dimanche 25 juin 2023

Les 24 heures du Monstre

Le mafieux Evgueni Prigojine, à la tête de l'organisation terroriste Wagner, nous a offert en Russie un spectacle pyrotechnique et médiatique de premier choix, menaçant de marcher sur Moscou avec son armée privée, avant de (semble-t-il) conclure un accord avec Poutine grâce à l’intermédiaire de Loukachenko. Tentative de décryptage à chaud de cette séquence surréaliste qui aura duré un peu plus de 24H.

 

Pour ceux qui n'auraient rien suivi

La séquence commence le vendredi 23 juin, avec une n-ième interview de Prigojine dans laquelle il annonce que la guerre en Ukraine se passe mal (pour les Russes), que les prétextes d'entrée en guerre étaient plus ou moins bidons, et met en cause ses têtes de turc habituelles (le ministre de la défense Choigu, le chef d'état-major Gerassimov) tout en épargnant Poutine. Violence verbale à laquelle il nous avait habitué, dans un contexte où Choigu cherche à contrôler toutes les milices privées (dont Wagner) au détriment de Prigojine.

Mais sous le prétexte d'une attaque  (réelle ou non) d'un camp Wagner par un hélicoptère des forces armées russes, Prigojine passe à la vitesse supérieure et lance toute la milice Wagner dans une rébellion armée. Il marche d'abord sur la ville de Rostov-sur-le-don, ville russe proche de l'Ukraine où se trouve le GQ qui coordonne toute l'invasion de l'Ukraine par les forces russes. 

Il y a quelques affrontements avec l'armée régulière, mais aussi de possibles ralliements de certaines unités de l'armée à Prigojine (les choses ne sont toujours pas claires). Toujours est-il que les forces de Prigojine prennent le contrôle du QG et par extension de la ville en seulement quelques heures (alors qu'il leur avait fallu près d'un an pour prendre Bakhmut). 

Une fois la ville sous contrôle, les troupes rebelles remontent rapidement l'autoroute M-4 qui va de Rostov à Moscou, toujours sans rencontrer grande résistance à part quelques attaques aériennes. Les défenses anti-aériennes du groupe Wagner parviennent à abattre au moins 6 hélicoptères et 1 avion.

Rien ne semble arrêter Wagner quand, le samedi 24 juin au matin, Poutine prend publiquement la parole pour condamner les agissements de Wagner, les accuser de trahison et promettre une sévère punition contre les rebelles. Prigojine, qui avait plus ou moins évité de mettre en cause Poutine directement, répond en disant qu'il ne compte pas s'arrêter et ira jusqu'au bout. A partir de ce moment, c'est le pouvoir de Poutine qui est directement menacé par la rébellion de Wagner

Wagner parvient au moins jusqu'à Voronej (400km de Moscou) et semble même être allé plus loin quand, dans la soirée du 24 juin, nouveau coup de théâtre: Prigojine et Poutine parviennent à un accord: Prigojine est pardonné mais va (en exil ?) en Biélorussie; le sort de Choigu, Gerassimov et des miliciens Wagner est incertain: a priori, les deux premiers vont se faire virer, et les troupes rebelles sont pardonnées, mais qui sait ce qui va réellement se passer.

Bref, le coup d'état a fait pschitt.


Une mise en scène ?

La rapidité de la résolution de la crise laisse certains penser que tout cela n'était qu'un coup monté, que l'opposition n'était que factice et que cela n'a servit qu'à écarter Choigu (ou tout autre but encore inconnu). Je ne suis pas d'accord.

Tout d'abord, il y a eu de vrais combats et les pertes matérielles russes ont été conséquentes. Rien que pour l'armée de l'air:

  • 3 x Mi-8mtpr 
  • 1 x Mi-8 
  • 1 x Ka-52 
  • 1 x Mi-35 
  • 1 x IL-18/22 VZPU

les 3 Mi-8mtpr sont une pertes très sérieuse, d'autant que 2 autres de ces appareils avaient déjà été détruits il y a un peu plus d'un mois. Ce sont des appareils rares: on estime que la Russie n'en avait, avant guerre, qu'une vingtaine d'exemplaires. En perdre 5 en moins de 2 mois va beaucoup diminuer les capacité russes dans le domaine du brouillage électronique. 

Mais c'est surtout le coût politique qui est exorbitant. Poutine passe pour un lâche. Prigojine passe pour un traître. En l'espace d'une journée, le pouvoir russe a vacillé, exposant aux yeux de tous ses faiblesses. Et cela va donner des idées à d'autres qui rêvent de prendre la place de Poutine, ou simplement de se créer un petit fief personnel dans une Russie en décomposition. 

Donc dans cette séquence, il n'y a que des perdants. Le fait qu'ils aient passé un accord montre surtout la faiblesse de l'un et l'autre:

  • Prigojine ne se sentait pas assez fort pour prendre Moscou (peut-être n'a-t-il pas obtenu les ralliements qu'il espérait)
  • Poutine ne se sentait pas assez fort pour écraser Prigojine (peut-être doutait-il de la loyauté des troupes défendant Moscou)

 

Conséquences sur la guerre en Ukraine

Il est encore un peu trop tôt pour savoir si les Ukrainiens ont pu profiter de la désorganisation temporaire des Russes. Cependant, il y aura des conséquences à long terme qui sont très favorables aux Ukrainiens:

  1. Poutine reste en place, mais est affaibli. Il est même possible que Poutine réalise que plus la guerre se prolonge, plus le risque qu'un général se rebelle à la tête d'une partie de l'armée augmente
  2. Même si Poutine a promis l'amnistie, il est fort probable que le groupe Wagner va cesser d'exister dans sa forme actuelle. Or, c'était une des seules forces russes qui avaient réussi à obtenir quelques résultats, le reste de l'armée ayant complètement raté son offensive d'hiver
  3. Poutine va devoir retirer certaines troupes (sûrement des troupes d'élite) du front pour garder une force capable de le défendre contre d'autres rebelles éventuels
  4. La perspective d'une possible guerre civile russe ne va pas encourager la coopération entre les diverses unités de l'armée. Toujours difficile de faire confiance aux soldats de la tranchée voisine sachant que demain, ils peuvent être de potentiels ennemis si une guerre civile éclate

 

mardi 13 juin 2023

Qui a détruit le barrage de Nova Kakhovka ?

