mercredi 24 avril 2024

L'armée ukrainienne manque-t-elle d'hommes ?

Ces derniers temps, on lit souvent, dans la presse, que l'armée russe est "en supériorité numérique" et que l'armée ukrainienne "peine à recruter" (Par exemple ce live du Monde, 21:21 ou cet article de Reuters). Qu'en est-il réellement ?


officiers de la garde nationale ukrainienne, source: service de presse de la présidence ukrainienne


Taille de l'armée russe en Ukraine

Il n'y a aucun doute que la taille totale des forces armées russes est bien plus importante (officiellement 1,5 millions d'hommes dans ses forces armées, tout compris, du moins c'est l'objectif affiché par Poutine) que celle des forces armées ukrainiennes. Cependant, une grande partie des militaires russes ne sont tout simplement pas impliqués directement dans la guerre en Ukraine, car la Russie doit garder son immense territoire (immobilisant une partie de l'armée de terre de les forces aérospatiales), et les flottes de la Baltique et du Pacifique ne peuvent pas participer aux combats.

Combien y a-t-il actuellement de soldats russes en Ukraine ? En décembre 2023, Poutine a évoqué le chiffre de 617 000 hommes en Ukraine. Mais Poutine étant connu pour mentir effrontément, cherchons d'autres sources.

En réagissant à la déclaration de Poutine, le porte-parole des services de renseignement militaire ukrainien a dit qu'il y avait 450 000 soldats russes en Ukraine. RUSI chiffre les forces russes à 470 000 hommes début 2024. Michel Goya donne aussi les mêmes chiffres que RUSI: Malgré les pertes persistantes, le volume des forces [russes] s’est ensuite accru progressivement, avec 410 000 hommes à l’été 2023 et 470 000 au début de 2024. @escortert, citant ISW, avance un chiffre similaire: 480 000 soldats russes en Ukraine + 140 000 en Russie (soutien, logistique, etc).

(petite digression) 

@escortert se trompe sur son estimation des soldats russes envoyés en Ukraine selon les chiffres russes. Il dit que ce chiffre à 930k, alors que c'est plus de 1,1 million:

  • invasion initiale février 2022: ~ 180k 
  • renforts printemps/été 2022 (3e corps, BARS): > 30k
  • prisonniers recrutés par Wagner sept/oct 2022: > 50k
  • mobilisation "partielle" septembre 2022: 300k (*)
  • "engagés volontaires" durant l'année 2023: 490k (*)
  • "engagés volontaires" depuis le début 2024: > 100k (*)

(*) selon les chiffres russes, donc sujet à caution.

(fin de la digression)

On a donc plusieurs sources qui donnent un chiffre compris entre 450 et 500 000 soldats russes en Ukraine.

 

 

Taille de l'armée ukrainienne

Les officiels Ukrainiens parlent quant à eux de 800 000 hommes dans les forces armées ukrainiennes.  Michel Goya dit: on peut également estimer à 5 % le nombre maximum d’hommes (à 80-90 %) et de femmes réellement mobilisables sous les drapeaux. C’est sensiblement le cas actuellement en Israël, sans que l’on imagine que cela puisse durer longtemps, alors que l’Ukraine est à environ 2,5 %. 2,5%, cela représente 1,1 million (si on se base sur la population officielle de l'Ukraine, 44 millions) ou 750 000 (si on se base sur la population qui vit en Ukraine non-occupée (environ 30 millions), sachant qu'il y a environ 7 millions de réfugiés et 7 millions dans les territoires occupés.

On peut aussi compter le nombre de brigades; même s'il existe de nombreuses unités de plus petites tailles (bataillons, régiment) indépendantes, et donc qu'on ne peut pas "simplement" multiplier le nombre de brigade par 3 000 (tailles moyennes de ces brigades) pour obtenir les effectifs totaux, la comparaison entre le nombre de brigades actuelles et celles existant avant guerre donne une idée du rapport entre la taille de l'armée avant guerre, qui est relativement bien connue, et celle de l'armée aujourd'hui.

Le site militaryland.net donne actuellement le décompte suivant:

  • 55 brigades d'infanterie (tous types confondus) + 5 dans le corps des marines + 9 (assaut aérien)
  • 5 brigades blindées
  • 13 brigades d'artillerie + 2 dans le corps des marines + 1 (assaut aérien)
  • 29 brigades de défense territoriales
  • 18 brigades de la garde nationale, 1 brigade de police et 2 des gardes frontières
Soit un total de 119 brigades d'infanterie (tous types confondus), 5 brigades blindées et 16 brigades d'artillerie.

Avant 2022, le décompte était (NB: dans décompte donné en lien, il y a une incertitude sur les brigades en réserve; je n'ai compté que les brigades qui ont été ensuite actives ou réactivées):

  • 25 brigades d'infanterie (tous types et corps confondus) + 5 en réserve
  • 3 brigades blindées +2 en réserve
  • 9 brigades d'artillerie + 2 en réserve
  • les brigades de défense territoriales n'existaient pas (elles furent créer début 2022)
  • pas d'information sur les brigades de la garde nationale

On peut donc estimer, vu le nombre de brigades, que l'armée ukrainienne a triplé sa taille par rapport à fin 2021. Or, la taille de l'armée ukrainienne était estimée alors à 245 000 hommes. Si elle a triplé de taille, on retrouve à peu près le chiffre donné par les officiels ukrainiens. Le colonel Goya indiquait également que l'armée ukrainienne avait triplé de taille.

Donc, on peut estimer la taille actuelle des forces armées ukrainienne entre 700 et 800 000 soldats. Soit environ 1,5 fois plus que le nombre de soldats russes en Ukraine. Donc, comment expliquer la supériorité numérique russe décrite par les articles cités en introduction ?



Supériorité numérique de l'armée russe ?

Une réponse facile serait que les journalistes se trompent, et que c'est en fait l'armée russe qui est en infériorité numérique. Mais les articles à ce sujet sont nombreux, disent tous que l'armée ukrainienne est, en ce moment, en infériorité numérique et ce constat est aussi reconnu par Zelenksy et par le haut commandement ukrainien. Il serait donc très étonnant que tous se trompent, donc l'explication est probablement toute autre.

