même plusieurs brigades; on parle de la 22e brigade mécanisée et de la 82e brigade d'assaut aérien qui mèneraient cet assaut
  • contrairement aux incursions précédentes, qui étaient menées par les Russes/Biélorusses combattant du côté des Ukrainiens (deux petites formations ayant au mieux quelques centaines de combattants), cette fois-ci c'est l'armée régulière ukrainienne qui est à la manœuvre, avec donc des effectifs bien plus importants
  • les forces ukrainiennes ont rapidement débordé les forces russes situées directement à la frontières (et ont fait plusieurs dizaines de prisonniers au poste-frontière de Gogolevka) et ont pénétré les défenses russes dans une profondeur de 10-15km pour atteindre, voire dépasser, la principale ligne de défense russe dans la région. Certains milbloggers russes parlent même d'une pénétration de 30 km de profondeur
  • l'Ukraine garde un silence absolu sur ces opérations. Il semblerait qu'ils auraient conquis au moins 135 km2 de territoire russe
  • la Russie a commencé par dire que l'attaque avait été complètement repoussée (tout en disant que c'est une escalade inacceptable), avant de devoir admettre que l'Ukraine était allée un peu plus loin que la frontière. Ils ont commencé à employer leurs forces aériennes et même des missiles Iskander sur leur propre territoire. La confusion règne dans les rangs russes, si bien qu'un hélicoptère russe aurait détruit par erreur deux tanks T-62M.

Plusieurs analystes (bien plus compétents que moi) ont déjà donné leur avis sur cette offensive, je vais donc éviter de répéter ce qui peut être lu ailleurs. Je recommande notamment l'analyse de Mike Ryan, et celle de l'ISW, en français celle de Stéphane Audrand et je vais me concentrer sur quelques questions stratégiques.



L'Ukraine a-t-elle les moyens de mener une telle offensive ?

Depuis des mois, on dit que l'Ukraine manque d'hommes et de matériel. Personne ne s'attendait donc a une offensive ukrainienne, surtout dans ce secteur. L'Ukraine est en difficulté sur le front Est. Aussi, certains analystes, comme Tatarigami et Sarcastosaurus, reprochent à l'Ukraine d'y consacrer des moyens qui pourraient être bien plus utiles pour essayer de repousser les Russes dans le Donbass. Je pense que c'est un mauvais reproche, pour les raisons suivantes.

D'abord, il faut se rappeler qu'il y a quelques mois, suite à l'offensive russe sur Kharkiv, c'est l'Ukraine qui pensait devoir subir une attaque russe vers Sumy. Il est probable qu'ils ont donc déplacé au moins une ou deux brigades mécanisées dans la région, et que ce sont ces brigades qui sont aujourd'hui à l'offensive. 

Ensuite, je rappelle que l'Ukraine n'est pas en infériorité numérique, de manière générale. Si la Russie a la supériorité numérique dans certains secteurs, ce n'est pas vrai si on prend en considération l'ensemble des forces Ukrainiennes (comparé à la taille de la force d'invasion russe). L'Ukraine a tout intérêt à "activer" ses unités qui doivent de toute manière garder la frontière en prévision d'une possible attaque russe.

Reste la question des munitions. Peut-être que cette offensive a été permise par l'arrivée (il y a quelques semaines) des 100 000 premières munitions achetées avec "l'initiative tchèque". L’Allemagne a aussi très fortement augmenté ses livraisons de munitions au mois de juin 2024, livrant 71 000 obus. Il semble que ces livraisons sont suffisantes pour mener au moins une "petite" offensive, ou pour renforcer les défenses ukrainiennes dans le Donbas. La question est donc de savoir si ces munitions sont plus utiles dans cette offensive ukrainienne que sur le front de l'est.

Et je pense que la réponse est oui, pour la bonne raison que la Russie est bien plus à l'aise dans une guerre "statique" que dans une guerre de mouvement. Jouer le jeu des Russes, en envoyant toujours plus de troupes dans les tranchées à l'Est, n'est pas à l'avantage de l'Ukraine. Et puisque le front est ne peut pas être percé pour le moment, autant chercher la guerre de manœuvre là où il est possible de la mener: en Russie. 