Qu'est-ce qui a provoqué la destruction du barrage de Nova Kakhovka il y a maintenant une semaine ? Les média semblent ne pas vouloir prendre partie. Au mieux, ils relaient les accusations des uns et des autres et évoquent les trois hypothèses:

  1. ce sont les Russes
  2. ce sont les Ukrainiens
  3. le barrage a cédé "naturellement"

Photo1: 28 mai 2023

 

En fait, le barrage n'a pas été détruit en une seule fois. Et on connaît la chronologie assez précisément (les lettres correspondent à ce qui est indiqué sur l'image ci-dessus); j'ai mis quel côté est contrôlé par les ukrainiens, quel côté est contrôlé par les russes:

  • A: destruction d'une partie du pont-route et du barrage par les Russes lors de leur retraite de Kherson (novembre 2022)
  • B: destruction d'une partie du pont-route entre le 1 et le 2 juin 2023
  • C: destruction d'une partie du barrage (appelé par la suite l'évacuateur) le 6 juin 2023 à 2:35 (heure locale)
  • D: destruction de la centrale hydro-électrique le 6 juin 2023 à 2:54

J'expliquerai par la suite comment on peut être sûr de cette chronologie, et comment on peut en établir les causes probables.


Un effondrement naturel ?

 

Il y a plusieurs arguments contre cette hypothèse. Déjà, ce serait une coïncidence étrange que le barrage cède naturellement justement le jour où les Ukrainiens lancent leur contre-offensive. De plus, le fait que le barrage a cédé a 2 endroits distincts (d'abord l'évacuateur de crues, puis l'usine hydroélectrique) fait dire au professeur Christopher Binnie qu'une "cause naturelle est très improbable".  Mais surtout il y a bien eu une explosion, le 6 juin à 2:54, enregistrée par un satellite espion américain et par un sismographe:
"Data from regional seismic stations show clear signals on Tuesday 6 June at 2:54 local time (01:54 Norwegian time). Time and location (coordinates: 46.7776, 33.37) coincide with reports in the media about the collapse of the Kakhovka dam. The signals indicate that there was an explosion."

 

Néanmoins, certains s'accrochent à cette hypothèse, notamment ici. Je vais donc critiquer cette étude. Contrairement à son auteur Pierre Ranvier (un pseudonyme), je ne suis pas spécialiste des infrastructures hydrauliques. En revanche, je vérifie les informations et je sais détecter les failles d'un raisonnement logique.

L'auteur décrit un scénario qui aurait pu amener à un effondrement "naturel" du barrage:

  • Cette augmentation du niveau d’eau entraine un endommagement du fond de la rivière, dans la zone où l’eau s’écoule. Une fosse se crée et s’agrandit progressivement, sans que l’exploitant du barrage ne semble capable de stopper l’évolution. La fosse grandit donc,
  • La veille de la catastrophe, une dalle qui portait le pont-route sur le barrage s’effondre dans la fosse, provoquant une panique chez les exploitants, qui voient venir la catastrophe, et tentent, en dernier recours, de faire transiter de l’eau par l’usine,
  • Cette opération, avec une usine non raccordée sur le réseau, a pour conséquence la destruction de la partie supérieure du génie civil de l’usine,
  • Parallèlement, soit par poursuite de l’approfondissement de la fosse, soit en conséquence de l’inondation de l’usine, une instabilité de l’évacuateur de crues conduit l’ensemble de certains plots de la structure à décoller de leur fondation, et à être embarqués par les flots.

Or, comme l'auteur le reconnaît, ce scénario est invalidé par deux faits:

  1. la partie du pont-route ne s'est pas effondré le 5 juin, mais entre le 1er et le 2 juin; la motivation pour "faire passer l'eau par l'usine" disparaît
  2. une vidéo prise par un drone a montré que le barrage a été détruit en deux temps: d'abord l'évacuateur, ensuite la centrale hydroélectrique. L'auteur est alors obligé d'imaginer que les Russes ont soit cherché à noyer l'usine, soit détonné un stock d'explosif qui s'y trouvait. Cependant, le court temps entre les deux explosions (seulement une vingtaine de minutes) n'explique pas comment ni pourquoi les Russes auraient réagi aussi rapidement.

On peut reconnaître à l'auteur une certaine honnêteté intellectuelle; cependant, quand des faits sont venus remettre en question son scénario, il a essayé de s'y accrocher quand même (ce qui est très humain), plutôt que d'envisager la thèse, de l'explosion. Ou plutôt, des explosions: une petite pour détruite l'évacuateur; une grosse pour détruire la centrale hydroélectrique. 

De fait, l'auteur n'a aucun argument "technique" pour rejeter l'idée que quelqu'un a pu faire sauter le barrage. Il n'y oppose que sa conviction que "personne n'avait intérêt à le faire" (nous y reviendrons) et pose deux questions:

Comment expliquer qu’il n’y ait qu’une seule secousse sismique enregistrée, alors que l’on voit sur des vidéos prises par le drone que l’évacuateur de crues et l’usine ne se sont pas rompus en même temps ?
- Il y a eu en fait deux secousses: une plus petite à 2:35  (rupture de l'évacuateur) et une grande à 2:54 (explosion de la centrale hydroélectrique); la vidéo du drone a été filmé pendant les 20 minutes qui séparent ces deux événements.

Comment expliquer la rupture du pont-route à l’aval de l’évacuateur de crues, intervenue quelques jours avant la brèche située au même endroit ?

L'auteur pense que cette rupture est naturelle car il serait impossible de détruire  les piliers (qui tenaient le pont-route, pas le barrage lui-même) à coup d'explosif. N'étant pas spécialiste des explosifs, je ne me prononcerais pas sur cette impossibilité. Je n'exclus pas non plus la possibilité que ces deux piliers ont été détruits "naturellement" par l'érosion, suite à des vannes ouvertes pendant plusieurs mois au même endroit.

Je constate en revanche que Pierre Ranvier (ingénieur spécialisé dans les ouvrages hydrauliques) n'est pas non plus spécialiste des explosifs, mais qu'il se permet d'avoir un avis. En plus de mieux connaître la sismologie que les sismologues qui avaient conclut à une explosion sur la base de ce que le sismographe avait enregistré le 6 juin à 2:54.

La thèse des explosions est plus simple d'un point de vue logique, car elle permet d'expliquer avec une seule cause (la volonté de détruire le barrage) les deux destructions. Ainsi que la présence du drone dans les 20 minutes qui séparent les deux destructions: il était là pour contrôler le travail. Ainsi que d'autres faits que nous verrons dans la suite. Le rasoir d'Okham nous incite donc à privilégier la thèse d'une destruction humaine.


A qui profite le crime ?


Une fois l'hypothèse "naturelle" écartée, reste à savoir si ce sont les Russes ou les Ukrainiens. Et beaucoup se demandent, pour savoir qui est le coupable, "à qui profite le crime ?" C'est une très mauvaise méthode. D'une part, elle permet, au mieux, de désigner un ou plusieurs suspects (il faut ensuite trouver des preuves pour étayer les soupçons). 