Une autre réponse (mise en avant par les pro-russes) serait que, du fait de pertes très importantes, l'armée ukrainienne serait bien plus petite que le chiffre officiel. Mais, comme dit plus haut, les analystes indépendants donnent un chiffre similaire au chiffre officiel (ce qui voudrait dire que tout le monde se trompe) et les estimations réalistes des pertes ukrainiennes tournent autour de 200 000 (environ 75 000 morts, le double de blessés), et même si aucune perte n'avait été remplacée (ce qui n'est pas ce qui s'est passé), l'armée ukrainienne serait quand même en supériorité numérique. Nous pouvons donc raisonnablement rejeter cette hypothèse.

Une autre explication, bien plus vraisemblable, est que l'Ukraine aligne moins de troupes sur la ligne de front que les Russes, même si elle dispose théoriquement de plus de soldats. Déjà, l'armée ukrainienne doit surveiller ses frontières, en particulier au nord avec la Biélorussie et la Russie. D'après UA Control Map, qui fournit des informations sur la position des unités russes et ukrainiennes, il y aurait 10 brigades (principalement des unités de la garde nationale, ou de défense territoriale), plus quelques unités plus petites, défendant la frontière nord. Mais ça ne représente que 50 000 hommes environ.

Cette même source donne 75 brigades (+13 brigades d'artillerie) sur le front de Zaporijja à Kupyansk. Et 12 brigades (+3 brigades d'artillerie) le long du fleuve Dnipro, de Kherson à Zapporijja. Si on fait l'hypothèse que les brigades restantes (non mentionnées sur la carte UA control map) serait à l'arrière car en phase de (re)constitution ou n'existent que "sur le papier", ça impliquerait qu'il n'y aurait que 60% de l'armée ukrainienne sur le front de Zaporijja à Kupyansk. Ce qui représenterait 420 à 480 000 hommes, soit un nombre à peu près égal au nombre de troupes russes (qui elles n'ont plus ne sont pas toutes sur le front, mais qui au moins ne craignent pas d'être prises à revers).

Mais cela n'explique pas encore l'infériorité numérique ukrainienne. A ce stade, on ne peut qu'émettre des hypothèses:

  • l'Ukraine solliciterait trop certaines unités (celles de l'armée régulière, qui tiennent les endroits les plus chauds du front), et pas assez d'autres (unités de la garde nationale et de la défense territoriale). C'est ce que disait Michel Goya: On comprend que les hommes des brigades de manœuvre, ceux qui portent de loin la plus grande charge du combat et des pertes, se sentent un peu seuls entourés de beaucoup d’hommes en uniforme qui prennent peu de risques et où on n’est pas mobilisable à moins de 27 ans
  • l'Ukraine tiendrait le front "à l'économie" (toujours selon Michel Goya, ibid): en effet, la pénurie d'armes et de munition, combiné à l'ampleur des bombardements russes fait qu'en ce moment, d'avantage de troupes ukrainiennes sur le front aurait surtout pour effet d'augmenter les pertes. Les brigades sur le front ne seraient donc pas engagées à 100%.
  • des erreurs du commandement ukrainien et/ou des problèmes logistiques conduiraient à des situations où l'Ukraine manque de troupe et de munition à certains endroits du front, mais pas à d'autres.
  • un manque de rotation des brigades ukrainiennes ferait que les brigades sur le front seraient en sous-effectif car les pertes ne sont pas compensées dans ces brigades


Ces hypothèses (et/ou d'autres que je n'ai pas envisagées) peuvent bien entendu se combiner entre elles pour expliquer pourquoi il peut y avoir localement une supériorité numérique russe même si l'armée ukrainienne dispose théoriquement de suffisamment d'hommes pour affronter les Russes.



Problème de recrutements ?

On comprend mieux l'enjeu de l'affrontement entre Zelensky et l'ex-général en chef Zalujny au sujet d'une possible mobilisation. Zalujny voulait mobiliser 500 000 hommes supplémentaires (ce qui est considérable et, comme ont l'a vu, correspond à la taille de l'armée russe en Ukraine, ou au 2/3 de l'armée ukrainienne), Zelensky s'y opposait, jugeant le nombre actuel de troupes comme suffisant. D'une certaine manière, les deux ont raison. 

Oui, il devrait être théoriquement possible de tenir le front en utilisant mieux les troupes actuelles. Mais ce n'est très certainement pas suffisant pour reprendre une offensive, et les Russes, qui mobilisent chaque jour environ 1000 personnes supplémentaires, finiraient de toute manière par obtenir un avantage numérique décisif. De plus, Zalujny voulait remplacer une partie des volontaires qui se battent depuis maintenant plus de deux ans, les remplaçant par des mobilisés. Peuvent-ils pour autant recruter 500 000 personnes ? Probablement pas en comptant simplement sur les volontaires. D'où la nécessité de procéder à une nouvelle mobilisation.

Plusieurs articles se sont penchés sur la question. Un des plus complets est celui du financial times qui estime le nombre d'hommes encore mobilisables en Ukraine. Et, si ses chiffres sont fiables, il reste encore 3,7 millions d'hommes potentiellement mobilisables (c'est-à-dire qu'ils sont dans la bonne tranche d'age, valide et pas eoncore mobilisés). C'est à la fois beaucoup, en tout cas suffisant pour recruter 500 000 hommes de plus, mais en même temps très peu. Car ces hommes peuvent bénéficier d'exceptions (comme par exemple, les pères de famille nombreuses). Quand on compare au nombre de réfugiés, d'invalides, ou simplement d'hommes vivant dans les territoires occupés (eux aussi à peu près 3,7 millions), on voit que l'Ukraine n'a pas tant de marge que ça. 

En plus des 3,7 millions d'hommes mobilisables, il y a environ 1,2 million d'hommes dans la bonne tranche d'âge mais que les services gouvernementaux n'arrivent pas à contacter car ils ne sont pas enregistrés et/ou n'ont pas d'employeur. J'ai lu qu'en union soviétique (et par extension dans l'Ukraine post-soviétique), le courrier officiel était adressée non au domicile, mais au lieu de travail. La Russie a d'ailleurs le même système (et donc les mêmes problèmes) pour envoyer des ordres de mobilisation: tout passait par l'employeur (c'est en train de changer).

