mercredi 24 mai 2023

La prise de Bakhmut





Ainsi, les Russes ont finalement pris Bakhmut, au bout de plus de 10 mois de combat. Comme d'habitude depuis le début de cette guerre, les narratifs pro-russe et pro-ukrainien sont diamétralement opposés. Mais peut-on vraiment dire que les Russes ont emporté une grande victoire à Bakhmut ?


Une victoire politique ?


Depuis le 24 février 2022, les Russes ont capturé 7 villes de plus de 50 000 habitants: (population avant guerre, chiffres arrondis)

  • Mariupol  (430 000)
  • Kherson   (280 000)
  • Melitopol (150 000)
  • Berdiansk (110 000)
  • Sievierodonetsk (110 000)
  • Lyssychansk (95 000)
  • Bakhmut (70 000)


Bakhmut (ou ce qu'il en reste) est donc la 7e plus grosse "prise" des Russes, ce qui n'est pas négligeable mais est une ville bien moins importante que ce qu'ils avaient capturé de février à juillet 2022. Au niveau du pays tout entier, Bakhmut est/était la 56e plus grande ville d'Ukraine, pas négligeable mais loin d'être d'une importance capitale. Cela dit, si on raisonne en terme d'attention médiatique, de longueur des combats, etc, on peut dire qu'il s'agit d'une des trois grandes victoires russes (les deux autres étant Marioupol et le couple Sievierodonetsk/ Lyssychansk), voire même la plus grande victoire russe. Surtout, comme l'ont déjà dit bon nombre de commentateurs, il s'agit d'une première victoire russe depuis les défaites cinglantes de Kharkiv / Izium / Lyman et Kherson (je compte Soledar comme faisant partie de la bataille de Bakhmut).


Les pro-russes en profitent pour nous ressortir tous leurs éléments de langage:
- "l'armée Ukrainienne est détruite", "la Russie ne peut que gagner" -> faux, comme nous le verrons plus tard
- "il faut négocier" -> comprendre "il faut donner à Poutine ce qu'il veut sinon il se fâche très fort"
- etc

D'un autre côté, les Ukrainiens ont aussi tout fait pour mettre l'accent sur Bakhmut. Ou plutôt sur la "forteresse Bakhmut" selon les mots de Zelensky, qui en a fait un élément central de sa communication. Zelensky a expliqué qu'il fallait tenir Bakhmut jusqu'au début de la contre offensive. Certaines de ses justifications de la décision de défendre la ville se retournent aussi contre lui; par exemple, la fois où il a dit en gros que, si les Russes prennent la ville, ils pourront facilement capturer ensuite Kramatorsk etc (ce qui est faux). Bref, le discours ukrainien a fait de Bakhmut une ville importante qu'il ne fallait pas perdre.

Ville-forteresse, mais aussi ville-martyr, symbole de la lutte pour la survie de l'Ukraine et des sacrifices consentis. Du fait des rotations d'unités, beaucoup de brigades ukrainiennes sont ou ont été à Bakhmut et dans ses environs, ce qui fait que, d'un point de vue symbolique, Bakhmut est le "Verdun" de cette guerre, ne serait-ce que par le sang versé. Mais en augmentant la valeur symbolique de la ville, les Ukrainiens ont aussi augmenté la valeur symbolique de sa prise.

Donc la prise de la ville, même au bout de plus de 10 mois de combat, constitue une vraie victoire politique pour les Russes. Est-ce aussi une victoire militaire ?



Une ville stratégique ?


En mai 2022, l'armée russe avait pris Popasna, ce qui leur avait permis de prendre à revers les défenses ukrainiennes de Sievierodonetsk/ Lyssychansk. La prise de Popasna (ville située sur les hauteurs) a ouvert beaucoup de voies d'attaque aux Russes, dont une vers Bakhmut. Il leur a fallu ensuite un an pour parcourir les 30 km qui séparent Popasna de Bakhmut, et la prise de Bakhmut ne leur ouvre aucune nouvelle perspective. 