D'autre part, la bonne question n'est pas "à qui profite le crime" mais plutôt "qui pouvait croire que le crime allait lui profiter". En effet, les gens agissent en fonction de leurs connaissances et de leurs croyances, et non en fonction de la réalité objective. 

Enfin, la réponse à cette question peut être contradictoire en fonction de la temporalité, comme c'est le cas ici:

  • à très long terme (après guerre), la destruction du barrage est objectivement très défavorable aux Ukrainiens: ils perdent un gros moyen de production électrique (en plus de la centrale hydraulique, il est impossible de redémarrer la centrale nucléaire de Zaporijja sans ce barrage), l'irrigation qui permettait l'agriculture au sud du pays est détruite, les eaux ont causé des dégâts se chiffrant en milliards d'euros. Mais subjectivement (s'ils croient qu'ils peuvent conserver les terres qu'ils occupent actuellement), elle est aussi défavorable aux Russes pour les mêmes raisons (+ fin du canal d'eau alimentant la Crimée)
  • à long terme, la situation pourrait être favorable aux Ukrainiens: les premières lignes de défense russe au sud du Dnipro ont été détruites, cela peut leur donner un nouvel axe d'attaque du côté de Zaporijja ou de Kherson. Mais il faut pour cela que le terrain soit franchissable, et ne reste pas une zone marécageuse, donc c'est difficile à prévoir; au mieux, il faudra plusieurs semaines voire des mois avant que les terrains ne soient autre chose que de vases étendues boueuses; au pire, ça n'aura pas le temps de sécher avant les pluies d'automne
  • à court terme, la destruction du barrage est favorable aux Russes: cela empêche pour le moment toute action offensive ukrainienne de ce côté, et la catastrophe humanitaire force les Ukrainiens à utiliser une partie de leurs ressources pour sauver des civils (les Russes, de leurs côtés, en profitent pour refouler et donc laisser crever les Ukrainiens n'ayant pas demandé de passeport russe)


Donc que faut-il en penser ? Je ne dirais qu'une chose: ce genre de calcul court-termiste et criminel qui se révèle catastrophique sur le long terme, c'est ce à quoi nous ont habitué les Russes depuis le 24 février 2022. Ce qui fait d'eux les principaux suspects. Maintenant, passons aux choses sérieuses.



Quelques faits

 

D'après le New York Times, "l'explication la plus plausible est celle de l'explosion délibérée à l'intérieur du barrage. Seuls les Russes y avaient accès". Autre article, qui arrive aux mêmes conclusions. Mais bon, il arrive que les experts du New York Times se trompent. Examinons comment les faits se sont déroulés.


Photo2: 4 et 6 juin 2023
 

Je remets une photo du barrage avant/après la destruction. Attention: cette photo est prise dans le sens inverse par rapport à la première. Les lettres désignent les mêmes parties qu'avant.

On peut donc relever les faits suivants:

  1. Lors de leur offensive sur Kherson, les Ukrainiens avaient pris soin d'éviter de lancer roquettes HIMARS sur le barrage, même si cela aurait été plus efficace. En effet, ils ont préféré viser un pont sur l'écluse juste à côté du barrage, même si c'était plus facile pour les Russes réparer/contourner ce petit pont de l'écluse (E sur la photo) que le grand pont du barrage (B sur la photo)
  2. Lors de leur fuite de Kherson en novembre dernier, les Russes avaient déjà fait explosé une partie du barrage (et le pont routier, juste du côté contrôlé par les Ukrainiens, en A sur la photo) pour empêcher les Ukrainiens de les poursuivre au delà du Dnipro; ils ont montré que, contrairement aux Ukrainiens, ils n'ont que faire de la sécurité du barrage
  3. les Russes avaient donc accès au barrage, les Ukrainiens, non. Le barrage a explosé du côté de la rive contrôlée par les Russes. Plus exactement, il a explosé d'abord au milieu (C sur la photo); ensuite, l'usine hydroélectrique a explosé 20 minutes plus tard (D sur la photo)
  4. les Russes ont fait monté le niveau de l'eau du barrage ces derniers mois (depuis février 2023) après avoir fait baissé le niveau en novembre-décembre 2022. Il n'est pas clair si les Russes pouvaient encore contrôler les vannes (qui semblaient être dans la même position depuis au moins février 2023). En revanche, on sait qu'ils pouvaient les contrôler jusqu'en décembre 2022 puisqu'ils ont fermé la plupart des vannes pour faire monter le niveau à partir de janvier 2023
  5. depuis le déclenchement de la contre-offensive ukrainienne, les Russes ont fait sauté 3 autres barrages dans les territoires ukrainiens qu'ils contrôlent. Après avoir fait monté le niveau des eaux. Ils ont récemment fait sauté deux autres barrages dans l'oblast de Donetsk, pour essayer de freiner la progression des Ukrainiens dans ce secteur
  6. Les Russes avaient miné le barrage - et s'en étaient vanté en décembre 2022. Ils avaient aussi menacé les Ukrainiens de faire sauter ce barrage si ceux-ci essayaient de franchir le Dnipro
  7. Le 30 mai 2023, les Russes ont fait voté une loi excluant de mener une enquête technique sur "les accidents de structures hydrauliques résultant d'opérations militaires, de sabotage et d'acte terroriste"



Tous ces faits montrent que les Ukrainiens voulaient conserver le barrage alors que, depuis des mois peut-être, les Russes se préparaient à faire exploser le barrage. Mais peut-être que tout ne s'est pas passé exactement comme ils l'avait prévu.


Un sabotage qui aurait mal tourné ?


De fait, la communication des russes juste après le drame a été analysée. Elle a été pour le moins erratique.


On note que:

  1. l'explication d'une destruction du barrage suite à une "frappe ukrainienne" ne tient pas: en effet, les Russes ont commencé à dire qu'il ne se passait rien. S'il y avait eu une frappe de missile sur le barrage, vu la quantité d'explosif nécessaire, ils l'auraient remarqué. De fait, ce n'est que 5-6 heures après l'explosion (alors que la destruction du barrage était impossible à cacher) qu'ils ont inventé cette histoire de "frappe ukrainienne"
  2. il faut aussi signaler que quelques soldats russes (stationnés près du barrage) avaient fait des demi-aveux
  3. leur communication indique qu'ils avaient plutôt prévu de faire une "petite" explosion pour provoquer une "petite" inondation, sans doute dans le but de noyer les îles du Dnipro récemment capturées par les Ukrainiens, mais que par erreur ou mauvais calcul, ils ont détruit bien plus que ce qu'ils l'auraient voulu
  4. c'est aussi ce qui transpire de l'enregistrement d'une conversation entre deux soldats russes (à prendre avec précaution, car fournie par les services secrets ukrainiens)
  5. selon Reporting from Ukraine, les Russes auraient prévu d'évacuer leurs positions au sud du Dnipro en 3 jours. Cependant, suite à une montée des eaux plus rapide que prévu, ils n'ont eu que 2 heures pour évacuer et ont fini avec de l'eau jusqu'à la ceinture. 
  6. Sur le canal Telegram de la 205e brigade d'infanterie motorisée (l'unité russe qui gardait le barrage), un soldat avoue: "Comme je l'avais dit en novembre, le barrage était miné. Mais nous avons fait une petite erreur de calcul, et les conséquences de cette action incontrôlée seront bientôt une perte significative de territoires."

 

Il est difficile de cerner les intentions des Russes et leur but exact; il semble en revanche qu'ils n'ont pas tout maîtrisé, même si la raison de cette erreur est encore inconnue: panique ? précipitation ? mauvais ordres ? Quoi qu'il en soit, le résultat est catastrophique pour les populations et pour l'environnement.

 

Conclusion


Il y a assez d'éléments pour conclure, au delà du doute raisonnable, que les Russes sont responsables de la destruction du barrage et donc de toutes les destructions causées par l’inondation qui s'en suit. Il y a encore un petit doute sur leurs intention (avait-ils vraiment l'intention de faire sauter tout le barrage d'un coup, où est-ce une erreur de leur part ?).


Les dégâts sont immenses, tant en ce qui concerne les villes que l'environnement. On ne sait pas encore précisément l'ampleur des destructions, on sait juste qu'elles seront colossales. Quelques exemples de ce qu'on détruit les Russes: le zoo de Nova Kakhovka (des milliers d'animaux ont péri), la maison-musée de l'artiste Polina Rayko, des milliers d'hectares de terres cultivables, etc. Cette catastrophe a aussi permis de voir la différence entre les Ukrainiens et les Russes. Et de voir des choses surprenantes, comme ces opérateurs de drones qui utilisent leurs compétences pour porter secours à une famille réfugiée dans le grenier de sa maison. Cette famille a ensuite pu être secourue.


La destruction du barrage de Nova Kakhovka est le pire crime de guerre commis par les Russes dans ce conflit, et pourtant il y a de la concurrence. Y compris de nombreux crimes de guerre qui ont été filmés. D'autant plus que, conformément à leur habitude de tirer sur des ambulances, les Russes ont tiré à l'artillerie sur les civils qui évacuaient Kherson. Il n'y a pas de mots pour qualifier le comportement de ces criminels russes, qui sont tant par leur comportement que par leur idéologie, les schizofascistes du XXIe siècle. Il est dommage que les occidentaux ne réagissent pas plus vigoureusement à ce crime, qu'on peut pourtant considérer comme l'usage d'une arme de destruction massive.



Contributions des autres intervenants

 

Je recopie ici divers commentaires issus du blog de Michel Goya La voie de l'épée, et qu'il me semble intéressant de conserver, et surtout, de retrouver plus facilement que quand ils sont noyé dans la masse. Si vous êtes l'auteur d'un de ces commentaires et que vous ne souhaitez pas qu'il soit reproduit ici, merci de me le demander en commentaire et je supprimerai le passage en question

Isaty:

Pour permettre une réflexion sur ces questions voici quelques liens encore :
1) Situation
# Cartes de 1943 https://en.defence-ua.com/news/1943_maps_show_what_ukraines_kakhovka_reservoir_will_look_like_when_the_waters_settle_down-6932.html
# Avant guerre - Barrage, centrale et canal de Crimée (twitter Stephane Audrand) https://pbs.twimg.com/media/Fx7XIAaXoAEO3rG.png
# Animation photo Avant-Après pour situer les brèches et ce qui reste
https://defence-ua.com/media/contentimages/39464803b9b03567.gif

2) Special Tonton - Photos de la construction du barrage et de la centrale (et d’autres récentes) d’Andson Nosenko (tirées du compte JonHallin https://twitter.com/JonHallin/status/1666879401215000596).
A voir là, avec plein d’autres photos anciennes ou récentes :
https://www.google.com/maps/place/Centrale+hydro%C3%A9lectrique+de+Kakhovka/@46.7752063,33.3722014,3a,75y,90t/data=!3m8!1e2!3m6!1sAF1QipPYpGyZYcNoyLAsy93bt2mYfT_XcrTdDTHdeKX3!2e10!3e12!6shttps:%2F%2Flh5.googleusercontent.com%2Fp%2FAF1QipPYpGyZYcNoyLAsy93bt2mYfT_XcrTdDTHdeKX3%3Dw203-h135-k-no!7i5184!8i3456!4m9!3m8!1s0x40c3854022407b99:0x8b499c66946348c!8m2!3d46.774826!4d33.3718376!10e5!14m1!1BCgIgAQ!16s%2Fm%2F0_vbknx?entry=ttu

3) Une histoire de vannes et d’exploitation qui explique le fonctionnement normal des 6 barrages sur le Dniepr
https://threadreaderapp.com/thread/1668349432436252691.html
 

4) Dégâts
# schéma du barrage et pour comprendre les écoulements, turbulences, etc => immédiatement après les brèches https://twitter.com/BruckenRuski/status/1666841638998507522
# autre exemple sous forme de maquette
https://twitter.com/PauliusZaleckas/status/1666861694256021524
# effondrements à plusieurs endroits et sur plusieurs hauteurs
https://twitter.com/JonHallin/status/1666847638778437634 (animations intéressantes)

5) Un barrage pour l’électricité et aussi pour des canaux :
# Canal de Crimée : https://twitter.com/Nrg8000/status/1666721106651394049
# Canaux pour l’agriculture :
https://threadreaderapp.com/thread/1666062460967690240.html
https://threadreaderapp.com/thread/1666352735132995584.html
# Systèmes d’eau et d’énergie sur le secteur (histoires d’eau pour Kherson et Mykolaïv)
https://twitter.com/BruckenRuski/status/1668656333472641051 


Laurent:

- Le barrage de Kakhova n'a sans doute pas été détruit par les Ukrainiens, pour de nombreuses raisons : il fournit de l'électricité à l'Ukraine, permet l'irrigation des terres avoisinantes, et les Ukrainiens devront le reconstruire quand les Russes seront partis. Ce n'est pas un effondrement de barrage voute : pas de lame emportant tout et noyant les troupes russes, uniquement une montée des eaux en plusieurs heures sur quelques mètres, ce qui pénalise surtout les populations locales (ukrainiennes, faut-il le rappeler).
- Les accusations russes de bombardements ukrainiens sont sans fondement : la partie du barrage où les explosions ont eu lieu est sous contrôle russe. Si les Ukrainiens avaient les moyens de détruire le barrage par des bombardements (ce qui est douteux), ils auraient sans doute utilisé cette option pour emprisonner les troupes russes lors de leur retraite de Kherson. Le fait qu'ils ne l'aient pas fait avant est une bonne indication que ce n'est pas le cas actuellement, surtout en raison du timing.
- Si, comme les Russes eux-mêmes l'indiquent, une contre-offensive est en préparation, la rupture du barrage est une mauvaise opération pour les Ukrainiens : ils ne pourront plus faire de missions de reconnaissance et de harcèlement à travers le fleuve, et les chars devraient attendre des semaines avant que les rives sèchent et soient praticables. Les Russes ont donc les mains libres sur cette partie du front et peuvent réemployer leurs troupes pour défendre d'autres zones (en particulier le sud).


Pedro:
un argument en faveur de la thèse d'une connerie russe : dans même évoquer le fait qu'ils ont probablement effectué dessus des tirs sous faux drapeau, ils ont fait de la centrale nucléaire de Zaporijia un bastion armé, donc une cible. Déjà ça, c'est complètement con. Autre argument : cet acharnement stupide à faire tomber Bakhmut, qui leur a couté des dizaine de millier de vies pour des gains territoriaux dérisoires, qu'ils ont même du mal à défendre. Un autre argument en faveur de leur crétinerie : le pouvoir militaire confié à prighojine et à l'autre brêle de kadyrov, qui ne font qu'attendre le bon moment pour se retourner contre leur maître et passent leur temps à lui chier dans les bottes.

Bref, la destruction, volontaire ou pas, du barrage de Kakhovka s'inscrit parfaitement dans la magistrale lignée des conneries russes, juste derrière la décision de lancer une "opération spéciale" pour prendre Kiev en trois jours.


Tonton:
Quand on observe l'évolution des dégâts sur le barrage dans le temps, l'hypothèse d'un sabotage mal contrôlé est très crédible.
Les premières images montrent une « brèche » au niveaux des vannes les plus proches de la centrale électrique.
Puis la partis supérieur du barrage et la centrale ce disloquent par tronçon préfabriqué (ou coffrage successif du fait e l’âge de la structure).
Ce matin c’est pratiquement toute la parti supérieur qui est partis au fil de l’eau. Cela explique la difficulté a prédire la fin de l’inondation puisque la taille et la forme de la brèche évolue encore.

superposition d'images avant/après utile pour comprendre

https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/avant-apres-guerre-en-ukraine-decouvrez-l-ampleur-de-la-destruction-du-barrage-de-kakhovka-et-de-ses-consequences_5873204.html


Brennos:
Girkin lui même doute que les ukrainiens soient à l'origine de la destruction du barrage, car "ils semblent avoir été totalement pris au dépourvu par l'explosion".
https://twitter.com/NOELreports/status/1666347538780237825

Pour moi, le plus probable reste une explosion provoquée par les ruSSes, mais peut-être de façon semi-accidentelle.
Ils avaient miné le barrage depuis des mois, on le sait (et c'est logique).
Soit ils ont voulu provoquer une petite explosion contrôlée pour élever le niveau de l'eau et noyer les iles occupées par les ukrainiens, mais sans vouloir forcément inonder toute la rive est, et comme on le voit sur les photos, la brèche s'est rapidement agrandie sans contrôle...
Soit un lieutenant bourré de vodka a confondu le fil rouge et le fil bleu...
En effet, pour des raisons pratiques (quantité d'explosif), seuls les ruSSes ont pu détruire le barrage, mais en définitive, pas sur que ce soit une décision murement réfléchie...


Wirette:

Encore un fois, affirmations non sourcées, notamment sur le fait que les "propos seraient nettement plus nuancés" sur les causes de la rupture du barrage.
Sur l'impact des dégâts  : les déclarations de l'ONU sont ici https://www.lemonde.fr/international/live/2023/06/07/guerre-en-ukraine-en-direct-la-destruction-du-barrage-de-kakhovka-une-catastrophe-dont-l-ampleur-ne-pourra-etre-pleinement-evaluee-que-dans-les-prochains-jours-selon-l-onu_6176507_3210.html?#id-983731
Sur la responsabilité du crime de guerre  :
- le gouvernement américain affirme détenir des preuves de l'implication russe, qu'il s'apprête à déclassifier https://www.lemonde.fr/international/live/2023/06/07/guerre-en-ukraine-en-direct-la-destruction-du-barrage-de-kakhovka-une-catastrophe-dont-l-ampleur-ne-pourra-etre-pleinement-evaluee-que-dans-les-prochains-jours-selon-l-onu_6176507_3210.html?#id-983676
(on n'est pas précisément dans les propos nuancés)
- notre hôte explique fort bien ici pourquoi les Russes sont vraisemblablement à l'origine de ce crime de guerre https://www.radioclassique.fr/podcasts-et-emissions/les-stars-de-linfo/

Par ailleurs, une visite sur twitter, mot clés "Les Russes, m'a permis hier de constater une grande similitude d'argumentaire (et de vocabulaire) sur les comptes défendant l'hypothèse d'une implication ukrainienne. On semble donc en présence d'une attaque informationnelle concertée.


Soldat Pithivier:

En dehors d'une pollution des sols par des produits chimiques, hydrocarbures notamment, apportés par l'eau, une autre explication peut être la modification des écosystèmes.
La rupture du barrage a dans un premier temps crée une inondation mais dans un second temps elle va permettre au fleuve de reprendre son cours naturel. Le lit du Dniepr va donc occuper une zone beaucoup plus large que précédemment et des terres agricoles vont se retrouver sous l'eau du fleuve ou en zone marécageuse. De plus il va y avoir un problème d'irrigation puisque l'un des objectifs du barrage était de stocker l'eau du Dniepr pour la redistribuer aux terres agricoles du sud le l'Ukraine et de la Crimée. Sans cette eau; ces zones vont revenir à leur état originel de steppe pontique.
On est donc bien face à une catastrophe écologique, et humaine, majeure.

Un lien une nouvelle version de la centrale hydroélectrique de Kakhovskaya : une erreur des sapeurs et une explosion imprévue.
https://novakahovka.city/articles/291912/pidriv-kahovskoi-ges-nova-versiya

 

Laure H:

Dans ce sens, un article norvégien (clic en haut à droite sur les 3 points pour traduire ;o) " le changements du niveau et du débit de la rivière après l'effondrement pourraient créer des problèmes majeurs pour l'agriculture du barrage, estime le ministère ukrainien de l'Agriculture.
En premier lieu, ils s'attendent à ce que Flaumar couvre 10 000 hectares de terres agricoles sur la rive ukrainienne du Dnipro.
Ceux-ci auront également des conséquences majeures pour les canaux d'irrigation qui ont été utilisés par les agriculteurs dans la grande région.
La catastrophe d'origine humaine perturbera l'approvisionnement en eau de 31 systèmes d'irrigation dans les comtés de Dnipropetrovsk, Kherson et Zaporizhzhya.
La destruction de la centrale hydroélectrique de Kakhovka fera de la zone agricole du sud de l'Ukraine un désert dès l'année prochaine".
https://www.nrk.no/urix/hastemote-i-fns-tryggingsrad-om-demningsbresten-i-ukraina-1.16436324


Brennos:

Je ne pense pas que l'alimentation en eau de la Crimée soit un paramètre à prendre en compte, dans la recherche de justification à la destruction du barrage.
- Dans le meilleur des cas, ces effets se feront sentir à long terme (8 mois, 1 an ?),
- les ruSSes s'en sont passés pendant des années,
- ils ont maintes fois montré dans l'histoire, que ce genre de considérations ne les empêchaient en rien pendant une guerre (politique de la terre brulée). Staline avait fait la même chose en 1941, et on sait que Putler l'admire.

Que les ukrainiens auraient saboté pour le barrage pour assécher la Crimée (argument entendu chez des pro-ruSSes) est encore plus loufoque. Non seulement pour les raisons citées ci-dessus, mais surtout à cause du moment : cela n'aurait aucun sens de faire péter le barrage maintenant alors qu'ils lancent leur offensive pour précisément, libérer les terres du Sud et la Crimée. A la rigueur, s'ils avaient attendu 3 mois et l'échec de leur offensive aboutissant à un gel du front, on aurait pu se poser la question. Mais maintenant, c'est complètement exclus.

Powstanec:

Il y a eu une autre catastrophe provoquée par la destruction d'un barrage, en août 1941. Évidemment ce n'est pas celui de Nova Kakhova, mais cela peut être intéressant si on veut faire un comparatif. En tout cas cela montre le mépris que les Staline et les Poutine ont pour la vie de leurs propres compatriotes (puisque les Ukrainiens seraient des Russes d'après le professeur Poutine) si cela coïncide avec leurs intérêts stratégiques.
https://www.rferl.org/a/european-remembrance-day-ukraine-little-known-ww2-tragedy/25083847.html



Autres liens

Fil Aric Toler - contient beaucoup de liens, vidéos, informations:

https://twitter.com/AricToler/status/1670071983009157128

Fil Andrew_barr 

https://threadreaderapp.com/thread/1668979717989335042.html

Qui a détruit le barrage de Kakhovka? Petite leçon de journalisme par un grand historien

https://www.heidi.news/articles/qui-a-detruit-le-barrage-de-kakhovka-petite-lecon-de-journalisme-par-un-grand-historien

Stéphane Audrand sur la destruction du barrage
Conclusion (étayée) : "à 95% ça ressemble à un coup des Russes".
https://threadreaderapp.com/thread/1666008880470536193.html

Xavier Tytelman : Qui a pu détruire le barrage (conséquences militaires)
https://youtu.be/PHXYzs_lQ0s

Bilan au 7 juin par photos satellite
https://twitter.com/Nrg8000/status/1666737794537115648


Un article sur les conséquences de la destruction du barrage
https://en.defence-ua.com/news/1943_maps_show_what_ukraines_kakhovka_reservoir_will_look_like_when_the_waters_settle_down-6932.html

dimanche 4 juin 2023

En attendant la contre-offensive

Depuis maintenant quelques mois, les média n'ont plus qu'une question en tête: "Où et quand aura lieu la contre-offensive ukrainienne ?" En effet, l'Ukraine a formé au moins une dizaine (et possiblement une vingtaine) de nouvelles brigades spécialement pour cette contre-offensive, qui ont été équipées avec l'aide de l'occident. C'est au moins 50 000 hommes (et probablement bien plus) qui sont prêts pour mener cette contre-offensive.


Et aux yeux de ces média impatients, cette contre-offensive tarde. Or, elle a déjà commencé. Pas l'offensive en elle-même, mais sa préparation active a commencé mi avril, et s'est intensifié au mois de mai: frappes d'artillerie plus fréquentes, destruction systématique des pièces d'artillerie russes, et surtout des radars et de l'équipement de guerre électronique, frappes sur les dépôts logistiques avec les HIMARS et plus récemment les Storm Shadows, action des partisans en Russie, tout cela contribue à affaiblir les Russes avant de passer à l'assaut terrestre, qui est maintenant une question de jours (au mieux), de quelques semaines (le plus probable) ou d'un ou deux mois (au pire).



Le "quand" étant réglé, reste à savoir le "où".


Comme le répète souvent le général Ben Hodges: "la guerre est une question de volonté et de logistique". Il a bien raison. Aussi, pour comprendre les enjeux de la contre-offensive ukrainienne, il faut comprendre la logistique militaire russe. Celle-ci repose principalement sur le rail. Et c'est le point faible des Russes. Car il n'y a que trois grand axes logistiques pour les Russes:

  • Au nord, plusieurs lignes de chemin de fer arrivent à Luhansk qui sert d'important nœud logistique
  • Au centre, il y a le "pont terrestre" qui relie Donetsk à la Crimée, en passant par Marioupol et Melitopol
  • Au sud, il y a le pont de Kertch qui relie la Crimée à la Russie continentale


Si les Ukrainiens parviennent à détruire ces trois voies logistiques, la guerre deviendra très compliquée pour les Russes, qui se retrouveront, à plus grande échelle, dans la situation qu'ils ont connu à Kherson une fois les 3 ponts au dessus du fleuve Dniepr détruits: ils n'avaient plus que le choix entre se retirer ou être détruits.

De ces trois points, le plus facile à détruire est le pont de Kertch. Maintenant que les Ukrainiens disposent de missiles longue portée furtifs, ils ont tous les moyens de détruire ce pont, ce n'est qu'une question de temps. Il restera le trafic maritime pour ravitailler la Crimée, mais outre ses limites de capacité, il est vulnérable à des frappes de missiles sur les installations portuaires et aux attaques par drones maritimes que l'Ukraine utilise maintenant de plus en plus systématiquement.

Donc l'objectif de la contre offensive ukrainienne doit être de couper au moins un des deux axes logistiques russes. Les deux axes ne se valent pas: si les Russes perdent le premier (Luhansk), cela compliquera la logistique mais ils pourront continuer la guerre. S'ils perdent le second (le pont terrestre), la Crimée sera très difficilement tenable et cela posera un problème politique à Poutine: Les Russes n'en ont rien à faire du Donbas, par contre ils tiennent à la Crimée.

