samedi 29 juin 2024

A chaud et à froid

Je reviens sur deux billets que j'avais publiés l'an dernier quelques jours après que les évènements se soient produits, un sur la prise de Bakhmut, l'autre sur la destruction du barrage de Nova Kakhovka, car des études (bien plus poussées que les recherches que j'avais alors faites "à chaud") ont été publiées récemment et qui permettent de juger, un an plus tard, de la pertinence de mes analyses.

Art by Maria Tolstova / Mediazona



Estimation des pertes pour la bataille de Bakhmut

J'avais alors conclu que le nombre de morts, dans chaque camp, était:

Pour les Russes: probablement de 21 000 à 42 000 morts (intervalle maximal: de 16 000 à 51 000 morts)

Pour les Ukrainiens: probablement de 12 500 à 21 000 morts (intervalle maximal: de 9 500 à 26 000 morts)

Avec le caveat:  Notez que cela repose sur de grosses approximations, et qu'il faut prendre ça plus comme des ordres de grandeurs que des chiffres exacts.

 

Le journal russe Mediazona a publié une étude sur le nombre de morts dans le groupe Wagner, qui était la principale force d'attaque russe déployée dans le secteur. En s'appuyant sur les documents interne du groupe Wagner, ils ont pu prouver au moins 19 500 morts russes. Ils ne donnent pas les chiffres pour les autres unités russes présentes sur place, mais on peut supposer qu'il y en a eu au moins quelques milliers. L'estimation que j'avais faites pour les Russes se révèle avoir été correcte.

 

Mediazona a aussi vérifié les morts publiés par le compte twitter anonyme UALosses qui tient une base de donnés de soldats ukrainiens tués, et montré que leur base de donnée est fiable dans l'ensemble. UALosses donne la date et le lieu de la mort quand il est connu. Pour la bataille de Bakhmut, durant la période concernée (NB: ils ont retenu la période du 15 juillet 2022 au 06 juin 2023, en décalage de 2 semaines avec la période que j'avais choisie, du 3 juillet 2022 au 20 mai 2023), UALosses recense 4871 morts ukrainiens, auxquels il faut ajouter certains morts à Bakmut mais à une date inconnue et/ou aux bonnes dates mais dans un lieu inconnu. Même si ce sont des chiffres minimaux (certaines pertes peuvent être non documentées), il semble que j'avais un peu surestimé le nombre de morts ukrainiens. Les nombreux récits des "lourdes pertes ukrainiennes à Bakhmut" publiées dans les journaux occidentaux m'avaient certainement poussé à cette surestimation (NB: je me doutais à l'époque que je surestimais sûrement un peu les pertes ukrainiennes).

 


La destruction du barrage de Nova Kakhovka

Une semaine après sa destruction, j'avais conclu:

Il y a assez d'éléments pour conclure, au delà du doute raisonnable, que les Russes sont responsables de la destruction du barrage et donc de toutes les destructions causées par l’inondation qui s'en suit. Il y a encore un petit doute sur leurs intention (avait-ils vraiment l'intention de faire sauter tout le barrage d'un coup, où est-ce une erreur de leur part ?).

 

Une étude très complète sur cette destruction a été publiée 1 an après l'évènement. Elle conclut:

In summary, there is a reasonable basis to believe that the destruction of the Kakhovka Hydroelectric Power Plant resulted directly from the detonation of explosives planted by Russian military personnel within the Dam structure. There is no convincing information that would allow one to reasonably entertain alternative scenarios. Furthermore, there exists a strong probability that the order to destroy the power plant originated from representatives of Russia’s highest military-political command.

Ils aboutissent à cette conclusion sensiblement à partir des éléments que j'avais déjà pointés, mais en poussant l'enquête beaucoup plus loin que je ne l'avais alors fait.



Conclusion

J'avais donc vu juste.

Je ne dis pas ça pour me jeter des fleurs (enfin, pas seulement pour ça). Il y a deux ans, après la découverte du massacre de Boutcha (puis de tous les autres massacres) je m'étais engueulé avec des "pacifistes" qui prétendait qu'on ne pouvait pas savoir qui avait vraiment commis ces massacres et justifiaient leur position par le célèbre aphorisme: "La première victime d'une guerre, c'est la vérité". Et prétendaient qu'il vaudra au moins 10 ans avant qu'on puisse connaître la vérité.

Sauf que c'est faux. Certes, on ne peut pas tout savoir dans l'immédiat, il y a toujours un certain "brouillard de guerre"; mais, en étant rigoureux dans la méthodologie, en s'appuyant sur les renseignements en sources ouvertes et le travail des journalistes sérieux, on peut quand même avoir une bonne idée de ce qui se passe, quasiment en temps réel. ceux qui prétendent qu'on ne peut rien savoir utilisent en fait le sophisme du tout ou rien. Et c'est d'autant plus pernicieux que, une actualité chassant l'autre, les partisans du "on ne peut pas encore savoir" comptent en fait sur cette amnésie du grand public pour que, quand les preuves définitives seront enfin disponible, tout le monde ou presque ne ce souciera plus de l'événement originel.

C'est pourquoi il est important de faire des analyses "à chaud". Il faut être conscient des limites de ces analyses, garder à l'esprit que les estimations que l'on fait à chaud restent assez grossières, et être prêt à réviser ses conclusions quand de nouveaux éléments factuels mettent à mal nos analyses. 

Or, j'ai l'impression que les grands journaux ont quasiment tous délaissé ces analyses "à chaud". Ils se contentent généralement de citer les deux belligérants, sans prendre position pour déterminer qui ment et qui dit la vérité. Et ce genre de neutralité journalistique ne favorise pas la vérité, mais au contraire favorise les menteurs, et laissent les lecteurs dans l'ignorance là où pourtant il y a une soif de savoir. 

A ma connaissance, aucun grand journal français n'a, "à chaud", publié d'estimation chiffrée des pertes à Bakhmut ni n'a clairement affirmé que les Russes étaient responsables de la destruction du barrage: au mieux, les journalistes citent des "experts" pour éviter de prendre eux-même explicitement position. Toujours cette "neutralité journalistique" qui au final nuit tant à la qualité des journaux.

 

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