Tout ce qu'ils ont gagné, c'est le droit de butter sur la ligne de défense ukrainienne juste derrière Bakhmut. Il n'en a pas toujours été ainsi. Quand la bataille a commencé, Bakhmut avait une réelle importance stratégique. En effet, les Russes menaçaient Kramatorsk, Sloviansk et Sieversk à la fois par le nord est et le nord-ouest (et aussi par l'est, pour Sieversk). La prise de Bakhmut aurait permis aux Russes d'attaquer aussi par le sud, et de rendre inévitable leur encerclement.


carte militaryland.net, 04/09/2022
carte militaryland.net, 21/05/2023

Comme on peut le voir sur ces deux cartes, la situation stratégique de l'Ukraine s'est beaucoup améliorée dans la région depuis les contre-attaques de septembre/octobre. C'est là un paradoxe de cette "victoire" russe: ils ont mis tellement de temps à prendre la ville que les Ukrainiens s'en sortent renforcés et ce n'est pas la cas des Russes.


Aussi les poutinistes qui prétendent que "les Ukrainiens disent que Bakhmut n'a pas d'importance stratégique depuis qu'ils sont sur le point de la perdre" n'ont rien compris. C'est la contre-attaque Ukrainienne de septembre/octobre 2022 qui a fait perdre à Bakhmut son importance stratégique. Pas l'offensive russe de 2023. Cela dit, si cette ville est juste symbolique, et elle est importante aussi par les torrents de sang qui ont été versés tant pour la défendre que pour la prendre. De fait, chacun des deux camps est persuadé d'avoir "saigné" l'autre (comme à les Allemands et Français étaient persuadés d'avoir saigné leur adversaire à Verdun). Qu'en est-il vraiment?

La réponse n'est pas simple, et il faut commencer par savoir ce qu'on appelle la bataille de Bakhmut. Wikipedia considère qu'elle a commencé le 01/08/22 lorsque les Russes ont lancé leur première attaque contre la ville même. Je ne suis pas d'accord avec cette définition, car elle omet toute la phase d'approche de la ville. Pour ma part, je considère que la bataille de Bakhmut est l'ensemble des combats qui se sont déroulé dans un rayon d'environ 25km autour de Bakhmut (ce qui inclut donc Soledar), du 3 juillet 2022 (prise de Lyssychansk) au 20 mai 2023 (prise de Bakhmut). Cette définition est arbitraire (d'autant qu'on peut dire que la bataille de Bakhmut n'est pas encore terminée), mais ces limites correspondent aux efforts qu'ont dû consentir les Russes pour prendre entièrement cette ville.

 

Déroulement des combats

 On peut résumer la bataille de Bakhmut en 4 grandes phases:

  1. L'attaque directe (juillet-aout): suite à leur victoire à Lyssychansk, les Russes avancent directement vers Bakhmut et Soledar, qui sont atteintes début août. Cependant, l'attaque directe échoue et les Russes sont repoussés. La progression au sud de Bakhmut continue lentement; au nord les Russes sont stoppés nets. Analyse: les Russes étaient peut-être trop confiants et cette phase se solde par un échec pour eux
  2. La stagnation (septembre-novembre): en septembre, les Ukrainiens lancent leur contre-offensive dans l'Oblast de Kharkiv. Il y a aussi quelques contre-attaques du côté de Bakhmut, mais le front évolue peu durant cette période, avec toujours quelques progressions russes au sud de Bakhmut. Analyse: les contre-offensives ukrainiennes ont pu avoir un effet indirect (l'armée russe pouvant moins consacrer de moyens au secteur de Bakmut). Cependant, Wagner se renforce pendant cette période en recrutant un grand nombre de prisonniers russes.
  3. L'encerclement (décembre-février): en décembre, les Russes prennent progressivement quelques positions-clefs au nord-est de Soledar (Yakovlivka et Bilohorivka) tout en continuant leur lente progression au sud. Début janvier, tout s'accélère rapidement avec la prise de Soledar. Le front nord plie, les Russes progressent aussi au sud et menacent une première ligne de ravitaillement. Les Russes progressent ensuite au nord, prenant  une à une les lignes de défenses ukrainiennes qui semblent incapables de stopper les Russes, au point que fin février, toutes les lignes de ravitaillement de Bakhmut sont coupées ou sous le feu de l'artillerie russe. Analyse: cette phase est incontestablement un succès russe, qui a été obtenu en sacrifiant des milliers de prisonniers recrutés par Wagner (on parle d'un taux d'attrition de 50 à 80% parmi eux). La progression est rapide, mais il n'y a pas pour autant de véritable percée russe ni d'encerclement de l'armée ukrainienne. Les défenses ukrainiennes se révèlent en tout cas bien moins solides qu'on pouvaient l'espérer.
  4. Le combat urbain (mars-mai): L'assaut de la ville même de Bakhmut avait déjà commencé bien avant, mais il s'intensifie à partir de début mars, les Russes attaquant à la fois par le nord, l'est et le sud. La progression est lente mais presque continue. Fin mars, ils s'emparent de toute la partie est de la ville; début avril, du centre ville; mi avril, les combats se déroulent autour de la ligne de chemin de fer. Enfin, début mai, c'est l'assaut du dernier quartier détenu par les Ukrainiens, à l'ouest de la ville. Analyse: il m'est difficile de commenter cette phase de la bataille. Les combats ont été brutaux, avec de nombreuses pertes de part et d'autre. Il n'en reste pas moins que les Ukrainiens ont obligés les Russes à attaquer directement la ville, ils ont réussi à éviter l'encerclement (et même à dégager les axes de ravitaillement par des contre-attaques) et globalement, ce fut une retraite contrôlée, faisant payer très cher chaque mètre de terrain cédé.

