lundi 4 septembre 2023

Contre-offensive ukrainienne : bilan du mois d'août

Le mois d'août s'est achevé, et les constats que j'avais fait fin juin et fin juillet se confirment, à quelques nuances près.
 
terrain regagné par l'Ukraine @Pouletvolant3

 


Sur le plan du terrain reconquis, il y a eu quelques avancées petites mais significatives (Urozhaine, Robotyne, et plus récemment la ligne de défense russe percée près de Verbove). Cela reste du grignotage et on est encore loin d'une quelconque percée. Mais si comme je l'ai déjà dit plusieurs fois, l'armée ukrainienne a une stratégie à long terme de destruction des moyens de défense russes (artillerie, MLRS, DCA, équipement spéciaux), ce qui compte, ce n'est pas le territoire, mais les pertes russes.


Les succès de la stratégie d'attrition


Je rappelle les pertes russes telles qu'annoncées par les officiels Ukrainiens dans les 4 catégories à surveiller: Artillerie, MLRS, DCA et équipements spéciaux. Pour chacune, je vais donner les chiffres mensuels habituels (c'est à dire avant mars 2023) puis les chiffres de mars > avril > mai > juin > juillet > août

  • Artillerie (de 100 à 200/mois): 290 (mars) > 238 (avril) > 553 (mai) > 688 (juin) > 677 (juillet) > 691 (août)
  • MLRS (de 10 à 65/mois): 48 (mars) > 17 (avril) > 31 (mai) > 57 (juin) > 67 (juillet) > 36 (août)
  • DCA (de 5 à 40/mois): 32 (mars) > 16 (avril) > 38 (mai) > 56 (juin) > 73 (juillet) > 38 (août)
  • Équipement Spécial (de 10 à 30/mois): 66 (mars) > 63 (avril) > 99 (mai) > 122 (juin) > 138 (juillet)  > 113 (août)


On voit que pour l'artillerie et les équipements spéciaux, la "chasse" s'est bien ouverte en mars et qu'il y a une accélération ces derniers mois; il y a bien une stratégie à long terme, qui a commencé bien avant les premiers mouvements offensifs ukrainiens début juin. Concernant l'artillerie, on a battu de peu le record du mois de juin; pour les trois autres catégories, les chiffres sont un peu inférieurs. Cependant, les chiffres d'autres catégories (en particulier les tanks et blindés) sont en hausse, si bien que si on considère le total des équipements terrestres (tels que comptablisés par Ragnar Gudmundsson), le mois d'août a totalisé 2206 équipements russes perdus, ce qui est plus que le précédent record de mars 2022 (2151 équipements).

Bien sûr, ces chiffres sont probablement surestimés (je pense qu'il faut retirer 1/3, voir 1/2 aux chiffres annoncés par les Ukrainiens pour avoir une estimation plus proche de la réalité). Si on se fie aux pertes confirmées par Oryx, on est, depuis le début de la contre-offensive ukrainienne, à un ratio un peu supérieur à 3:2 en faveur des Ukrainiens: les Russes perdent donc toujours plus de matériel, mais l'écart est moindre qu'avant la contre-offensive. A noter que ce ratio évolue positivement depuis le début de la contre-offensive: en juin, les Ukrainiens perdaient plus de matériel; en juillet, c'était à peu près équilibré. En août, ce sont les Russes qui perdent plus de matériel. Qu'en sera-t-il en septembre-octobre ?