D'autant plus que l'Ukraine dispose de beaucoup de brigades "légères" (défense territoriale, garde nationale), de Humvee et autres véhicules peu blindés mais très mobiles (par exemple les AMX-10RC) qui permettent à l'Ukraine de manœuvrer très rapidement si en face ils ne disposent pas de mines, de tranchées et de moyens lourds. Le problème est plus l'anti-aérien, mais pour peu que les Ukrainiens, profitant de la confusion russe, approchent une batterie Patriot à Sumy et les avions russes peuvent avoir quelques mauvaises surprises.



Quel intérêt ? 

On ne sait pas quel est l'objectif des Ukrainiens dans le secteur. Est-ce un raid de grande ampleur ? Cherchent-ils à occuper durablement le terrain ? Il est encore trop tôt pour le dire. 

Quoi qu'il en soit, le bénéfice de cette attaque est déjà énorme: en déstabilisant les forces russes dans la région, les Ukrainiens ont obtenu une victoire facile, et capturé des prisonniers: il est possible que ceux-ci sont des "planqués" ayant plus de valeur que les soldats russes de type "chaire à canon" envoyés dans le Donbas. De plus, si les Ukrainiens peuvent contrôler durablement du territoire russe (ce qui est loin d'être acquis), cela peut leur servir de levier pour un éventuel marchandage (même si je doute que Poutine négociera quoi que ce soit d'autres qu'une reddition ukrainienne). Ils reprennent aussi l'initiative à peu de frais, contraignent l'armée russe à une guerre de mouvement pour laquelle elle n'est plus équipée/organisée et moralement/médiatiquement, cela permet aussi de contrebalancer les avancées russes dans l'Est de l'Ukraine.

Mais le plus grand avantage, c'est d'avoir brisé le tabou d'une attaque directe sur le sol russe. Depuis 2022, l'Ukraine est contrainte de se battre "une main dans le dos" par les Occidentaux qui ne veulent pas que la guerre change d'échelle et que l'Ukraine attaque le territoire russe. Et là, ils l'ont fait. Et il n'y a quasiment aucune réaction: c'est les vacances, c'est les JO, c'est les élections américaines. Bref, l'Occident a la tête ailleurs. La distraction de l'Occident, qui fait si mal à l'Ukraine (en tarissant l'aide militaire pourtant si nécessaire), est exploitée par elle pour mettre tout le monde devant le fait accompli: oui, l'Ukraine peut opérer sur le sol russe, il n'y a aucune raison que le territoire russe soit un sanctuaire. Poutine ne déclenche pas la guerre nucléaire pour autant.

Et si le territoire russe n'est pas un sanctuaire, cela rend la Russie très vulnérable. D'abord, même s'ils arrivent à repousser les brigades ukrainiennes opérant actuellement sur le sol russe, ils devront par la suite grandement augmenter les troupes défendant la frontière. Après les premiers raids en Russie (en mai 2023), les Russes avaient dû mettre suffisamment de troupes pour repousser les raids de petite ampleur (limités par la taille de la légion des volontaires russes). S'ils doivent garder la frontière contre une possible attaque mécanisée ukrainienne, ils vont devoir y consacrer nettement plus de troupes.

Pire: si les Ukrainiens sont "autorisés" à opérer en Russie, cela leur offre de nouvelles possibilité de manœuvre, par exemple dans la région de Kharkiv: plutôt que d'attaquer frontalement les Russes pour reprendre Vovchansk, pourquoi ne pas plutôt passer par la Russie et encercler toutes les troupes russes du secteur ? Et au nord de Kupyansk passe la ligne de chemin de fer Belgorod - Luhansk, une des lignes de ravitaillement les plus importantes des Russes. Pour la couper, il faudrait que l'Ukraine libère tout le territoire jusqu'à Starobilsk, à environ 100km du front... ou avancent de 10km en Russie et s'emparent de Ourazonvo.

Et, qui sait, peut-être que le manque de réaction russe incitera enfin Scholtz à livrer les Taurus et Biden à autoriser les frappes d'ATACMS contre les aérodromes situés sur le sol russe. Mais là je rêve un peu trop.

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