lundi 27 février 2023

Estimations des pertes russes et ukrainiennes, fin février 2023


On trouve, dans les journaux et les réseaux sociaux, plein de chiffres souvent contradictoires: 100 000, 200 000, parfois on ne sait pas s'il s'agit du nombre de morts, ou de blessés. Les services de renseignement de divers pays (USA, GB, Norvège, ...) publient leurs estimations mais sans détailler leurs sources et/ou leur méthodologie. Ukrainiens et Russes communiquent abondamment sur les pertes de l'adversaire, mais peu sur leurs propres pertes. Xavier Tytelman a publié une analyse, mais je pense qu'il s'est un peu embrouillé entre les morts et les blessés, et je n'ai été que partiellement convaincu par sa démonstration.


Essayons d'y voir plus clair, d'abord en parlant des pertes matérielles, ensuite des pertes humaines.


Les pertes matérielles


En ce qui concerne le matériel lourd (blindés, artillerie, avions, etc), le site oryx répertorie toutes les pertes confirmées (par une photo ou une vidéo). Ils ont accompli un travail de titan, il y a actuellement plus de 12 000 pièces d'équipement considérées comme perdues (détruites, endommagées ou capturées) par les belligérants: 9400 pour les Russes, 3000 pour les Ukrainiens.


Du fait que chaque perte est détaillée avec un lien vers la preuve, ce site est très fiable. Quand il y a des erreurs (par exemple une entrée dupliquée, ou au contraire une photo/vidéo qu'ils n'auraient pas pris en compte), il est possible de contacter les responsables du site via Twitter et ils corrigeront leur erreur dès que possible. Il y a donc un rapport de 3:1 entre les pertes matérielles russes et les pertes matérielles ukrainiennes. Ce rapport a assez peu varié au fil du temps, d'après les données


Ca, ce sont les pertes documentées; qu'en est-il des pertes réelles (qui leur sont forcément supérieures) ? La plupart des analystes militaires (par exemple le Colonel Michel Goya) pensent qu'il faut multiplier les chiffres des pertes documentées par un facteur compris entre 1,3 et 2 pour obtenir les pertes réelles. Ce qui donne une fourchette de 12 000 à 18 800 équipements perdus par les Russes, et de 3 900 à 6 000 équipements perdus par les Ukrainiens. Les experts militaires pensent qu'on est plutôt dans le bas de la fourchette pour les Russes, et plutôt dans le haut de la fourchette pour les Ukrainiens.


Dans le pire des cas, il y a donc un rapport de 2:1 en faveur des Ukrainiens (c'est le plus probable, selon les experts militaires); dans le meilleur, un rapport de 5:1 en leur faveur. Ce rapport est aussi une première indication en ce qui concerne les pertes humaines; en effet, pour deux armées équipées sensiblement au même niveau, les pertes humaines et matérielles sont peu ou prou proportionnelles, avec quelques écarts possibles.




Les pertes humaines


Je vais surtout me concentrer sur les estimations du nombre de morts. Il semblerait qu'il y a un ratio d'environ 2 blessés pour chaque mort durant cette guerre.

Première méthode: estimation à partir du nombre d'équipement perdus


C'est la méthode la plus simple. Elle consiste à considérer que chaque équipement perdu équivaut à 8 morts. D'où vient ce chiffre, je ne le sais pas, mais Ragnar Gudmundsson comme Xavier Tytelman l'emploient.


En suivant cette méthode, et en utilisant notre estimation des pertes matérielles, on obtient:
Pour les Russes: de 96 000 à 150 000 morts
Pour les Ukrainiens: de 31 000 à 48 000 morts



Deuxième méthode: en corrigeant les chiffres donnés par les Ukrainiens

Le ministère de la défense Ukrainien publie chaque jour un tableau des pertes russes (matérielles et humaines): 148 000 russes éliminés. Pour les pertes matérielles, on peut comparer ce qui est déclaré à ce qui est confirmé par oryx: on trouve un facteur 2,2 (45% de pertes matérielles confirmées). Le site islandais a regardé l'évolution de ce facteur, il est relativement constant. Or, comme les pertes matérielles réelles (équipement) sont de 1,3 à 2 fois celles observées, il suffit de multiplier les chiffres donnés par le ministère ukrainien par 1,3/2,2 et 2/2,2 pour avoir les bornes inférieures et supérieures des pertes réelles. En supposant que le même facteur correctif peut être appliqué aux pertes humaines, on obtient


Pour les Russes: de 87 500 à 134 500 morts
Pour les Ukrainiens: cette méthode ne peut pas être employée.


Méthode 2 bis: on peut aussi choisir un intervalle plus grand en estimant les pertes réelles entre le pourcentage de pertes confirmées (45%) et 100% du total annoncé par les Ukrainiens. Ce qui donne des pertes russes comprises entre 66 500 et 148 000 morts.


Troisième méthode: évaluation à partir des pertes de la DNR

C'est une des méthodes utilisées par Xavier Tytelman. La prétendue "république populaire de Donetsk" (DNR) publiait jusqu'à décembre 2022 des tableau détaillés de ses pertes, et donnait le chiffre de presque 4000 morts. Comme les forces de la DNR sont estimées à ~5% des forces totales russes (chiffre utilisé par Xavier Tytelman), et en faisant l'hypothèse que les pertes sont proportionnelles, cela donnerait 80 000 morts russes en décembre 2022.