Toujours est-il que l'Ukraine semble prendre le dessus sur la Russie dans deux domaines où celle-ci était auparavant dominatrice:

  1. l'artillerie: l'important travail de contre-batterie mené par l'Ukraine ces derniers mois semble porter ses fruits: il y a de proportionnellement plus d'artilleurs morts (parmi les morts russes identifiés par Mediazona/bbc), les soldats russes se plaignent d'un manque de soutien d'artillerie, "Arty Green" explique que les Ukrainiens tirent maintenant presque autant d'obus que les Russes, et les Ukrainiens semblent progresser un peu plus rapidement sur le terrain. Ce sont des "petits signaux", qui ne montrent pas un effondrement de l'artillerie russe mais un affaiblissement significatif et durable.
  2. les frappes à longues portées: outre les frappes avec les SCALP/Stormshadows (qui sont limitées par le faible nombre de missiles donnés à l'Ukraine), le mois d'août a vu d'impressionnantes frappes ukrainiennes à très longue portée menées par des drones (maritimes ou aériens) et même un raid de commandos en Crimée et des opérations spéciales au cœur même de la Russie. Ces frappes ont endommagé ou détruits de nombreux équipements très chers et difficilement remplaçables: navires de ravitaillement, bombardiers Tu-22M3, avions  transporteurs Il-76, batterie S-400, etc. Pendant ce temps, la Russie a comme d'habitude gaspillé ses "missiles de haute précision" sur des écoles, des cathédrales, des silos à grains, etc.


On voit donc l'Ukraine prendre l'ascendant dans tous les domaines, y compris ceux où elle partait avec un désavantage gigantesque. Mais est-ce que ces succès suffisent à mettre l'armée russe dans une situation de "KO debout" c'est à dire dans une situation où, sans avoir perdu beaucoup de terrain, elle a perdu suffisamment d'équipements-clefs (artillerie, radars, DCA, etc) pour ne plus être capable de mener une défense efficace ? Hélas, rien ne le laisse supposer actuellement. Et surtout, même si l'Ukraine parvenait à mettre l'armée russe dans un tel état, aura-t-elle les moyens et le temps de percer les lignes russes puis d'exploiter dans la foulée ? Cela semble fortement compromis.

 

Une contre-offensive qui semble compromise


Déjà, sur le temps: l'automne avance à grand pas, et il ne reste plus aux Ukrainiens que quelques semaines pour réaliser cette percée puis l'exploiter avant le retour de la raspoutitsa. C'est court. 

Ensuite, sur les moyens. Il semble que toutes les brigades ukrainiennes sont maintenant engagées. Du moins, elles figurent près du front sur les cartes. Mais il m'est difficile de comprendre l'ordre de bataille ukrainien. Prenons par exemple le groupe de brigades au sud d'Orikhiv, qui semble maintenant porter la contre-offensive. Il y a en théorie 6 brigades mécanisées (33e, 47e, 65e, 116e, 117e et 118e), 2 brigades d'assaut aérien (46e et 82e) et 5 brigades de la garde nationale (3e, 11e, 12e, 14e, 15e) plus quelques autres unités. Soit, potentiellement, environ de 30 000 à 60 000 combattants dans un terrain de 100 km2. Cela devrait grouiller de monde. Or, il semble que ce ne soit pas le cas. Les assauts semblent être menés par seulement 3 brigades (46e, 47e, 82e) avec parfois l'appui de quelques autres unités. Pourquoi ?

De plus, la structure de commandement semble floue. Pour la contre-offensive, l'armée ukrainienne a créé 2 corps d'armée (9e et 10e). Michel Goya supposait que l'axe Orikhiv était sous la responsabilité d'un corps, et l'axe "Velyka Novosilka" d'un autre. Or, il semble au contraire que ces corps d'armée sont tous les deux sur l'axe Orikhiv, et que le 10e corps est seulement composé de 4 brigades + 1 bataillon "Skala": 46e, 116e, 117e et 118e. Les 47e et 82e ferait-elle partie du 9e corps ? avec les 33e et 65e brigades mécanisées ? C'est fort possible. Et qu'en est-il des 5 brigades de la garde nationale qui sont également dans le secteur ? Si oui, ça doit être un joyeux bordel de commander dans ce secteur, avec deux structures de même niveau commandant chacun des brigades qui doivent coopérer entre elles.

Cela dit, il est curieux que la contre-offensive (qui semble s'être uniquement focalisé sur l'axe Orikhiv) repose uniquement sur quelques brigades. Bien entendu, les Russes prétendent que c'est parce que toutes les autres brigades réservées pour la contre offensive ont été "détruites", mais c'est un très probablement mensonge. Si on se fie aux destructions répertoriées par Oryx, on sait que les Ukrainiens perdu seulement 10-15% du matériel donné pour la contre offensive. Même s'il faut augmenter ce chiffre pour tenir compte des pertes non répertoriées, on est encore loin de l'épuisement. En outre, une des brigades ayant subit le plus de perte (la 47e mécanisée) est justement une des trois brigades qui sont toujours à la pointe de l'attaque. Donc une fois écartée l'hypothèse de l'épuisement, comment expliquer que si peu de brigades ukrainiennes sont impliquées dans ce qui est pourtant la plus importante opération militaire de 2023 ?

La première explication (et la plus probable) est que les Ukrainiens manquent de munitions, de matériel de déminage, et qu'ils doivent se contenter d'attaquer avec seulement quelques brigades, car ils n'ont pas de quoi alimenter un effort offensif plus important.

La seconde explication serait que l'armée ukrainienne est trop désorganisée, que sa logistique est trop compliquée du fait de la diversité du matériel occidental livré, et que cela limite donc fortement ses capacités offensives, laissant donc une grande partie de son potentiel inexploité.

La troisième explication (et la moins probable) est que l'Ukraine s'apprête à lancer une nouvelle contre offensive ailleurs. Cela peut sembler impossible, car presque toutes les brigades ukrainiennes semblent sur le front, mais nous verrons qu'il y a (potentiellement) de la réserve. Notons que deux des meilleurs brigades ukrainiennes (92e et 93e) se trouvent actuellement à l'arrière pour être réorganisées/rééquipées. Notons aussi que certaines brigades (par exemple la 35e brigade de marine) ont été à la pointe de la contre-offensive, alors que sur le papier elles étaient engagées dans un autre secteur (Marinka, pour la 35e brigade). De plus, en fonction des secteurs, les unités sur place pourraient fournir un appui sérieux pour une contre-offensive.


Unités présentes @Pouletvolant3

 

Une nouvelle contre-offensive ?


Donc, tout en gardant à l'esprit que c'est peu probable, demandons-nous où pourrait avoir lieux cette contre-offensive surprise. J'avais indiqué 5 axes possibles pour la contre-offensive (juste avant que celles-ci ne débute) et les Ukrainiens ont effectivement attaqués sur 2 des 5 axes indiqués (que j'avais estimé être les plus probables). Reste donc 3 axes possibles.

Commençons par le secteur de Bakhmut, où les Ukrainiens ont reconquis un peu de terrain depuis mai. Il y a encore là bas de très bonnes unités ukrainiennes, qui pourraient contre-attaquer surtout si elles sont renforcées. Cependant, je pense que ce n'est plus le bon moment pour attaquer dans ce secteur. Le bon moment, c'était en juin - début juillet tout au plus. Depuis, les troupes russes (qui avaient remplacé Wagner à la va-vite) ont pu s'habituer au terrain et construire des lignes de défenses plus efficaces, ce qui rend le front plus difficilement perçable à cet endroit.

Plus intéressant est le secteur de Kherson où, depuis 2 mois, les Ukrainiens mènent des raids commandos et parviennent à maintenir une présence permanente sur la rive est du fleuve. Il semble que les forces russes dans ce secteur sont débordées (cf les plaintes de la 205e brigade), que leurs meilleures unités sont partie se battre du côté de Tokmak, aussi il y a une belle opportunité pour les Ukrainiens, s'ils arrivent à faire passer plusieurs brigades, de prendre rapidement du terrain et menacer toute la connexion terrestre avec la Crimée. Le problème, ici, est avant tout logistique. Il faut pouvoir acheminer et ravitailler (par bateau) plusieurs brigades pour pouvoir percer. Or, cela fait 3 mois que les Russes ont fait sauté le barrage de Nova Kakhovka, détruisant de fait un atout maître qu'ils avaient dans ce secteur. Si les Ukrainiens ont mis à profit ces 3 mois pour constituer une flotte de transport/ravitaillement conséquente (ne pas oublier que le principal chantier naval ukrainien est à Mikolaiv, à seulement 40km de Kherson), ils peuvent surprendre les Russes. Avec quelles unités ? il leur faudrait des brigades d'infanterie légère, et quelques troupes de choc pour les assauts. Idéalement, les troupes de marines, mais celles-ci sont déjà engagées sur l'axe "Velyka Novosilka". Mais le sont-elles vraiment ? De plus, lors de mon "bilan de juillet", j'avais souligné de beaucoup d'unités de défense territoriale avaient été retirées du front. Peut-être que ces brigades, moins équipées que les brigades mécanisées, seraient idéales pour ce type de mission. Cependant, elles n'ont probablement pas les compétences pour être utilisées dans un rôle offensif.

Les Russes mènent actuellement des opérations offensives au nord-est, sur la ligne de front Kupyansk-Lyman. Les Ukrainiens y ont donc dépêché des renforts. Maintenant, imaginons que d'ici quelques semaines,  les Russes sont obligés d'envoyer leurs dernières réserves (qui se trouvent dans la région nord) vers le sud, et que les unités russes de premières lignes sont affaiblies par plus d'un mois d'attaques infructueuses contre les défenses ukrainiennes. Cela serait alors une belle opportunité de contre-attaque aux Ukrainiens, d'autant qu'il semble que, dans la région, il n'y a qu'une seule ligne fortifiée russe (contre au moins 3 dans le sud). Cela pourrait justifier que les Ukrainiens fassent un raffut sur les "100 000 russes" présents dans le coin, et envoient donc logiquement des troupes en renfort. Ainsi, parmi les nouvelles brigades, il y a la au moins 4 brigades mécanisées (21e 32e, 43e, 88e) qui sont venues renforcer les unités déjà présentes. Si on y ajoute les 92e et 93e brigades, cela commencera à faire une force de frappe conséquente, si une opportunité se présente.

Enfin, il reste une dernière possibilité, complètement folle, a priori impossible même, mais qui, si elle réussit, offre la victoire en 15 jours à l'Ukraine. Il y a un endroit du front, certes très bien défendu, mais qui n'a qu'une seule ligne de défense. Et derrière cette ligne, rien: pas de champ de mine, pas de fortifications, et un énorme objectif stratégique. Percer à cet endroit demanderait aux ukrainiens qu'ils amassent, en toute discrétion, au moins une vingtaine de brigades, qu'ils accumulent assez de pièces d'artillerie et d'obus pour saturer les défenses russes, qu'ils soient ensuite capables de prendre les défenses russes en seulement quelques jours. Bref, une opération qui demande des mois de préparation discrète, un grand professionnalisme et d'énorme moyens, mais seulement quelques jours d'exécution car elle ne peut réussir que si la surprise est totale. Et quel meilleur moment pour cette opération que celui où les Russes sont persuadés que les Ukrainiens sont à bout de souffle, que toutes leurs unités sont engagées, qu'ils (les Russes) ne risquent plus rien ? Si les Ukrainiens parviennent à mener à bien ce plan, que je nommerais "plan D", cela restera dans les annales militaires.


Mais comme je l'ai dit, cela reste extrêmement improbable. Le plus probable, c'est qu'il n'y aura pas de nouvelle offensive surprise ukrainienne, et que dans un ou deux mois, il faudra faire le bilan final de cette opération qui se déroule actuellement au sud.


NB: je conseille la lecture de cet article très fouillé sur la contre-offensive ukrainienne

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