De manière générale, si les Russes ont pu progresser et atteindre leurs objectifs tactiques, ce fut toujours au prix de pertes humaines élevées, et sans démontrer de supériorité stratégique. Ils ont été incapables d'encercler Bakhmut, ont souvent privilégié la voie la plus coûteuse pour eux et se sont montré incapables de percer les lignes ukrainiennes. Ce qui les a sauvé, si l'on peut dire, ce sont les moyens engagés (et qui n'ont pas manqué, contrairement à ce que disait Prigojine le pleurnicheur).

D'un autre côté, les Ukrainiens n'ont pas réussi à tenir leurs lignes, à part dans la phase 2. La disproportion des moyens engagés a sans doute été en leur défaveur, et ils n'étaient peut-être pas prêts à affronter les "vagues humaines" mises en oeuvre par Wagner en janvier-février. Mais surtout, la défense s'est montré plutôt médiocre si on compare le nombre de brigades ukrainiennes engagées à Bakhmut. En particulier en phase 3 (celle qui a été la plus favorable aux Russes) est aussi celle où il y avait (officiellement) le plus d'unités ukrainiennes dans le secteur de Bakhmut. En effet, après les contre-offensives de Kharkiv et Kherson, un certain nombre de brigades ukrainiennes ont été réaffectées au secteur de Bakhmut.

Je n'ai jamais su si c'était parce que les brigades étaient plus en rotation à Bakhmut qu'ailleurs, ou si elles n'étaient que partiellement engagées, ou trop abîmées pour être efficaces (mais dans ce cas, pourquoi les engager ?). Est-ce que cela a entraîné une désorganisation fatale aux Ukrainiens ? Peut-être. Il semble que la chute de Soledar a été la cause et/ou la conséquence d'une certaine désorganisation, et que la situation s'est relativement améliorée lorsque les Ukrainiens ont bâti leur défense autour de quelques unité d'élites (notamment la 93e brigade mécanisée).

Bien sûr, les poutinistes nous expliquent que ce grand nombre d'unités ukrainiennes est le résultat d'une saignée de l'armée ukrainienne. Ils insistent beaucoup sur le fait qu'une "compagnie privée de prisonniers armées de pelles" a mis en déroute (ou a détruit) la moitié de l'armée ukrainienne. Ce narratif est faux. Tout d'abord, Wagner n'est pas une compagnie privée (les vraies compagnies de  mercenaires ne peuvent pas se procurer des T-90M ou des MLRS thermobariques) mais une partie des forces armées russes, qui a travaillé la main dans la main avec l'armée régulière, même s'il y a eu des frictions entre eux. Les effectifs de Wagner, qui ont été fluctuant, ont sans doute culminé à environ 50 000 hommes ce qui représente l'équivalent de 2 ou 3 "armées combinées inter-armes" russes. Les mercenaires Wagner (du moins les soldats expérimentés, pas les prisonniers qui servaient de chaire à canon) sont mieux équipés que les forces russes régulières, et bénéficient aussi d'une plus grande souplesse d'action. D'ailleurs, ce sont les seuls à avoir obtenu des résultats lors de l'offensive d'hiver, toutes les attaques menées par l'armée russe régulière (notamment à Vuhledar, Marinka, Adiivka et autour de Kremina) ayant lamentablement échoué.

Mais surtout, les poutinistes se font des illusions sur les pertes ukrainiennes, comme nous allons le voir.