De plus, il existe de nombreux problèmes politiques et économiques à cette nouvelle mobilisation ukrainienne, comme le rapporte OSW (un think tank polonais): les centres de recrutement sont considérés comme inefficaces, bureaucratiques et corrompus. C'est pour remédier à ces problèmes que Zelensky avait viré tous les directeurs de centre de recrutement, pour les remplacer par des vétérans inaptes au combat. Mais OSW souligne que cette mesure n'a pas amélioré l'efficacité de ces centres de recrutement. Un autre problème, comme dit plus haut, est que les registres où sont listés les hommes mobilisables ne sont pas à jour. D'où la récente loi qui oblige tous les hommes à mettre à jour leurs informations militaires.

Le parlement ukrainien a d'ailleurs longuement débattu sur cette nouvelle loi de mobilisation (de décembre 2023 à avril 2024), signe que le problème est politiquement sensible, comme le soulignait Fabien Desprez. Est-ce que la nouvelle loi sera suffisante pour donner à l'armée ukrainienne les hommes dont elle a besoin ? Il est encore trop tôt pour le dire.

Enfin, il y a le problème des hommes refusant d'être mobilisés. Selon cet article, 650 000 hommes auraient fuit le pays (NB: je n'accorde pas beaucoup de crédit à cet article, qui ne cite aucune source pour ce chiffre). BBC donnait, en novembre 2023, le chiffre de 20 000 hommes évitant d'être mobilisés, soit en partant à l'étranger, soit en se faisant porter pâle. Si le phénomène existe, il est bien sûr largement exagéré par les pro-russes qui font tout pour ne pas voir l'immense détermination du peuple ukrainien, même après deux ans de conflit difficile, qui reste mobilisé et très confiant dans la victoire.



Conclusion

Il est vraisemblable que les problèmes d'effectifs et de recrutement sont réels, mais les raisons sous-jacentes sont peu ou pas rapportées par les média (qui se contentent de répéter la même phrase lapidaire, sans chercher à l'expliquer). Or, cette couverture médiatique incomplète donne une fausse image de la situation de l'armée ukrainienne. En particulier:

  • non, l'armée russe qui occupe l'Ukraine (450-500k) n'est pas plus nombreuse que l'armée ukrainienne (700-800k); la supériorité numérique n'est que locale
  • les problèmes d'effectifs ukrainiens sont peut-être dus à une mauvaise organisation, des erreurs de commandement et/ou un choix stratégique de défense a minima, pas à un manque d'hommes "dans l'absolu"
  • l'armée ukrainienne gagnerait en effet à mobiliser d'avantage, mais pour cela elle doit résoudre des problèmes économiques, politiques et d'organisation
  • il reste encore des hommes mobilisables, mais si l'Ukraine mobilise 500 000 hommes supplémentaires, elle atteindra probablement son maximum effectif; aller au delà demanderait un soutien économique et ,militaire plus fort de la part des occidentaux et la mobilisation des femmes ukrainiennes

Quoi qu'il en soit, l'Ukraine ne pourra pas résister indéfiniment; les Occidentaux parient peut-être sur le fait que la Russie s'effondrera avant l'Ukraine, mais c'est un pari qui est loin d'être gagné. Plutôt que de donner aux Ukrainiens juste de quoi ne pas perdre la guerre, il serait préférable que les Occidentaux lui donnent rapidement tout l'équipement nécessaire à sa victoire.


mardi 16 avril 2024

La 67e brigade mécanisée

La 67ème brigade mécanisée est une des unités qui défend actuellement Chassiv Yar, une ville un peu à l'ouest de Bakhmut et dont la position surélevée en fait un point important de la défense ukrainienne et une des principales cibles des Russes en ce moment. Or, il semble qu'il y a de gros problèmes au sein de la 67e brigade mécanisée, au point que la haut-commandement ukrainien a décidé de réformer la structure de cette brigade, afin d'en éloigner les membres du Secteur Droit qui formaient le cœur de cette brigade très particulière.
 
 
Insigne de la 67e brigade, militaryland.net


Les origines de la brigade

En effet, si la brigade a été formée en novembre 2022, son histoire remonte aux débuts de l'invasion russe (2014). Suite à cette invasion, qui a pris l'Ukraine par surprise alors que son armée était quasiment à l'abandon depuis les années 1990, beaucoup d'Ukrainiens qui avaient fait la révolution de Maïdan ont pris les armes et ont littéralement formé des bataillons pour aller combattre les Russes qui envahissaient sournoisement le Donbas (en se faisant passer pour des "indépendantistes ukrainiens"). Ces bataillons étaient souvent financés par des oligarques ukrainiens et/ou des partis d'extrême-droite, et la plus célèbre de ces formations est sans doute le bataillon (puis régiment, et maintenant brigade) Azov.

Parmi ces formations de volontaires, certaines étaient fondées par des membres du parti d'extrême-droite Secteur Droit. C'était notamment le cas du 1er bataillon du corps des volontaires ukrainiens (DUK) Da Vinci Wolves, fondé par le très jeune Dmytro Kotsyubaylo, dit “Da Vinci”, qui avait alors seulement 18 ans. Cette formation combattra dans le Donbas de 2014 à 2022.

En mars 2022, suite à l'invasion russe à grande échelle, les Da Vinci Wolves et d'autres formations similaires sont intégrées à l'armée pour former le 7e centre des opérations spéciales, une unité de forces spéciales. Puis, en novembre 2022, cette formation va devenir le cœur de la 67e brigade mécanisée, à laquelle se joint le 27e bataillon de fusiliers (lui aussi lié à Secteur Droit).

 

 

Les combats de la 67e brigade

La 67e brigade prend part à la bataille de Bakhmut de novembre 2022 à mai 2023. L'unité se distinguera dans cette bataille, en particulier leur capacité à combattre avait été saisie dans une vidéo (très impressionnante) de combat. Malheureusement, l'unité subira également de nombreuses pertes, dont celle de Dmytro Kotsyubaylo qui meurt au combat le 7 mars 2023 et qui recevra le titre de "Héro de l'Ukraine" et un hommage posthume par le président Zelensky lui-même.

Néanmoins, la brigade tiendra le secteur qui lui était assigné: la défense de Bohdanivka et d'une des deux routes d'approvisionnement de Bakhmut. Après la chute de la ville, la 67e brigade participera aux petites contre-offensives du secteur de Bakhmut qui permettront de regagner un peu de terrain en mai-juin 2023. La 67e brigade sera ensuite déployée dans le secteur de Liman à l'été 2023, puis reviendra défendre Chassiv Yar en mars 2024.

La 67e brigade a la réputation d'être une unité d'élite et ils font partie du 9e corps qui semble être plus un regroupement d'unités prestigieuses qu'une unité opérationnelle. Ses soldats utilisent de l'équipement russe capturé. En particulier, ils utilisent le seul MLRS thermobarique TOS-1A que les Ukrainiens ont réussi à capturer, et des chars T-72B3M (parmi les chars russes les plus modernes). Néanmoins, il semble que des tensions internes ont récemment diminué la cohésion, et peut-être aussi l'efficacité de cette unité.



Tensions, départs et réorganisation

Début février 2024, les groupes Ulf (unité médicale, commandée par  Alina Mykhailova) et Honor (compagnie commandée par Serhii Filimonov) quittent le bataillon Da vinci Wolves et prennent leur distance avec Secteur Droit. Ils rejoignent alors la 59e brigade motorisée. Alina Mykhailova était la compagne de Dmytro Kotsyubaylo (le fondateur du bataillon, mort au combat), et les deux groupes gardent le nom Da vinci Wolves tandis que le bataillon originel se renomme simplement: 1er bataillon d'assaut de la 67e brigade mécanisée.

Si les raisons de cette séparation n'ont pas été données publiquement, il semble que ce soit un désaccord avec le commandement de la 67e brigade et/ou avec les dirigeants de Secteur Droit

Il semble que le commandement de cette brigade a favorisé les anciens, affiliés à Secteur Droit au détriment du personnel mobilisé, qu'il envoyait en premier dans la bataille sans support adéquat. Cette pratique a entraîné des pertes en hommes et en territoire important dans le secteur de Chassiv Yar, et c'est pourquoi le commandant-en-chef Sirksy réorganise la brigade pour en écarter les dirigeants historiques, disperser les militants de Secteur Droit dans différente brigades et "standardiser" cette brigade.

Ces tensions dans une unité d'élite alors qu'elle combat dans un secteur clef de la ligne de front ne sont pas sans rappeler celles qui existent au sein de la 47e brigade mécanisée, autre unité d'élite qui a vu souvent son commandement changer au cours des derniers mois. Est-ce parce que l'armée ukrainienne attend trop de ces unités d'élites, et/ou leur confie des tâches trop difficile ?

Une autre hypothèse est que, quand la situation est difficile et que le matériel, les munitions manquent, les privilèges (autonomie, meilleur matériel) dont bénéficiait la 67e brigade sont plus difficilement justifiables et que le haut commandement est plus prompt à sanctionner ce qu'il considère comme des échecs.

Quoi qu'il en soit, il aurait sans doute mieux valu procéder à cette réorganisation avant d'envoyer la brigade défendre Chassiv Yar.

dimanche 7 avril 2024

Liens en vrac, 07/04/2024

Toujours aussi peu régulier, voici des liens intéressants que j'ai pu trouver depuis la dernière fois.



Analyses

Analyses sur les frappes sur les raffineries

La résistance ukrainienne à Bilohorivka

Les enjeux de la guerre en Ukraine

Analyse (@Stevius2) sur la production d'obus

Artillerie: défaite en rase campagne pour l'industrie européenne ?

La Russie a-t-elle les moyens économique de vaincre l'Ukraine en 2024 ?


 

Sites Web

ITArmy.ua: des Hacktivists pro-Ukraine

Site contre la désinformation en particulier leur article sur la désinformation en Afrique

Conspiracywatch, en particulier leur article sur les "Snipers de Maïdan"

Aide à l'Ukraine: qu'a voté votre député ?

 

 

USA

L'informateur du FSB qui accusait le fils de Biden a menti et est en fait un agent russe

The Atlantic: Why is Trump Trying to Make Ukraine Lose ? (archive pdf)

Pétition pour forcer le vote sur l'aide à l'Ukraine (Discharge petition n°9)

Mike Johnson a-t-il abusé de son "fils adoptif" ?

Le plan de Trump pour "mettre fin à la guerre"



Russie

ISW: la Russie régénère ses forces suffisamment vite pour compenser ses pertes

D'où viennent les soldats russes ?

Revue de la flotte d'A50 (AWACS) russes

Des salles de tortures dans la centrale nucléaire de Zaporijja occupée par les Russes

Medvedev annonce que la population ukrainienne sera déportée en Sibérie pour être "rééduquée"

Soloviev parle d'envahir les pays baltes, la Pologne, la Finlande et même l'Alaska

 


Divers

Manifestation pro-Ukraine à Donetsk, en 2014 

Entretien avec un chercheur sur la désinformation russe

Mélenchon raconte n'importe quoi sur la dissuasion nucléaire  

Pourquoi les négociations de paix, en 2022, ont échoué

Crimes de guerre russes en Ukraine: 15 soldats condamnés pour avoir retenu en otage 368 civils dans une cave (dont 69 enfants) pendant 1 mois. 10 sont morts dans cette cave.

Reportage sur un homme qui "collecte les cadavres" et doit annoncer le décès aux proches du défun

mercredi 3 avril 2024

Contre-offensive ukrainienne : bilan du mois de mars

Comme chaque mois, voici un petit bilan du mois de février 2024, à mettre en perspective avec les constats que j'avais faits fin juin, fin juillet, fin août, fin septembre, fin octobre, fin novembre, fin décembre 2023 ainsi que fin janvier et fin février 2024.

Les combats ne diminuent pas vraiment en intensité, et si les avancées russes sont moins importantes qu'au mois de février, mais elles sont bien réelles. Les Ukrainiens continuent à souffrir d'un manque de munitions (obus et défenses anti-aériennes) et doivent reculer, en particulier à l'ouest d'Avdiivka, où le front n'est toujours pas stabilisé.



Mars 2024: nouveaux records pour les pertes russes

Je rappelle les pertes russes telles qu'annoncées par les officiels Ukrainiens dans les 4 catégories à surveiller: Artillerie, MLRS, DCA et équipements spéciaux. Pour chacune, je vais donner les chiffres mensuels habituels (c'est-à-dire jusqu'à février 2023) puis les chiffres de mars > avril > mai > juin > juillet > août > septembre > octobre  > novembre > décembre 2023 > janvier 2024 > février > mars

  • Artillerie (de 100 à 200/mois): 290 (mars) > 238 (avril) > 553 (mai) > 688 (juin) > 677 (juillet) > 691 (août) > 947 (septembre) > 873 (octobre) > 682 (novembre) > 555 (décembre) > 731 (janvier 2024) > 875 (février) > 980 (mars)
  • MLRS (de 10 à 65/mois): 48 (mars) > 17 (avril) > 31 (mai) > 57 (juin) > 67 (juillet) > 36 (août) > 63 (septembre) > 47 (octobre) > 66 (novembre) > 33 (décembre) > 31 (janvier 2024) > 26 (février) > 23 (mars)
  • DCA (de 5 à 40/mois): 32 (mars) > 16 (avril) > 38 (mai) > 56 (juin) > 73 (juillet) > 38 (août) > 37 (septembre) > 25 (octobre) > 39 (novembre) > 23 (décembre) > 40 (janvier 2024) > 27 (février) > 53 (mars)
  • Équipement Spécial (de 10 à 30/mois): 66 (mars) > 63 (avril) > 99 (mai) > 122 (juin) > 138 (juillet)  > 113 (août) > 102 (septembre) > 84 (octobre) > 108 (novembre) > 144 (décembre) > 184 (janvier 2024) > 149 (février) > 228 (mars)

On constate donc que, dans ces quatre catégories, les pertes russes augmentent. L'augmentation est même spectaculaire concernant les équipements spéciaux  (+50% en un mois). Les pertes d'artillerie sont également à un niveau record. 

Les pertes ne sont pas limitées à ces quatre catégories, puisque les pertes matérielles russes (selon le ministère de la défense ukrainienne) sont en forte augmentation (+30%). Le record du mois de février a été tout simplement pulvérisé au mois de mars: 3968 équipements terrestres perdus au mois de mars, contre 3076 au mois de février. Les pertes humaines (28 410) reste à un niveau élevé, légèrement inférieures à celles du record (30 470 en décembre 2023).

Bien entendu, face à ces chiffres, la première réaction est l'incrédulité. Ces chiffres sont-ils fiables ? Oryx, quant à eux, ont enrichi leur base de données avec ~500 pertes russes et ~200 pertes ukrainiennes en un mois. Comment expliquer cet écart ? Je vous renvoie à ce que je disais le mois dernier:  je crois que c'est d'avantage un manque de documentation qu'une baisse de fiabilité des chiffres ukrainiens qui explique cet écart.

D'un autre côté, tous les témoignages et les statistiques sur les tirs d'artillerie concordent pour dire que les Ukrainiens manquent de munitions. Comment, dans ces conditions, peuvent-ils infliger des pertes record ? Probablement grâce aux drones FPV. Les Ukrainiens comme les Russes utilisent massivement ce type de drones, et publient beaucoup de vidéo des frappes. Or, s'il semble qu'en novembre-décembre, les Russes utilisaient autant voire plus de FPV que les Ukrainiens, ces derniers semblent avoir repris l'avantage début 2024. Outre le nombre, les FPV ukrainiens sont également moins standardisés (car provenant de multiples petits constructeurs) et sont donc plus difficile à brouiller. A l'inverse, les drones russes venant tous d'une même usine, il suffit de trouver la bonne fréquence pour les brouiller tous. Cela dit, la bataille de la guerre électronique et des drones est en constante évolution, et aucun des deux camps ne possède une supériorité absolue sur l'autre.

Cet usage des drones FPV sert notamment à frapper les véhicules utilisés pour le ravitaillement, et cela se voit bien dans les pertes russes annoncées par les ukrainiens: sur ces graphes, on note qu'en 2024, les Russes perdent bien plus de véhicules logistiques (et d'artillerie) qu'en 2022 et 2023. Comme ces véhicules logistiques sont souvent de simples voitures ou camions civils, ils ne sont pas comptabilisés par Oryx et c'est cela, avec les pertes d'artillerie, qui expliquent en grande partie l'écart entre les pertes déclarées et les pertes visuellement confirmées.

 

 

Succès des campagnes de frappes aériennes

Les Ukrainiens ont continué leur campagne de frappes à longue distance, avec quelques succès notamment sur les raffineries russes. Presque toutes les raffineries à moins de 1000km des frontières ukrainiennes ont été frappées depuis le début de l'année 2024. Ces frappes ont causé une réduction d'environ 10% du diesel raffiné en Russie. Ce succès est tel qu'il inquiète les Etats-Unis, plus précisément certaines personnes à la Maison Blanche, qui auraient demandé à l'Ukraine d'arrêter de frapper les raffineries de peur que cela augmente le cours du pétrole, selon les informations du Financial Times.

Les Ukrainiens ont aussi frappé une nouvelle fois Sébastopol à l'aide de drones et de missiles, détruisant un centre de communication et endommageant quelques navires de guerre. Ces frappes n'ont cependant pas eu le même impactes que celles de septembre dernier, durant lesquelles le QG de la flotte avait été détruit, 1 sous marin et 1 navire détruits, et les cales-sèches rendues inutilisables.

Mais ce qui a marqué le mois de mars, c'est surtout les frappes russes sur l'arrière du front et qui ont causés beaucoup de dégâts aux Ukrainiens. Il y a tout d'abord eu des frappes à longue distance sur:

  • un lanceur HIMAR
  • deux lanceurs d'une batterie Patriot
  • trois hélicoptères MI-8

Dans tous les cas, le ou les véhicules étaient immobilisés pendant au moins plusieurs dizaines de minutes, se sont fait repérer par un drone russe puis frapper par un missile Iskander. Il y a donc à la fois une erreur des ukrainiens et de nouvelles compétences et/ou de nouveaux équipement côté russe qui peuvent maintenant identifier et détruire rapidement des cibles à plus de 50km du front.