Le résultats ne me parait pas aberrant. En revanche, j'ai deux critiques sur cette méthode:

  1. je n'ai pas du tout confiance dans les chiffres russes, même si le niveau de détail dans les chiffres publiés par la DNR renforcent un peu leur crédibilité (il est toujours plus facile de mentir sur un chiffre global et flou que sur des chiffres détaillés et précis)
  2. le fait que les forces de la DNR représenterait seulement ~5% des troupes russes me semble invérifiable


Quatrième méthode: évaluation à partir du nombre d'officiers russes tués

Autre méthode employée par Xavier Tytelman. Utiliser le nombre d'officiers russes dont la mort en Ukraine a été confirmée (1800). Doubler ce nombre (pour considérer tous ceux dont la mort n'a pas été confirmée). Multiplier ensuite par 30 pour avoir le niveau de "pertes"; on obtient alors un peu moins de 120 000 pertes russes.

Là encore, je suis très critique envers cette méthode pour plusieurs raisons:

  1. il y a quand même beaucoup d'incertitude. D'où sort ce facteur 30 ? Tytelman dit que cela vient d'un ratio de pertes soviétiques. Pas sûr que ça puisse s'appliquer à l'armée russe actuelle
  2. les pertes d'officiers ont beaucoup évolué avec la mobilisation russe. En effet, la plupart des pertes d'officiers ont eu lieu durant les premiers mois de la guerre, quand l'armée russe était en sous-effectif et que ses lignes de ravitaillement étaient attaquées lors de l'assaut sur Kyiv. Depuis la mobilisation, le nombre d'officiers morts a chuté, tandis que le nombre de soldats morts a considérablement augmenté. Appliquer un rapport "global" sur ces morts est donc hasardeux.

 

Cinquième méthode: se fier aux estimations faites par les services de renseignement/media

Le problème de cette méthode, c'est qu'il n'y a aucun moyen de vérifier les estimation publiées, ni de connaître leur méthodologie. Les services de renseignement ne vont certainement pas donner leurs sources. On peut juste espérer qu'il font bien leur travail et ne donne pas des informations trop délirantes. Un autre problème est que les chiffres évoluent (chaque jour apporte son lot de morts et de blessés) et que ces différentes estimations sont faites à différentes dates.



Dernières estimations récentes

Services de renseignement norvégiens (22 janvier 2023):

Pour les Russes: 180 000 tués et blessés
Pour les Ukrainiens: plus de 100 000 tués et blessés

Si on suppose un ratio de 2 blessés pour 1 tué, cela fait 60 000 tués pour les Russes, plus de 33 000 tués pour les Ukrainiens.


Service de renseignements britanniques
(17 février 2023)

Pour les Russes: de 175 000 à 200 000 pertes, dont 40 000 - 60 000 morts
Pour les Ukrainiens: non communiqué


Volya media (groupe de journalistes indépendants russes/biélorusses/ukrainiens, 31 janvier 2023):

Pour les Russes: de 133 000 à 137 000 tués/disparus/prisonniers, et environ 300 000 blessés (y compris blessés légers)
Pour les Ukrainiens: de 62 000 à 65 000 tués/disparus/prisonniers, e
t environ 150 000 blessés (y compris blessés légers)



CSIS (27 février 2023)

Pour les Russes: de 60 000 à 70 000 morts; au total de 200 000 à 250 000 pertes

Pour les Ukrainiens: non évalué


Conclusion


Bien que ne coïncidant qu'imparfaitement entre elles, ces différentes estimations donnent un ordre de grandeur des pertes matérielles et humaines: environ 100 000 morts côté russe, environ la moitié côté ukrainien.


En terme de vraisemblance, je dirais qu'à l'heure actuelle (fin février 2023):

Intervalles probables (indice de confiance > 60%)
- les Russes comptent probablement de 80 000 à 120 000 morts
- les Ukrainiens comptent probablement de 40 000 à 60 000 morts


Intervalles très probables (indice de confiance > 95%)
- les Russes comptent très probablement de 60 000 à 150 000 morts
- les Ukrainiens comptent très probablement de 30 000 à 70 000 morts

NB: on ne parle là que des pertes militaires. Côté Ukrainien, il faut aussi rajouter les pertes civiles, très importantes.


J'arrive donc en partie à la même conclusion que Xavier Tytelman, du moins en ce qui concerne les pertes ukrainiennes. Pour les pertes russes, après avoir employé des méthodes donnant environ 100 000 morts côté russe, il rétropédale ensuite en ne retenant que les chiffres donnés par les services de renseignement, qui tournent autour de 60 000 morts.

Je constate que ces estimations sont en fait dans la fourchette basse (voire même très basse) et que les pertes russes sont probablement bien plus élevées que les chiffres qui circulent couramment dans les média. Avec 100 000 morts (et possiblement 150 000), même si le rapport morts/blessés est plus élevé chez les russes du fait d'une quasi-absence d'ambulance/évacuation sur le champ de bataille, 200 000 pertes semble être un minimum. Un chiffre de pertes russes de 250 000 à 300 000 (voir plus) coïnciderait plus avec les données à notre disposition.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Guerre en Ukraine: bilan du mois d'octobre 2024

Comme chaque mois, voici un petit bilan du mois d'octobre 2024, à mettre en perspective avec les constats que j'avais faits fin juin...