Estimation des pertes


Pour déterminer les pertes humaines dans cette bataille, je vais procéder en trois étapes:

  1. d'abord, déterminer les pertes totales, du 24/02/22 au 20/05/23
  2. ensuite, déterminer la proportion de ces pertes qui ont eu lieu du 03/07/22 au 20/05/23
  3. enfin, déterminer la proportion de ces pertes aux alentours de Bahkmut


En effet, on a quelques éléments pour déterminer les pertes globales, et pour déterminer ensuite ces proportions. Même si les méthodes pour y arriver sont très imprécises et discutables.


1) pertes totales, du 24/02/22 au 20/05/23


Fin février, j'avais fait une estimation de ces pertes (nombre de morts pour chacun des belligérants):
- environ 100 000 morts côté russe (de 80 000 à 120 000)
- environ 50 000 morts côté ukrainien (de 40 000 à 60 000)

Il faut actualiser ces estimations. Fin février, les Ukrainiens annonçaient avoir tué environ 150 000 ennemis. Maintenant, c'est environ 200 000. Je ne crois pas nécessairement à la réalité de ces chiffres, mais l'expérience a montrer qu'ils donnent au moins la tendance. Il est donc probable que les Russes ont des pertes plus importantes d'un tiers que fin février. J'élargis un peu l'intervalle (pour tenir compte du fait qu'il y a plus d'incertitudes) et je vais donc estimer les pertes totales russes à environ 130 000 morts (de 100 000 à 160 000).

Pour les Ukrainiens, je n'ai pas d'information détaillée, aussi je vais supposer que les pertes ont été proportionnelles au temps supplémentaire passé. Deux mois et demi représentent environ le cinquième d'une année, je vais donc estimer les pertes totales ukrainiennes à environ 60 000 morts (de 45 000 à 75 000 morts).


2) pertes sur l'ensemble du front, du 03/07/22 au 20/05/23


Quand la bataille de Bakhmut a commencé, début juillet 2022, les Ukrainiens revendiquaient ~40 000 tués parmi les forces russes. Actuellement, c'est ~200 000 tués chez les Russes d'après les chiffres ukrainiens. Cela signifie que les 4/5 des Russes morts en Ukraine l'ont été durant la période de la bataille de Bakhmut. Les pertes russes sur l'ensemble du front, et pour la période considérée, sont donc estimée à environ 104 000 morts (de 80 000 à 128 000).


Pour les pertes ukrainiennes, faute de données fiables, j'applique là encore la règle de proportion. La bataille a duré 320 jours sur les 451 jours depuis le 24/02/22. Autrement dit: 70% du temps de guerre. Par conséquent, je vais estimer les pertes ukrainiennes sur l'ensemble du front à environ 42 000 morts (de 32 000 à 52 000).


3) pertes localisées à Bakhmut et ses environs, du 03/07/22 au 20/05/23


C'est là que les choses se compliquent, car les sources fiables donnent rarement des décomptes localisés (par exemple pour les pertes matérielles, oryx ne donne que le total, sans sous-total géographique). De plus, quand les média annoncent des pertes "à Bakhmut", il faut se demander: est-ce la ville proprement dite, ou ses environs (et si oui, jusqu'à quelle distance) ?


On peut toutefois essayer d'estimer la proportion des pertes à Bakhmut par rapport aux pertes générales en se basant sur deux indicateurs:
1) la proportion de troupes engagées dans le secteur de Bakhmut
2) la proportion d'artillerie engagée par l'ennemi dans le secteur de Bakhmut

En effet, la proportion de troupes donne un minimum à la proportion de pertes, selon le raisonnement suivant: si une armée y a engagé au moins 20% de ses effectif, alors il est logique de penser qu'au moins 20% de ses pertes l'ont été à Bakhmut, d'autant plus que les combats à Bakhmut ont été plus violant qu'ailleurs. De même, si l'ennemi y a engagé 20% de son artillerie, il est peu vraisemblable que la proportion de vos pertes soit très supérieure à 20%, sauf à imaginer une artillerie particulièrement efficace dans ce secteur et/ou inefficace dans les autres. La raison pour laquelle je considère l'artillerie uniquement est parce qu'elle serait responsable de la majorité des pertes, selon les experts militaires.


Malheureusement, les données sont très parcellaires. Pour l'artillerie, je m'appuie sur les statistiques données par @poulet_volant qui donne la proportion d'artillerie par zone géographique (mais elles ne portent que sur le mois de janvier). Je n'ai pas trouvé mieux, aussi je vais supposer que ces proportions sont restées identiques tout au long de la bataille.



Commençons par la Russie: la principale force engagée a été le groupe Wagner, dont les effectifs ont été très fluctuants. Mais l'armée régulière a été aussi bien plus présente que ce qui apparaissait dans les média (où seul Wagner était représenté). Dans les "leaks du Pentagone", les américains estimaient à environ 60 000 hommes les effectifs russes dans le secteur début mars (sur une force totale estimée à un peu plus de 300 000 hommes). Même si ces chiffres sont à prendre avec beaucoup de précaution, il est probable que les Russes ont engagé autour de Bakhmut au moins 20% de leurs effectifs (et peut-être plus). Pour l'artillerie,  @poulet_volant avait estimé qu'au mois de janvier, 35% de l'artillerie ukrainienne était concentrée dans le secteur de Bakhmut. Cela laisse penser que la proportion de morts à Bakhmut est du même ordre de grandeur, disons de 30 à 40%. Peut-être que, du fait des tactiques de "vagues humaines" employées à Bakhmut, cette proportions monte jusqu'à 50%, mais cela repose sur des témoignages, pas sur des données vérifiables. Je vais donc considérer que, pour les Russes, la bataille de Bakhmut représente de 20 à 40% de leurs pertes globales.


Pour les Ukrainiens, l'ordre de bataille des unités engagé à Bakhmut est assez détaillé, mais très bordélique. Il révèle une disproportion des unités engagées à Bakhmut (plus d'un tiers de leur armée). Cependant, beaucoup de ces unités n'étaient là que partiellement ou en rotation, aussi je vais retenir une proportion minimum de 30%. Pour l'artillerie russe, 28% était engagée dans le secteur de Bakhmut en janvier. Cependant, le fait que les Russes ont échoué partout sauf à Bakhmut laisse penser qu'ils ont été plus efficaces qu'ailleurs. Et nous avons aussi beaucoup de témoignages, côté Ukrainiens, se plaignant de "l'enfer" de Bakhmut. Pour toutes ces raisons, je vais considérer que les Ukrainiens ont pu avoir jusqu'à 50% de leurs pertes sur le secteur de Bakhmut. Je vais donc considérer que, pour les Ukrainiens, la bataille de Bakhmut représente de 30 à 50% de leurs pertes globales (NB: pour les Ukrainiens, je surestime sans doute un peu la proportion).



Résultats

Avec cette méthodologie, on arrive aux résultats suivants sur les pertes des deux camps durant la bataille de Bakhmut:

Pour les Russes: probablement de 21 000 à 42 000 morts (intervalle maximal: de 16 000 à 51 000 morts)

Pour les Ukrainiens: probablement de 12 500 à 21 000 morts (intervalle maximal: de 9 500 à 26 000 morts)

Notez que cela repose sur de grosses approximations, et qu'il faut prendre ça plus comme des ordres de grandeurs que des chiffres exacts. Il faut aussi rajouter les blessés (environ le double du nombre de morts, peut-être le triple côté ukrainien), les prisonniers, etc. Si on triple ces chiffres (pour tenir compte des blessés) et qu'on le divise par la durée de la bataille (320 jours), cela donne en moyenne:
Pour les Russes: de 200 à 400 pertes/jour
Pour les Ukrainiens: de 120 à 250 pertes/jour


On retrouve un ordre de grandeur comparable aux estimations du ministre ukrainien de la défense , et de Prigojine.

Je note que les chiffres donnés par les Ukrainiens et les Russes sont, surprenamment, du même ordre de grandeur, d'après Wikipedia, même si elles sont présentées comme des pertes minimales (et non maximales):

Pertes ukrainiennes (d'après les Russes): 15 000 - 20 000+ tués

Pertes russes (d'après les Ukrainiens):  37 674 - 47 774+ tués


Conclusion


Ces chiffres, bien qu'approximatifs, permettent de tirer certaines conclusions:

  1. non, l'armée ukrainienne n'a pas été détruite à Bakhmut. C'est une évidence, mais même en prenant l'estimation la plus haute (26 000 morts) on est très loin des chiffres délirants affiché par les pro-russes, qui sont persuadés d'avoir détruit au moins la moitié de l'armée Ukrainienne. Les pertes ukrainiennes, bien que non négligeables, ne compromettent probablement pas leur future contre-offensive.
  2. le rapport des pertes n'est probablement pas aussi favorable à l'Ukraine que ce qui a pu être publié dans certains média (on parlait de 5:1, 8:1 voire 10:1 en faveur de l'Ukraine). Bien que mon estimation, du fait de toutes les incertitudes, autorise théoriquement un ratio de 5:1, c'est seulement si les pertes ukrainiennes sont tout en bas de la fourchette, et les pertes russes tout en haut de la leur. Il est bien sûr possible que, dans certains combats, il y a eu un tel rapport favorable à l'Ukraine, mais c'est très peu probable que ce soit le cas sur l'ensemble de la bataille.


En particulier, on peut douter que la bataille de Bakhmut soit, en soi, une "bonne attrition" pour l'Ukraine comme avait pu l'être Sievierodonetsck / Lyssychansk. En effet, à ce moment, l'armée russe manquait surtout d'infanterie. Les pertes qu'elle avait alors subi en prenant les deux villes du Donbas avaient considérablement augmenté ce manque d'infanterie. Tandis que les mobiks / condamnés Wagner morts à Bakhmut seront plus facilement remplacés (les mercenaires expérimentés et VDV seront eux, bien plus difficiles à remplacer). Reste que les Russes ont épuisé leur potentiel offensif lors de l'offensive d'hiver (notamment à Bakhmut), et que les efforts qu'ils ont dû fournir pour prendre la ville les ont aussi empêché d'avancer à des endroits plus stratégiques (comme Vuhledar).

De plus, Bakhmut a tenu assez longtemps, si bien que maintenant, c'est une contre-offensive ukrainienne qui menace l'armée russe qui s'est épuisée à prendre Bakhmut. On voit, depuis mi-avril, les signes de la préparation de cette contre-offensive: augmentation des cadences de tir d'artillerie ukrainienne, augmentation des pertes matérielles russes, en particulier concernant l'artillerie, les radars, les drones  et les équipement de guerre électronique, bref, tout ce qui pourrait gêner la contre-offensive, frappe sur les dépôts de munitions et les dépôts pétroliers, et les centre de commandement, action de contre-attaques localisées autour de Bakhmut pour y fixer les Russes, et maintenant actions armées des Russes anti-Poutine en Russie même. 

En fait, la perception qu'on aura après-coup de la bataille de Bakhmut dépend de la future contre-offensive ukrainienne. Si celle-ci réussit, on se dira que les Russes sont tombés dans le piège tendus par les Ukrainiens à Bakhmut et se sont épuisés dans une bataille inutile. Si la contre-offensive échoue, par contre, on se dira que l'Ukraine a perdu trop de troupes à Bakhmut et que les Russes y ont donc remporté une victoire majeure. Et pourtant, dans les deux cas, cela sera injuste car la réussite ou l'échec de cette contre-offensive dépend principalement de facteurs extérieurs (comme la fourniture par l'occident de suffisamment d'armes et de munitions) et ne sera pas une simple conséquence de la bataille de Bakhmut.


Mais, indépendamment de la perception future, la présente analyse conclut que Bakhmut est à la fois une victoire politique pour la Russie et une défaite stratégique pour la Russie: au début de la bataille de Bakhmut, Sloviansk, Kramatorsk et Siversk étaient menacées. L'occident venait tout juste de fournir les premiers HIMARS et il était hors de question de fournir plus d'équipements modernes. A la fin de la bataille de Bakhmut, les trois villes citées sont loin d'être prenables par les Russes et l'occident fournit chars, missiles longue portée et prochainement des avions (F-16?) à l'Ukraine.


mardi 16 mai 2023

Objectif: Donetsk

Quand les experts militaires réfléchissent à "où vont contre-attaquer les Ukrainiens", ils répondent: "plus probablement, la région de Zaporizhzhia". C'est en effet le choix le plus logique, celui où, si les Ukrainiens arrivent à percer jusqu'à Mélitopol et/ou la mer d'Azov, les gains territoriaux auront le plus d'effet stratégique: isolement de la Crimée, division en deux de l'armée russe, etc.


La région de Luhansk est également citée comme une potentielle cible pour une contre-offensive, avec pour objectif la libération de Svierodonetsk/Lysychansk et la prise des noeuds logistiques Svatove et Starobilsk. Toutefois, une victoire dans cette région, bien qu'importante, ne serait pas suffisante pour gagner la guerre. On parle parfois d'un franchissement du fleuve dans la région de Kherson, opération qui semble difficile mais qui, en cas de succès, permettrait aux Ukrainiens de menacer la Crimée.


Il existe une autre possibilité, qui est rarement discutée tant elle parait folle, qui aurait pour but ultime de prendre la ville de Donetsk. Ca semble hors de portée de l'armée Ukrainienne, tant il semble impossible de prendre cette ville de 1 million d'habitants et qui est protégée par des fortifications mises en place depuis 2014. Et pourtant... Faisons un peu de fiction.


Et si, au lieu d'attaquer là où les Russes se préparent depuis des mois, les Ukrainiens attaquent là où les Russes ont continué d'attaquer tout l'hiver: Vuehledar, Marinka et Bakhmut ? Voici comment pourrait se passer leur plan.


Dans un premier temps (autour du 20 mai), les Ukrainiens attaquent du côté de Bakhmut. Ils commencent par reprendre du terrain avec leurs unités déjà sur place. Au nord, ils reprennent du terrain du côté de Vessele. Au sud, ils reprennent Klischiivka, Kurdyumivka, Ozaryanivka et Mayorsk pour avoir une tête de point à l'est du canal. La situation est préoccupante pour les russes, mais ceux-ci envoient des renfort et arrivent à stopper l'avancée Ukrainienne.


Quelques jours plus tard, c'est au sud que les Ukrainiens attaquent, à la fois avec les brigades sur place (68e et 72e) mais surtout avec 3-4 nouvelles brigades. Ils attaquent du côté de Pavlivka, mais aussi au sud de Velyka Novosilka et à l'est de Huliapole, pour atteindre les villes de Yehorivka et Staromlynivka. Et poursuivent ensuite selon les axes routiers:
au sud, l'axe Velyka Novosilka -  Staromlynivka - Novopetrykivka
au sud-est, l'axe Pavlivka - Yehorivka - Valeryanivka -> Volnovakha
à l'est, la T0509: Pavlivka - Mykilske -> Novotroitske

La progression est lente passée les premiers jours, et l'objectif Ukrainien semble être Marioupol. Aussi les Russes mettent le paquet pour empêcher les Ukrainiens d'atteindre cet objectif à la fois stratégique et symbolique.


C'est alors que, mi-juin, les Ukrainiens lancent leur attaque principale, avec le reste de leurs nouvelles brigades (et plusieurs anciennes brigades) et percent les défenses russes du côté de Soledar et à l'est de Toresk et exploitent immédiatement. De Soledar, ils vont vers le sud à travers Bakhmutkse vers la T0504. De Toresk, ils vont vers l'est (Kodema) vers la M03. Face à la menace d'encerclement, les troupes de Wagner (qui tentent toujours de capturer le dernier quartier d’immeubles tenu par les Ukrainiens) décampent comme ils le peuvent de Bakhmut, abandonnant leur matériel.


Les Ukrainiens les poursuivent et, dans la confusion, parviennent à recapturer Popasna et percent ensuite la ligne de 2014 (qui est dégarnie depuis 1 an)à l'est, tandis qu'au sud, en suivant la M03, ils percent la ligne de 2014 à Lohvinove. Une telle manœuvre est possible si la percée et l'exploitation sont suffisamment rapide. Après tout, il n'y a qu'une quarantaine de kilomètres et les Russes sont désorganisés.


La défaite à Bakhmut et la percée de la "ligne de 2014" provoquent un électrochoc en Russie. Medvedev réclame qu'on atomise l'occident (comme d'habitude). Poutine annonce une nouvelle mobilisation "partielle". Mais les ukrainiens continue à avancer et à prendre quelques villes. Cependant, leur progression est ralentie par les problèmes logistiques et ils doivent faire une pause de quelques semaines. Les russes profitent de la pause ukrainienne pour renforcer leurs défenses avec ce qu'ils peuvent: les réserves qu'ils ont du côté de Svatove, les réserves qu'ils ont du côté de Donetsk. tous les fonds de tiroir qu'ils peuvent trouver en Russie, et ils réorganisent comme ils le peuvent les forces russes qui se sont échappées de Bakhmut. Ils décrètent la "mobilisation totale" des territoires ukrainiens annexés, mais font face à une résistance de plus en plus grande. Et l'équipement manque. Néanmoins, le terrain urbain favorable aux défenseurs leur permet de "tenir" tant bien que mal, limitant la progression des Ukrainiens.


