Moins d'un an après la prise de Bakhmut, et moins de 2 mois après la chute de Mariinka, Avdiivka (ou du moins ses ruines) est maintenant occupée par les Russes. Menacés d'encerclement et en manque de munitions, les Ukrainiens ont préféré abandonner la ville plutôt que d'essayer de la tenir à tout prix. Ce fut une bataille particulièrement longue et sanglante, et assez médiatisée dans sa dernière phase (à partir d'octobre 2023), mais qui a commencé dès les premiers jours de l'invasion russe, et même avant, car Avdiivka est sur la ligne de front depuis 2014, et c'est même là que l'armée russe avait repris les hostilités trois jours avant que Poutine n'annonce son "opération militaire spéciale" et que l'invasion de toute l'Ukraine ne commence.
Carte d'Avdiika et de ses environs (deepstate map) |
La bataille d'Avdiivka (21 février 2022 - 17 février 2024)
Initialement, Avdiivka a très bien résisté aux premiers assauts russes, qui furent un échec complet les 3 premiers moins de la guerre.
A partir de mai 2022 (en vert sur la carte), les Russes ont commencé à progresser au nord-est d'Avdiivka. D'abord en prenant une petite ville, Verkhotoretsk, située à une douzaine de km au nord-est d'Avdiivka. Puis en attaquant les villages suivants jusqu'à atteindre la route H20 en juillet 2022, où ils sont stoppés par les défenses ukrainiennes.
En octobre 2022 (en bleu sur la carte), Pisky, situé à une dizaine de km au sud-ouest d'Avdiivka est capturé par les Russes. C'est le début de la tenaille qui finira par avoir raison des défenses ukrainiennes. Malgré leur succès à Pisky, les Russes ne progressent ensuite que très lentement sur ce flan sud-ouest. Le front est un peu plus mouvant qu'au nord-est, les Russes gagnant parfois du terrain avant de se faire repousser. Mais jusqu'en octobre 2023, ce flan sud-ouest tient plutôt bien.
C'est en mars 2023 (en orange sur la carte), alors que la bataille de Bakhmut fait rage, que les Russes menacent sérieusement d'encercler Avdiivka. Ils franchissent la route H20 et prennent les villages Vesele et Krasnohorivka (situé en hauteur), et vont même jusqu'à Stepove avant de se faire repousser par les Ukrainiens.
En octobre 2023 (en rose sur la carte), les Russes lancent alors tout ce qu'ils peuvent contre Avdiivka, ce qui surprend les Ukrainiens. Malgré des pertes terribles, les Russes progressent un peu (surtout au nord-est). Ils prennent les dernières hauteurs que tenaient encore les Ukrainiens, et menacent très sérieusement un encerclement de la ville. Les Ukrainiens renforcent leurs flancs, et parviennent à stopper les russes à Stepove et dans l'usine chimique au nord d'Avdiivka. Et fin décembre, la situation des Ukrainiens semblait stabilisée, même si précaire.
Cependant, en janvier, les Russes, indifférents à leurs pertes, ouvrent de nouveaux axes d'attaques (en rouge sur la carte): d'abord, au sud de la ville, en contournant la place forte "zenith" par l'est, puis par l'ouest, la menaçant d'encerclement. Mais surtout, fin janvier, ils contournent l'usine chimique par l'est et pénètrent directement dans la ville, menaçant la seule ligne d'approvisionnement d'Avdiivka. Leur progression rapide dans la ville rend la position des Ukrainiens intenable. La 3e brigade d'assaut est appelée en renfort, mais n'arrivent pas à stopper les Russes. Ce qui ne laisse plus qu'une seule chose à faire: le retrait des troupes avant que l'encerclement ne soit complet, retrait qui est officialisé le 17 février 2024.
Une victoire russe, à la Pyrrhus
Pour Bakhmut, j'étais arrivé à la conclusion que, si c'était bien une victoire politique, stratégiquement c'était une défaite russe. Qu'en est-il d'Avdiivka ? Les choses sont plus claires: politiquement et militairement, c'est un succès russe. L'objectif était de prendre Avdiivka avant les "élections" russes, et il a été atteint dans les délais imposés par Poutine. La perte d'Avdiivka est bien plus douloureuse pour l'armée Ukrainienne que celle de Bakhmut, car contrairement à Bakhmut il n'y a pas de lignes défensives juste derrière la ville pour stopper les Russes. De plus, les Russes sécurisent un peu plus Donetsk, qui est un noeud logistique important pour eux.
Pour cette victoire, les Russes ont cependant payé le prix fort. L'estimation des pertes subies est toujours délicate à faire, mais on a au moins un ordre de grandeur: des centaines de chars et de véhicules blindés, des dizaines de milliers d'hommes. Rien que pour les 4 derniers mois, l'état-major ukrainien estime les pertes russes à 47186 hommes (tués et blessés), 364 tanks, 748 véhicules blindés, 248 pièces d'artillerie et 5 avions. Comme je l'ai déjà dit plusieurs fois, ces chiffres sont probablement un peu sur-estimés, et il faut retirer un tiers voire la moitié pour avoir une estimation plus raisonnable. A noter que, pour les blindés et les chars, les pertes visuellement confirmées atteignent près de 60% des chiffres annoncés par les Ukrainiens, et comme toujours, le chiffre des pertes réelles est supérieur à celui des pertes confirmées. Ce qui donne du crédit aux chiffres ukrainiens.