Cela étant posé, regardons les cinq axes d'attaques possible, que j'ai classé du plus probable au moins probable.




image @War_Mapper

1 Région de Zaporijja


C'est le choix le plus logique, tellement évident que tout le monde s'attend à ce que les Ukrainiens attaquent là. Zaporijja, c'est un peu le "Pas de calais" du débarquement des alliés pendant la seconde guerre mondiale: c'est l'endroit le plus évident, mais aussi le mieux défendu. Donc je renvoie au blog de Michel Goya qui a détaillé ce que pourrait être cet assaut à Zapo.



2 Sud de la région de Donetsk (Vuhledar)


Un autre axe possible pour la contre-offensive est l'axe Vuhledar -> Marioupol. Cet axe présente plusieurs avantages:
1) comme pour le premier axe (Zaporijja -> Mélitopol) une victoire sur cet axe permettrait de couper le "pont terrestre" et donc un des trois objectifs stratégique, tout en facilitant les raids vers le pont de Kerch.
2) cela permettrait aussi une victoire politique: recapturer Marioupol. Marioupol est la plus grande ville capturée par la Russie, une bataille symbolique et un lieu fortement lié à une des unités ukrainiennes les plus célèbres: le régiment Azov (dont la propagande russe se sert comme d'un épouvantail)
3) Vuhledar est là où se trouve trois très bonnes brigades ukrainiennes(68e Jager, 72e mécanisée, 79e assaut aérien), qui peuvent appuyer efficacement les nouvelles brigades. De plus, les troupes russes dans la régions ont été usées par les attaques qu'ils ont menés contre Vuhledar.
4) les Ukrainiens ont récemment frappé cette région à plusieurs reprises avec les Storm Shadows, et ont apparemment fait des dégâts importants
5) il semble que les Ukrainiens ont commencé à faire quelques progrès (très limités) dans la région

Il y a cependant quelques points négatifs:
1) la logistique ukrainienne sera compliquée: Vuhledar se trouve déjà "au bout" de la chaîne logistique ukrainienne, il n'y a pas de chemin de fer disponible et seulement des petites routes
2) inversement, la logistique russe sera plus aisée: ils disposent de nombreuses routes et chemin de fer dans la région




3 Région de Luhansk


C'est le second axe cité par Michel Goya, celui qui s'attaque à l'autre axe logistique russe. Le but de cette attaque est de couper la ligne ferroviaire qui relie Belgorod à Luhansk en prenant Starobilsk. Et pour prendre Starobilsk, il faut d'abord prendre Svatove. D'autre objectifs dans cette région est l'ensemble d'agglomérations Kremina, Rubizhne, Sievierodonetsk et Lyssychansk.

Il y a quelques avantages à attaquer sur cet axe:
1) c'est une zone moins densément peuplée, offrant plus de possibilités de manœuvre
2) elle est peut-être moins fortifiée que le front sud
3) plusieurs brigades d'élites ukrainiennes (92e mécanisée, 25e, 80e, 81e, 95e assaut aérien) sont dans la région et peuvent appuyer la contre-offensive
4) l'oblast de Luhansk est le seul a être quasiment occupé par les Russes (en plus de la Crimée); reprendre une partie significative de cette région ridiculise encore plus les prétentions d'annexions de la Russie.

Mais il y a aussi des désavantages:
1) même en cas de réussite (prise  de Starobilsk et de Sievierodonetsk et Lyssychansk), l'armée russe restera en relativement bonne position. Il faudra alors réussir une autre offensive dans le sud
2) les axes logistiques ukrainiens sont assez limités: pas de chemin de fer, la seule route importante va de Kupyansk à Svatove
3) le terrains est plus vallonné que dans le sud, ce qui pourrait favoriser la défense.
4) en cas de réussite, cela augment aussi la longueur du front à défendre pour les ukrainiens
5) c'est très proche du territoire russe

Cela dit, les raids en territoire russe mené par la Légion pour la Russie Libre et le Corps des Volontaires Russes peuvent transformer ces deux derniers points en avantages: il est possible d'utiliser ces forces pour déborder les Russes en passant par la Russie pour contourner leurs défenses.



4 Nord de la région de Donetsk (Bakhmut)



L'idée de mener la contre attaque ici est non seulement de reprendre Bakhmut, mais de le faire en tentant d'encercler les troupes russes qui s'y trouvent en menant des attaques sur les flancs.
En effet, la Russie a payé un tel prix pour capturer Bakhmut qu'il est possible qu'ils s'accrochent trop longtemps à la ville. Idéalement, deux attaques seraient menées: au sud, à partir de Toresk. Au nord, à partir de Siversk. Si les deux attaquent réussissent, les Ukrainiens peuvent créer un grand chaudron et piéger toutes les troupes russes concentrées à Bakhmut

Avantages:
1) sans doute le point le moins fortifié par les Russes, vu qu'ils ont été constamment à l'offensive depuis 1 an.
2) énorme victoire symbolique si les Ukrainiens reprennent en 1 mois tout le territoire conquis par les Russes en 1 an
3) beaucoup de très bonnes brigades ukrainiennes présentes sur place (même si elles ont été forcément usées par les combats)
4) possibilité d'infliger de grands dommages à l'armée russe


Désavantages:
1) cette attaque ne permet pas d'accomplir le moindre objectif stratégique sur les voies de ravitaillement russe.
2) la concentration des troupes russes (et leur qualité) est peut-être plus forte qu'ailleurs. Forte résistance à prévoir
3) les destructions immenses de toutes les villes et villages proches de Bakhmut risquent de ralentir l'offensive ukrainienne et de perturber leur logistique s'ils veulent poursuivre au delà de Bakhmut



5 Région de Kherson


L'idée serait de franchir le Dniepr par surprise pour menacer directement la Crimée. Plus facile à dire qu'à faire. Pour cela, les Ukrainiens doivent monter une opération dont la complexité n'a rien à envier au débarquement de Normandie

Pour réussir cette opération, les Ukrainiens doivent obligatoirement:
1) Réussir à capturer intact le barrage de Nova Kakhovka par une action commando. En effet, les Russes ont probablement miné ce barrage et peuvent le faire sauter à tout moment, inondant tout ce qui est en aval.
2) Établir une tête de pont par un assaut d'infanterie appuyé uniquement par de l'artillerie et des drones (pas de blindés dans un premier temps)
3) Élargir cette tête de pont sur environ 20km pour éloigner suffisamment l'artillerie russe
4) Créer un pont/ponton de 1km de long sur le Dniepr
5) Protéger ce pont des attaques aériennes
6) Aller suffisamment vite pour percer les multiples lignes de défense russes avant qu'ils ne réagissent

C'est très risqué, et si une des étapes rate, c'est tout le plan qui tombe à l'eau (littéralement), et tout l'équipement engagé qui est détruit. C'est pourquoi je ne crois pas à une grande offensive sur cet axe. D'un autre côté, tout le monde pense pareil (donc la surprise peut jouer). De plus, les deux brigades d'assaut aérien qui sont en réserve pour cette contre offensive (46e et 82e) ont été photographiées en train de s’entraîner aux assauts héliportés. Or, si cela peut sembler normal, il faut se souvenir que les brigades d'assaut aérien ukrainiennes sont surtout utilisées comme de l'infanterie motorisée d'élite. Il doit donc y avoir une bonne raison de s’entraîner aux assauts aériens.