Après quelques semaines de progression lente, les Ukrainiens repassent à l'attaque fin juillet. Cette fois-ci, ils attaque au sud sur toute la ligne pour "fixer" les Russes, mais leur effort principal est au sud est, sur la ligne Mariinka - Novotroitske. Parallèlement, le groupe "de Bakhmut" ralentit ses attaques vers Luhansk pour se concentrer vers le sud. C'est alors que les Russes réalisent que l'objectif des Ukrainiens est d'encercler Donetsk; mais leurs troupes sont insuffisantes (malgré les nouveaux mobilisés jetés dans la bataille sans formation), les pertes s'accumulent, la panique gagne les "collaborateurs" du Donbas qui essaie de fuir, désorganisant encore plus les lignes russes.


L'état major russe décide alors d'un nouveau "geste de bonne volonté" et se replie de Donetsk, puis de Luhansk, pour se concentrer sur la défense du "pont terrestre". Poutine redéfinit les buts de "l'opération militaire spéciale" comme étant la protection de la Crimée. Pendant ce temps, Zelensky fait des visites triomphales dans le Donbas, tordant définitivement le cou au récit "séparatiste" des Russes.


Les Ukrainiens contrôlent alors tout le nord et l'est de l'Ukraine. Reste le sud, avec une priorité: Marioupol, qui est à seulement 60 km de la ligne de front. Les Himars se déchaînent et frappent toute la logistique russe. Puis, en septembre, les Ukrainiens repartent à l'assaut et capturent Marioupol en octobre: le "pont terrestre" est définitivement brisé. Quelques jours plus tard, environ un an après l'explosion du pont de Kerch, celui-ci est détruit définitivement. Toutes les troupes russes en Crimée, mais aussi dans les oblast de Kherson et de Zaporizhzhia se retrouvent bloquées sans ligne de ravitaillement. La défaite russe est alors totale.

 

 

Bien entendu, ce n'est qu'un scénario "idéal" et la contre-offensive Ukrainienne ne se déroulera probablement pas comme ça. Mais ça montre qu'il existe une possibilité de victoire réelle pour les Ukrainiens. En fait, ce n'est qu'une possibilité parmi d'autres. Je voulais l'évoquer car c'est celle dont on ne parle jamais.

dimanche 14 mai 2023

Comment repérer la propagande pro-russe

Petit exercice: prenons le thread Twitter d'Alain Duprat qui détaille les "dernières défenses ukrainiennes à Bakhmut". A première vue, il semble que ce sont des informations intéressantes et détaillées.

Cependant, il ne donne pas ses sources. Il y a plusieurs indices qui laissent penser que cette source n'est pas fiable:

  • le thread est accompagné d'une vidéo détaillant les différentes zones fortifiées. Tous ces noms sont donnés en russe.
  • "des unités de la 60e brigade mécanisée, des 241e et 242e brigades de défense territoriale, ainsi que des FS [forces spéciales]." -> La 242e brigade territoriale n'existe pas.
  • " le commandant adjoint du groupe du 8e régiment des SOF Dmitry Kramar a été tué." -> cette "mort" a été revendiquée par les Russes, mais aucune confirmation côté ukrainien. Alain Duprat reprend la version des Russes sans aucune précaution oratoire
  • "est tenue par environ 1700/1900 hommes des 120, 127, 204, 225 et 241e brigades de défense territoriale, des éléments des 92 et 93e brigades mécanisées," -> les 204e et 225e brigades territoriales n'existent pas. la 120e brigade existe mais n'est pas déployée à Bakhmut.
  • "il y resterait environ 250 à 450 soldats là-bas, dont des mercenaires" -> il n'y a pas de mercenaires étrangers côté ukrainien. Ce genre de vocabulaire n'est employé que par les pro-russes

Ces indices montrent que la source d'Alain Duprat est pro-russe. Les informations que ceux-ci peuvent donner sur les défenses ukrainiennes sont donc probablement erronées ou mensongères, uniquement destinées à faire de la propagande

 

Voila donc un exemple de fausses informations qui circulent (et qui ont l'apparence de vraies informations) avec la complicité (consciente ou non) de certains bloggeurs français qui reprennent ces "informations" sans jamais s'interroger sur leur véracité. La question est donc: pourquoi Alain Duprat ne donne-t-il pas sa source ? Espère-t-il qu'on ne remarquera pas ces indices et que la propagande passera sans problème ?



L'armée ukrainienne manque-t-elle d'hommes ?

Ces derniers temps, on lit souvent, dans la presse, que l'armée russe est "en supériorité numérique" et que l'armée ukrain...