La perte du Patriot est particulièrement douloureuse; en effet, les Ukrainiens n'ont qu'au mieux 3 batteries de Patriot, 2 restant fixe, et la troisième (celle qui a été touchée) étant  mobile  (138e brigade de défense anti-aérienne) et qui, selon les rumeurs, a été responsable des succès de la défense anti-aérienne en février (10 Su-34 et 2 Su-35 abattus, selon les chiffres ukrainiens).

Puis, à partir du 22 mars, les Russes ont repris leur campagne de frappes massives contre le réseau électrique ukrainien. Et, soit parce qu'ils ont amélioré la précision de leurs missiles, soit parce que la défense aérienne ukrainienne n'a plus assez de munition, plusieurs centrales de production d'électricité ont été touchées, notamment la centrale hydroélectrique de Zaporijja, la plus grande d'Ukraine. La plus grande centrale de Kharkiv a été détruite. Et rien n'indique que cette campagne de frappe aérienne va s'arrêter de sitôt. Les défenses aériennes ukrainiennes continuent de faiblir, et seul un soutien massif des USA peut inverser cette tendance.



Un futur très incertain

Or, le soutien américain est toujours bloqué par Mike Johnson, le speaker de la Chambre des représentants. La pétition pour forcer Mike Johnson à faire voter l'aide à l'Ukraine n'a recueilli que 190 signatures des démocrates et 1 républicain (Ken Buck, qui a annoncé sa démission). La Chambre est actuellement en vacances (4e période de vacances de 2 semaines depuis novembre dernier); Mike Johnson a promis de faire voter "une loi" sur l'aide à l'Ukraine dès le 9 avril, mais c'est juste une ruse: il ne veut pas faire voter l'accord bi-partisan passé au Sénat, mais il va probablement présenter une loi inacceptable pour les démocrates. Son but n'est pas d'aider l'Ukraine, mais de rejeter la faute sur les démocrates. Les républicains trumpistes sont objectivement des alliés de Poutine, leur but est de faire échouer Biden (et donc l'Ukraine) pour faciliter l'élection de Trump. Peu leur importe que l'Ukraine (et indirectement les USA) paient un prix exorbitant pour leur basse manœuvre politicienne.

Pour compenser cet abandon américain, les Européens redoublent d'efforts, mais ce n'est pas suffisant. Les obus "trouvés" par les Tchèques arriveront, au mieux en juin. Les F-16 arriveront eux aussi trop tard, et en trop petit nombre pour faire la différence. Comme le dit justement un officier cité dans un article pessimiste sur les chances de l'Ukraine: "Les F-16 étaient l'armes qu'il fallait en 2023, et arriveront en 2024". De manière générale, si les Occidentaux font beaucoup de promesses, il y a un tel délai entre les promesses et leur réalisation que les Russes ont le temps de prendre l'avantage, aidé par le soutien nord-coréen (qui lui, est massif et arrive à temps, tout le contraire du soutien occidental).

Je concluais le mois dernier qu'on est à un "point de bascule". En effet, il est difficile de savoir si la situation de l'Ukraine est désespérée  et peut à tout moment s'effondrer (comme le disent les Russes et une partie des média occidentaux) ou bien si les Russes jouent leur va-tout pour profiter d'une faiblesse temporaire de l'Ukraine et se cassent les dents pour prendre quelques champs et villages au prix de milliers de morts et de la destruction de leur matériel disponible. Nous n'aurons pas la réponse à cette question avant encore quelques mois.

lundi 25 mars 2024

Critique d'un article publié par Les Crises

Petite critique de l'article "La CIA en Ukraine : pourquoi n’est-ce pas considéré comme une provocation ?" traduit et publié par Les Crises, site d'Olivier Berruyer, dont le biais pro-Poutine est bien connu. Sur la guerre en Ukraine, Berruyer n'a JAMAIS publié des tribunes ou analyses favorables à l'Ukraine, et a au contraire très souvent publié des écrits pro-russes et/ou anti-occidentaux. On se souvient aussi de la prestation de Berruyer à Arrêt sur Images, où il avait été invité sur l'affaire du vol MH17, durant laquelle il avait usé de toute sa mauvaise foi légendaire pour s'opposer à l'enquête de Jean-Marc Manach et de Bellingcat. Or, l'enquête internationale puis le procès au Pays-Bas ont largement validé la plupart des informations révélées par Bellingcat et ont condamné les coupables russes, notamment le maintenant célèbre Igor Girkin. Berruyer n'a, à ma connaissance, jamais reconnu son erreur.

Certains font semblant d'ignorer que ce n'est pas parce que l'article en question reprend des informations du New York Times (à supposer que ces informations soient vraies) que ce n'est pas de la propagande. Il a suffit à son auteur, Mark Episkopos (connu pour son biais pro-russe) de simplement sélectionner les faits qui l'arrangent tout en ignorant ceux qui ne l'arrangent pas (cherry picking), de glisser ici et là quelques remarques perfides, de prendre des libertés avec la chronologie et/ou de passer sous silence le contexte pour produire au final un article trompeur qui ne vise pas à informer, mais à défendre les thèses de Poutine.

 

Commençons par "l'éléphant dans la pièce" dont Mark Episkopos évite soigneusement de parler: l'invasion de l'Ukraine, par la Russie, en 2014. Il parle bien de la révolution de Maidan, mais c'est tout. Pas un mot sur l'invasion de la Crimée et d'une partie du Donbas. Cet "oubli" lui permet de faire croire que c'est l'Ukraine qui aurait "provoqué" la Russie en commençant une coopération avec la CIA et le MI6, alors qu'au contraire c'est suite à l'invasion  surprise de la Crimée par les Russes, qui a révélé que les services secrets russes avaient largement infiltré les instances militaires et civiles de l'Ukraine qu'est devenu évidente, pour l'Ukraine, la nécessité de devoir éliminer les agents russes et d'avoir de meilleurs renseignements concernant les agissements de la Russie. Notons également que les 12 « bases d’opérations avancées » secrètes de la CIA le long de la frontière ukrainienne avec la Russie n'ont été établies qu'à partir de 2016, deux ans après le début du conflit (information disponible dans l'article du NYT, mais là encore passée sous silence par Mark Episkopos). Ce petit arrangement avec la chronologie permet à l'auteur d'inverser les causes et les conséquences: le rapprochement entre l'Ukraine et la CIA n'est pas la cause, mais la conséquence de l'invasion russe, qui a commencé en 2014.

NB: les plans d'invasion de l'Ukraine étaient établis bien avant 2014; les premiers éléments de ces plans ont commencé à être mis en place dès 2009.


Autre information disponible dans l'article du NYT mais "oubliée" par Mark Episkopos: la CIA formaient les Ukrainiens à des opérations de guérilla (car ils pensaient que l'armée russe pourrait facilement occuper toute l'Ukraine), mais ne les encourageait pas à opérer dans les territoires alors occupés par les Russes. Autrement dit: les Américains préparaient l'Ukraine en renforçant ses défenses dans l'hypothèse d'une invasion russe à plus grande échelle, qui est effectivement advenue en 2022, mais ne la préparaient pas à ne serait-ce que libérer les territoires occupés, et encore moins à attaquer directement les Russes. Mark Episkopos se trompe donc (ou ment délibérément) lorsqu'il écrit: " Cette coopération, comme le souligne minutieusement le Times, est allée bien au-delà de l’aide apportée à l’Ukraine pour se défendre contre la Russie dans un sens étroit et technique "  -> non, l'aide n'est pas allée au delà de ce qui était nécessaire à la défense de l'Ukraine.

Enfin, et bien qu'il s'en défende, l'auteur passe longtemps à justifier le point de vue du Kremlin, sans jamais rappeler une évidence: à chaque fois que le Kremlin parle d'obtenir des "garanties de sécurité", ce qu'il entend par là c'est obtenir le droit de faire tout ce qu'il veut (y compris soumettre par la force) dans une aire géographique que le Kremlin veut toujours plus grande. Si le Kremlin considère comme une "provocation" le fait que l'Ukraine demande et obtienne l'aide des USA pour se défendre, alors même que la Russie l'avait attaqué et occupait illégalement une partie de son territoire, au mépris des traités qu'elle avait signés et de l'ordre international, si la Russie "joue la victime" alors qu'elle est l’agresseur, alors non seulement il s'agit bien d'une vision paranoïaque (ce que Mark Episkopos admet du bout des lèvres), mais surtout qu'on ne peut pas laisser agir la Russie faire ce qu'elle veut sans sacrifier la paix et la liberté des peuples d'Ukraine, des pays baltes,  de Moldavie, de Pologne et sans doute d'autres pays de l'Europe de l'est. Et plus la Russie se montrera agressive, plus ses voisins chercherons l'aide des USA pour se protéger (cf l'entrée de la Suède et de la Finlande dans l'OTAN), et plus l'enjeu sera grand. 

Mais derrière cette paranoïa affichée, les dirigeants russes savent bien que l'OTAN ne les attaquera pas. L’extension de l'OTAN les emmerde car il leur est plus difficile de menacer leurs voisins quand ceux-ci sont dans l'OTAN (mentalité de mafieux). Poutine & co savent très bien que l'arsenal nucléaire russe est suffisant pour garantir que personne ne cherchera à l'envahir. C'est pourquoi, par exemple, ils dégarnissent toutes leurs frontières avec l'OTAN de matériel militaire pour l'envoyer en Ukraine. Ce n'est pas le comportement d'un pays qui craint l'OTAN, juste d'une puissance militaire à la peine en Ukraine qui cherche à gagner par tous les moyens, tout en agitant la peur pour empêcher les Occidentaux de faire ce qu'il doivent faire: armer massivement l'Ukraine pour lui permettre de gagner le plus rapidement possible cette guerre horrible. 

 

Donc au final, l'article de Mark Episkopos reprend tous les poncifs de la propagande russe sur les causes de la guerre (probablement car il partage la vision erronée de Mearsheimer).

lundi 18 mars 2024

Lettre à mon député

NB: vous pouvez reprendre cette lettre, en la modifiant au besoin, en particulier les passages sur le vote pour l'aider à l'Ukraine (vérifiez ce qu'a voté votre député) et le soutien  à la proposition Haddad/Bayou

 

Monsieur le Député,

 

Je vous écris au sujet de la guerre en Ukraine. Comme beaucoup de Français, c'est un problème qui me préoccupe fortement depuis maintenant plus de deux ans.


Deux ans que, chaque nuit ou presque, la Russie continue ses attaques terroristes à coups de missiles, de drones kamikaze et de tirs d'artillerie lourde contre les villes et villages ukrainiens. La Cour Pénale Internationale a récemment émis deux mandats d'arrêt contre l'amiral Sokolov et le général Kobylach qui ont donné l'ordre de mener ces bombardements meurtriers contre des civils. L'exemple récent de la double frappe à Odessa, où les Russes ont délibérément utilisés deux missiles très précis (un pour frapper un immeuble d'habitation, le second pour tuer les secouristes alors qu'ils aidaient les victimes de la première frappe) montre que les Russes cherchent à maximiser le nombre de victimes civiles, ce qui est un crime de guerre.

Deux ans que les territoires occupés par l'armée russe sont le théâtre d'exécutions sommaires, de scènes de torture, et de déportation des enfants ukrainiens, un crime pour lequel Vladimir Poutine est lui aussi poursuivi devant la Cour Pénale Internationale. Ce dernier crime, particulièrement horrible, est encore pire quand on sait le destin que Poutine réserve à ces enfants: les endoctriner puis les utiliser comme "chair à canon" pour sa prochaine guerre, comme l'ont annoncé des journalistes de la télévision publique russe. Certains pourraient croire que cet avis n'engage pas le Kremlin, mais c'est mal connaître la Russie de Poutine.

Dans cette Russie-là, il n'y a plus de liberté d'expression: ceux qui s'opposent à Vladimir Poutine, comme Anna Politkovskaïa ou plus récemment Alexei Nalvany, sont condamnés à de la prison et/ou assassinés. Les "journalistes" qui apparaissent régulièrement à la télé russe sont donc tous, sans exception, de simples relais de la propagande du Kremlin. Aussi quand des gens comme Vladimir Soloviev ou Dimitri Medvedev menacent chaque jour ou presque de larguer des bombes H sur les différentes capitales européennes ou de déporter les Ukrainiens en Sibérie pour les "rééduquer", ils sont la voix du pouvoir russe. Poutine ne cache donc pas à sa population son ambition impérialiste ni la méthode brutale qu'il compte employer pour soumettre non seulement l'Ukraine, mais aussi le reste de l'Europe.

 

Face à cette menace clairement formulée, que fait la France ? Certains hommes politiques français veulent négocier, espérant qu'un traité accordant des gains territoriaux aux Russes suffira à stopper Poutine. C'est vite oublier que les victoires de Poutine en Tchétchénie (2000) et en Géorgie (2008) n'ont pas réduit les ambitions de Poutine, bien au contraire. Ces mêmes hommes politiques français affirment que si l'Ukraine se déclare "neutre" (hors de l'OTAN), Poutine ne l'envahira pas une nouvelle fois. Or, l'Ukraine était neutre en 2014 quand les forces spéciales russes ont envahi la Crimée et une partie du Donbas. La Russie était pourtant une des garantes des frontières de l'Ukraine, qu'elle avait reconnu formellement. Elle était tout aussi neutre en 2022 quand Poutine a décidé de lancer son invasion de l'ensemble du pays.

La vérité est donc que Poutine se contrefiche des traités qu'il signe, des résolutions de l'ONU (comme celles interdisant le commerce d'armes avec la Corée du nord, et que la Russie avait votées). La seule chose qui a empêché les Russes de conquérir Kyiv, ce qui les a chassé de Kharkiv et de Kherson, ce ne sont pas des accords diplomatiques ou de belles promesses, mais bien le courage des Ukrainiens et la force des armes. 


Or, des armes et des munitions, les Ukrainiens en manquent cruellement en ce moment, ce qui explique leur défaite à Avdiivka début 2024. Plus que jamais, l'Ukraine a donc besoin de l'aide de la France pour gagner cette guerre que Vladimir Poutine impose à tous. Je donc tiens à vous remercier pour votre vote favorable, le 12 mars 2024, sur la stratégie d'aide à l'Ukraine. Mais je crains que cette stratégie qui vient d'être votée manque encore d'ambition pour faire face à l'ampleur de cette guerre et par les ressources que la Russie moblise. En effet, celle-ci est en pratique (et non seulement en parole) passée à une économie de guerre, dépensant chaque année plus de 100 milliards de $ pour son effort de guerre, tandis que le soutien américain à l'Ukraine est de plus en plus incertain, car Donald Trump y est opposé.

Il y a quelques jours, Victor Orban a rencontré Donald Trump, et a confirmé que ce dernier supprimera toute aide à l'Ukraine s'il revient au pouvoir. Par ailleurs, Donald Trump a aussi déclaré qu'il laissera tomber les Européens  et encouragera même la Russie à les envahir. Or, une victoire de Donald Trump est possible, si ce n'est probable, en novembre prochain, et il faut que la France et l'Europe se préparent à cette éventualité. D'autant plus que, même si Trump perd les élections, il serait tenté d'obtenir par la sédition ce qu'il n'aurait pas obtenu par les urnes, de manière bien plus vicieuse et/ou bien plus violente que ce qui s'est passé le 6 janvier 2021. Ces futurs problèmes doivent être anticipés dès maintenant, quoi qu'il en coûte.


Il faut donc que l'Europe se donne les moyens de vaincre militairement la Russie sans le soutien des USA, et la France, en tant que première puissance militaire de l'Union Européenne, se doit d'être à la hauteur. La France peut en faire plus, doit en faire plus, pour augmenter sa production d'armes et de munitions et en livrer à l'Ukraine. Une tribune publiée dans Le Monde (31/01/2024) et une pétition, initiée par l'association "Pour l'Ukraine, pour leur liberté et la notre!", posent les bases de ce qu'il faudrait faire:

  • augmenter la cession, la fabrication et les livraisons d’armes et de munitions ;
  • donner des garanties aux industriels de l’armement ;
  • se doter, avec nos partenaires européens, d'un organisme de contrôle pour assurer un embargo strict sur l’exportation des technologies duales ;
  • encourager la mutualisation des outils de production, civils et militaires, au service de la défense ;
  • mobiliser de nouvelles ressources financières en faveur de l’aide à l’Ukraine.

Cela nécessite un effort budgétaire conséquent et qui doit être débloqué en urgence, puis continué sur une longue durée pour être efficace. Je suis conscient, Monsieur le Député, que vous devez recevoir de part et d'autres de nombreuses sollicitations pour consacrer plus d'argent public pour régler tel ou tel problème. Il existe cependant des moyens de mobiliser pour l'Ukraine les avoirs russes "gelés" dans nos banques, comme le proposent vos collègues Julien Bayou et Benjamin Haddad, et je vous remercie de soutenir cette proposition.

Je sais aussi que d'autres problèmes peuvent sembler plus urgents selon ce qui se dit dans les média. Mais si j'attire votre attention sur ce problème aujourd'hui, c'est parce que nous sommes maintenant au pied du mur, que Donald Trump sera peut-être élu très prochainement, et que depuis deux ans la France, comme les autres pays occidentaux, n'anticipe pas assez. Et chaque fois que nous tergiversons,  chaque fois que nous reportons notre aide, chaque jour qui passe, les Ukrainiens en paient le prix du sang, et cela m'est insupportable.

Aussi je vous serai gré, Monsieur le Député, d'en parler à vos collègues (notamment ceux qui siègent à la Commission de la Défense Nationale) et de faire tout ce qui est en votre pouvoir pour que la France mobilise immédiatement ses ressources afin de donner à l'Ukraine les moyens de vaincre la Russie, défendant ainsi sa liberté (et la notre) et assurant sa sécurité et son avenir (et le notre).


Je vous prie d'agréer, Monsieur le Député, l'expression de mes sentiments distingués.


L'armée ukrainienne manque-t-elle d'hommes ?

Ces derniers temps, on lit souvent, dans la presse, que l'armée russe est "en supériorité numérique" et que l'armée ukrain...