Avec quels moyens ?


Il y a un peu plus d'un mois, Jérome du site militaryland.net avait listé toutes les unités disponibles (selon lui) pour la contre offensive: 27 brigades disponibles pour attaquer, sept autres pouvant servir de réserve (ou en formation pour une seconde offensive, ultérieure) plus d'autres unités plus petites. Cela représente environ 100 000 hommes. Depuis, d'autres brigades (notamment la 45e mécanisée) ont été annoncées comme étant en formation.

De même, les "leaks" du pentagone ont révélé que 9 nouvelles brigades étaient en formation dans les pays occidentaux et devaient être prêtes au plus tard fin avril. Les documents indiquaient aussi que 3 autres nouvelles brigades étaient formées et équipées par les Ukrainiens. Une de celle-ci (la 88e mécanisée) est déjà déployée du côté de Kupyansk. Une brigade supplémentaires seraient équipée et entraînée par la Suède, et auraient fini sa formation en mai (si on en croit les images parues). Disons une douzaine de nouvelles brigades de prêtes. A cela s'ajoutent les anciennes brigades qui sont principalement en réserve: 1e et 4e blindées, 46e assaut aérien, 128e assaut montagne, 60e, 61e, 63e 115e mécanisées + 3 brigades de la "garde offensive" (Azov, Kara-dag, Lyut). Au total, 23 brigades de prêtes (chiffre relativement proche de celui de militaryland.net). Voir aussi le billet de Michel Goya sur l'anatomie du corps de bataille ukrainien.

Et ce ne sont que les brigades de manœuvre: à celles-ci s'ajoutent des brigades de défense territoriales, dont certaines ont acquis beaucoup de compétence avec les combats. Pour rappel, les contre-offensives de l'automne derniers (Kherson et Kharkiv) impliquaient chacune une douzaine de brigades (dont 8 à 10  brigades de manœuvre).  On pourrait croire qu'on est sur un effectif équivalent, sauf que la vingtaine de brigades s'ajoutent aux brigades qui tiennent le front actuellement. Dans chacune des cinq axes d'attaques possibles, il y a environ 5 brigades qui tiennent la ligne (un peu moins de coté de Kherson, un peu plus du côté de Bakhmut). Si toutes les brigades sont concentrées, on parle donc, pour cette contre-offensive, d'une trentaine de brigades travaillant ensemble. Une puissance offensive équivalente au triple de ce qui avait été mobilisé pour chaque contre-offensive d'automne.

En face, les Russes ont aussi des avantages, comparé à l'automne 2022. D'abord, ils sont mieux fortifiés, et ne seront probablement pas pris par surprise. De plus, même s'il est difficile de savoir quels sont leurs effectifs exacts, il semble qu'ils sont bien plus nombreux et ne manquent certainement pas d'infanterie comme c'était le cas à l'automne 2022. Mais il reste une grande inconnue: la qualité des forces russes. En effet, la plupart des unités défensives n'ont pas été engagées depuis longtemps, peut-être à cause de leur faible qualité. Les Russes, pour mener leurs offensives, se sont reposés uniquement sur un petit nombre d'unités (VDV, infanterie marine, Wagner), comme s'ils n'avaient aucune confiance dans la qualité de leurs autres troupes. Cette grande inconnue fait que le résultat de l'offensive ukrainienne est difficile à prévoir: cela peut aller de l'échec ukrainien sur les premières lignes de défense à la déroute de l'armée russe. Et je me garderais bien de savoir ce qui est le plus probable.

En revanche, j'observe ceci: les Russes se sont empressés de lancer une offensive d'hiver, dans de mauvaises conditions, avec des mobiks peu formés, et ont gaspillé une grande partie du potentiel militaire qu'ils avaient généré avec la mobilisation de l'automne 2022. Les généraux ukrainiens, au contraire, ont des nerfs d'acier et ont la patience de faire une préparation de plusieurs semaines, voire plusieurs mois, afin de lancer leur offensive dans des conditions optimales. On peut leur faire confiance. Et un jour, il sera temps de dire, comme le vieux Jules: Alea jacta est !

 

 

EDIT: ajout d'une carte






jeudi 1 juin 2023

Comment repérer la propagande russe (2)

Nouvel exemple de désinformation russe reprise telle quelle par un média français.

Aujourd'hui, dans le "Live Le Monde":

08:25

La ville russe de Chebekino visée par des « frappes ininterrompues »

Le gouverneur de l’oblast de Belgorod, Viatcheslav Gladkov, a déclaré jeudi, sur Telegram, que Chebeniko, une ville de la région russe de Belgorod, frontalière de l’Ukraine, est visée depuis plusieurs heures par des « frappes ininterrompues » aux lance-roquettes. « Huit personnes ont été blessées. Il n’y a pas de morts », a-t-il précisé. Le bilan initial dévoilé par le gouverneur faisait état de cinq blessés, parmi lesquels un policier.


La dépêche (car j'imagine qu'il s'agit d'une dépêche AFP, comme souvent) précise à la fin: Selon M. Gladkov, « l’ennemi n’a pas pénétré sur le territoire de la région de Belgorod », mais « des frappes en masse sont en cours ».

A aucun moment Le Monde ne remet en cause la version russe Or, la vérité est que le "corps des volontaires russes" a de nouveau pénétré en Russie, et que des combats ont eu lieu à Chebeniko (qui est directement sur la frontière). Il ne semble pas que les russes anti-Poutine ont pu aller plus loin.

Mais ce que les Russes essaient de faire  passer comme un bombardement contre des civils russes, ce sont des combats (et on peut imaginer que les deux camps font usage d'artillerie sur la ville). Pour le moment, pas un mot d'explication dans le journal français, alors que l'information sur les combats est déjà disponible.

L'armée ukrainienne manque-t-elle d'hommes ?

Ces derniers temps, on lit souvent, dans la presse, que l'armée russe est "en supériorité numérique" et que l'armée ukrain...