Et comme je l'ai rappelé plus haut, l'offensive russe depuis octobre 2023 n'est que le dernier épisode des assauts que les Russes ont menés pour s'emparer Avdiivka. Je ne retrouve plus la source, mais j'avais vu une estimation (datant du printemps 2023) qui disait que les Russes avaient perdu au total l'équivalent de 5 à 6 brigades mécanisées lors de leurs multiples assauts sur Avdiivka. Si on y ajoute les pertes de ces 4 derniers mois, on arrive à l'équivalent d'une dizaine de brigades russes qui auraient été perdues pour prendre Avdiivka (sur 2 ans). Le rapport des pertes étant d'environ 1:10 en faveur des Ukrainiens (du moins pour les pertes visuellement confirmées sur les 4 derniers mois), ces derniers ont dû perdre l'équivalent de 1 à 2 brigades en défense de la ville. Bien entendu, ces chiffres sont très approximatifs, mais ils permettent de se fixer un ordre d'idée:
- les Russes ont perdu à peu près autant pour prendre Avdiivka (en 2 ans) que pour prendre Bakhmut (en 1 an)
- les Ukrainiens ont perdu à peu près autant pour défendre Avdiivka (en 2 ans) que pour leur contre-offensive au sud (en 4 mois)
Donc la bataille fut sanglante, même si ce ne fut pas le pire dans cette guerre, et le rapport des pertes a été particulièrement défavorable aux Russes. Si ceux-ci peuvent revendiquer la victoire, il s'agit sans nul doute d'une victoire à la Pyrrhus.
Les faiblesses ukrainiennes
Il n'empêche que cette bataille, surtout ce qui s'est passé depuis le 15 janvier, pose beaucoup de questions sur la solidité de la défense ukrainienne. La défense d'Avdiivka s'est tout simplement effondrée, et les derniers jours ont été particulièrement chaotiques, entraînant plus de pertes que nécessaire.
La principale cause de cet effondrement est tout simplement le manque de munitions et de défense anti-aérienne, qui elle-même est la conséquence du blocage de l'aide américaine par les partisans de Donald Trump (en particulier, le speaker de la chambre des représentants, Mike Johnson). Sans ce blocage, sans cette pénurie, Avdiivka aurait probablement pu résister encore longtemps.
Mais d'autres facteurs ont pu également joué:
- des défenses mal préparées
- des troupes ukrainiennes usées par une trop longue période sur le front sans rotation: la 110e brigade mécanisée défendait Avdiivka depuis sa création, en mars 2022
- et probablement, des erreurs du commandement ukrainien; l'envoi de 2 bataillons de la 3e brigade d'assaut a probablement été mal préparé, et ces renforts insuffisants pour faire face aux forces russes.
Ces trois points se sont conjugués quand les Russes, face à leur échec de leur tentative d'un "grand" encerclement (en passant au nord de l'usine / village de Stepove, et au sud en essayant de capturer Siverne), ont contourné les points forts ukrainiens pour s'infiltrer dans la ville. De fait, cette zone était essentiellement défendue par la 110e brigade mécanisée, qui, trop usée, a fini par céder.
Cela rappelle beaucoup la bataille de Soledar: un assaut massif des Russes qui attaquent sans se soucier de leurs pertes, certaines unités ukrainiennes devant tenir les flancs qui cèdent, les point forts sont encerclés, la défense urbaine ne se met pas en place, des renforts sont déployés à la va-vite et au final, une grande confusion règne et la retraite se fait dans le chaos.
Alors, on pourrait se désoler que les choses se répètent et que "les Ukrainiens n'ont rien appris", mais la vérité est que face à une telle situation, il est probable que n'importe qui serait dépassé et que, compte tenu des circonstances, le point positif est que les Ukrainiens ont pu retirer la majeur partie de leurs troupes, même si des dizaines d'ukrainiens, souvent blessés, ont été abandonnés, et certains exécutés par les Russes peu après leur capture.
Conclusion
Avdiivka est incontestablement une victoire russe. Plus que Bakhmut, plus que Mariinka, plus que tout ce qu'ils ont fait depuis juillet 2022. Cette victoire a été obtenue dans un contexte particulièrement défavorable aux Ukrainiens: l'arrêt de l'aide militaire américaine, avec les Européens qui ne montent pas assez vite en puissance pour compenser. Aussi, cette bataille illustre le fait que le sort de l'Ukraine se joue plus que jamais à Washington, où une victoire de Trump mettrait en péril l'Ukraine et l'Europe toute entière.
Et c'est pour ça que la défaite d'Avdiivka est peut-être une bonne chose pour l'Ukraine. En effet, elle renforce chez les Européens le sentiment d'urgence, et chez les Américains elle montre ce que sera la guerre si les USA arrêtent leur soutien. Comme l'expliquait Anders Puck Nielsen, la décision d'attaquer Avdiivka, ou même de mener une offensive cet hiver, est une erreur stratégique du "maitre stratège Poutine". Celui-ci avait tout intérêt à geler le conflit et à reconstruire son armée tout en endormant les Européens/Américains, et attendre 2025 (avec possiblement Trump au pouvoir) avant de relancer son offensive. Plutôt que d'obtenir une victoire militaire importante mais pas décisive. Si la prise d'Avdiivka pousse Mike Johnson à approuver l'aide à l'Ukraine et/ou fait gagner Joe Biden en novembre, Poutine s'en mordra les doigts. Mais ça, seul l'avenir nous le dira.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire