jeudi 15 août 2024

Contre-offensive ukrainienne, un an après (3)

Le président Zelensky à Avdiivka, fin 2023 (photo AFP)
 

Dans la première partie, j'ai rappelé à quel point la contre-offensive ukrainienne a été très différente de ce que les média occidentaux envisageaient au printemps 2023, et que le but stratégique des Ukrainiens était probablement moins de reconquérir du territoire que d'affaiblir l'armée russe.

Dans la deuxième partie, j'ai constaté que le bilan de cette contre-offensive est pour le moins mitigé: la percée tant attendue par les média occidentaux n'a pas eu lieu, la principale raison étant que le rapport de force, en juin 2023, était trop défavorable à l'Ukraine. S'en est suivi une bataille d'attrition qui, si elle a produit quelques résultats, était défavorable à l'Ukraine en raison d'un rapport de perte probablement proche de 1:1 (dans la zone où l'Ukraine attaquait).

Dans cette troisième (et dernière) partie, je vais parler des diverses offensives russes. Comme je l'avais dit dans la première partie, les Russes ont toujours plus attaqué que défendu, chaque mois de janvier 2023 à juillet 2024 (à la seule exception du mois de juin 2023). Comment juger leurs offensives, notamment quand on les compare avec la contre-offensive ukrainienne ?

La première chose que l'on peut constater, c'est que les Russes ont mené leurs offensives dans des conditions très avantageuses comparées à celles des Ukrainiens quand ceux-ci ont mené leur contre-offensive. En effet, contrairement aux Ukrainiens, les Russes disposent:

  • de la supériorité numérique (locale) en terme de troupes et d'équipement, et d'un afflux régulier de "volontaires" (plus de 30 000 hommes/mois) pour compenser les pertes
  • d'un rapport de feu très favorable (a minima du 5:1, à certaines périodes, c'est monté à 30:1) grâce aux munitions fournies par la Corée du Nord (plusieurs millions d'obus)
  • de nombreux engins de génie pour le déminage, et pour la construction de fortifications
  • de la supériorité aérienne sur la ligne de front, avec la possibilité de bombarder (grâce aux bombes planantes) les positions ukrainiennes sans que ceux-ci ne puissent répliquer

On pourrait donc s'attendre, vues ces conditions, à ce que l'offensive russe soit un franc succès. Pourtant, ce n'est pas vraiment le cas.


Un grignotage constant

Comme on l'a vu dans la première partie, les Russes attaquent constamment, et sur quasiment tout le front Est. Les Ukrainiens avaient attaqué dans deux directions principales (Robotyne et Bakhmut-sud) pendant 4 mois, et 4 directions secondaires pendant 1 à 2 mois. Les Russes attaquent dans au moins 5 directions principales (Kupyansk, Lyman, Bakhmut, Avdiivka, Marinka) et au moins 20 directions secondaires pendant plus de 9 mois, en plus de l'offensive vers Kharkiv qui dure depuis maintenant 3 mois. La première chose à comprendre est donc qu'il y a une différence d'au moins un facteur 10 entre l'ampleur de "la contre-offensive ukrainienne" et celles des offensives russes. On n'est tout simplement pas à la même échelle, et cela se voit à la fois pour les gains territoriaux réalisés par les Russes, mais aussi par leurs pertes.

Ils ont donc pris du terrain: plus de 1100 km2, à comparer aux 300 km2 gagnés par l'Ukraine lors de sa contre-offensive (donc un peu plus de 800 km2 de gain net pour les Russes). Et ce n'est pas seulement des champs qui ont été pris, mais aussi des villes comme Avdiivka et Marinka et plusieurs dizaines de villages. Cela peut sembler important, c'est en réalité assez peu (l'équivalent de 10-15% d'un département français, alors que l'Ukraine est plus grande que la France).

Cependant, ces avancées russes, même modestes, mettent à mal les lignes de défenses ukrainiennes, qui tombent une à une. Il n'y a pas d'effondrement de l'armée ukrainienne (comme ça avait été le cas pour l'armée russe  à Kharkiv, et à Kyiv et Kherson où les Russes ont dû se retirer car sinon ils allaient s'effondrer), mais la situation n'en est pas moins préoccupante pour les Ukrainiens, en particulier dans la direction d'Avdiivka - Pokrovsk.


Avdiivka

La bataille d'Avdiivka, s'est conclue par la prise de la ville en février 2024. J'ai déjà analysé cette bataille, qui a été très coûteuse pour l'armée russe mais a permis de faire sauter un verrou défensif ukrainien.  La chute d'Avdiivka, loin d'être le point culminant de l'offensive russe comme beaucoup d'analystes s'y attendait, a été le point de départ pour des attaques toujours plus intenses vers le noeud logistique de Pokrovsk, situé à environ 50 km au nord-ouest d'Avdiivka. Or, en un peu moins de 6 mois, les Russes ont déjà conquis 2/3 de cette distance, profitant de l'absence de lignes défensives derrière Avdiivka, de la pénurie de munition et d'hommes chez les Ukrainiens, ainsi que de certaines erreurs grossières du commandement ukrainien. Et surtout, comme toujours, en "dépensant" une quantité phénoménale d'hommes et de matériel.

C'est de loin le secteur où les Russes concentrent le plus leurs attaques, et où ils ont le plus de succès. C'est à la fois un mélange de lente poussée dans tout le secteur, appuyée par de très nombreux bombardements aériens et de petites percées profitant des faiblesses ukrainiennes pour contourner les lignes défensives en attaquant les brigades ukrainiennes les plus affaiblies et/ou les plus mal commandées. Face à cette "offensive à outrance", les Ukrainiens se défendent comme ils peuvent, notamment à l'aide de drones FPV.

Si cette avancée russe n'a pas encore atteint de point stratégique (Pokrovsk ou l'autoroute allant de Pokrovsk à Bakhmut), elle s'en est dangereusement rapprochée et, si la poussée continue au même rythme, ces points stratégiques seront atteints dans quelques mois, compliquant grandement la logistique ukrainienne dans toute la région. Actuellement, c'est la plus grande menace pour l'armée ukrainienne, bien plus que l'offensive sur Kharkiv par exemple.



Kharkiv

En mai 2024, les Russes ont envahi de nouveau les territoires au nord-est de Kharkiv. S'ils ont très rapidement progressé la première semaine, cette offensive a ensuite été stoppée par l'armée ukrainienne, comme je le disais dans ma précédente analyse. Depuis plus de 2 mois, le front dans cette région est statique, avec quelques petites avancées ukrainiennes. Si les pertes matérielles (documentées) sont relativement modestes dans ce secteur, c'est parce que les Russes utilise principalement des assauts d'infanterie (non-mécanisée) et leurs pertes humaines sont alors bien plus conséquentes. Volodymyr Zelensky a affirmé que 20 000 Russes sont morts dans ce secteur. Aucune donnée OSINT ne vient confirmer ou infirmer ce chiffre. En revanche, certains témoignages laissent penser que les pertes russes dans la région sont extrêmement lourdes (mais il faut toujours garder à l'esprit qu'un témoignage peut ne pas être représentatif).

Quoi qu'il en soit, il y a comme toujours deux façons d'interpréter ces chiffres, et le fait que le front ne bouge pratiquement plus dans le secteur depuis maintenant 2 mois. La première est que l'offensive vers Kharkiv était en fait une diversion faite pour attirer les brigades ukrainiennes du Donbas. Selon cette hypothèse, les Ukrainiens sont tombés dans le piège et dépensent des ressources et des hommes pour essayer de reconquérir le terrain; ils ont envoyé 12 brigades (selon UAControlMap) pour renforcer les 2 brigades de défense territoriale qui défendaient le secteur avant l'offensive russe:

  • 5 brigades mécanisées: 42e, 57e, 92e (assaut), 116e, 153e
  • 1 brigade de marine: 36e
  • 2 brigades d'assaut aérien: 71e jäger et 82e
  • 4  brigades de la garde nationale: Lyut, Spartan, Stalevyi Kordon, Hart

Le fait que les Ukrainiens sont incapables de progresser malgré les moyens engagés montrerait à quel point l'armée ukrainienne serait épuisée. De plus, cette concentration de troupes ukrainiennes expliquerait pourquoi les Russes progressent à l'ouest de Bakhmut et à l'ouest d'Avdivka. Cette thèse est notamment défendue par Macette escortert.

La seconde interprétation est que les Ukrainiens exercent dans ce secteur leur stratégie d'usure de l'armée russe; ils ne cherchent pas vraiment à reconquérir le terrain, mais plutôt à inciter les Russes à envoyer plus d'hommes qui se feront tuer. Ils ont envoyé juste de quoi être à parité avec les Russes, qui eux ont envoyé 4 divisions et 5 brigades dans les secteur (selon UAControlMap), soit un nombre d'hommes à peu près équivalent aux 14 brigades ukrainiennes:

  • 18e, 69e, 72e division motorisées, 47e division blindée
  • 155e brigade de marine, 2e brigade spetnaz, 83e brigade assaut aérien, 128e brigade motorisée et 116e brigade rosgardia

Je ne sais pas quelle interprétation est la bonne. Cependant, le rapport de force, ainsi que mon analyse dans les 2 premières parties, me font penser qu'on est plutôt dans le deuxième cas, même si on n'a pas encore de certitude.



Autres secteurs

Je passe rapidement en revu les autres secteurs, du nord au sud:

  • Kupyansk: les Russes ont d'abord essayé d'attaquer directement Kupyansk par le nord: échec total. Plus récemment, ils sont attaqué des positions à ~20km à l'est de Kupyansk, avec plus de succès, et ont pris 5 villages au cours des derniers mois.
  • Makiivka et rivière Zerebets: quelques avancées russes, assez marginales; lesRusses ont récemment pris le village de Makiivka
  • Liman: les Russes ont beaucoup attaqué dans ce secteur, ont un peu progresser mais sans atteindre d'objectif stratégique. Récemment, il semble que le secteur n'est plus prioritaire et les Ukrainiens ont repris légèrement du terrain.
  • Siversk: à l'est, la défense de bilohorlivka par la 81e brigade d'assaut aérien est exemplaire, au sud le secteur tenu par la 10e brigade de montage montre des signes de faiblesse
  • Bakhmut:  la progression russe n'est pas très importante en terme de km2, mais ils attaquent la ville de Chassiv Yar qui commande les hauteurs dans la régions. S'ils parviennent à prendre cette ville, ils pourront menacer trois ville très importantes: Konstantynivka, Kramatorsk et Sloviansk. C'est une des deux batailles les plus décisives (avec celle de l'axe Avdiivka - Pokrovsk)
  • Torestk Avdiivka - Pokrovsk: cf plus haut
  • Marinka: après avoir finalement pris les dernières ruines de Marinka en décembre 2023, les Russes ont un peu progresser mais pour le moment les Ukrainiens tiennent relativement bien dans le secteur
  • Novomykhailivka et Vuhledar: les Russes ont un peu progressé, au prix de 425 véhicules blindés (pertes visuellement confirmées) en un an; cela dit, s'ils continuent leur progression, ils pourront menacer Vuhledar par l'est, ce qui n'est pas du tout une bonne nouvelle pour l'Ukraine
  • au sud, peu de mouvement; les Russes essaient d'effacer les gains de la contre-offensive ukrainienne; le reste du terrain est tellement miné que personne ne tente une offensive dans la région.

Dans l'ensemble, aucune de ces avancées russes ne justifie les pertes abyssales qu'ils ont subies.



La campagne aérienne

Les Russes ont également obtenu de grand succès dans le domaine des frappes à longue distance, et ce pour deux raisons:

  • les Russes ont amélioré leur dispositif de reconnaissance/frappe: ils arrivent maintenant à cibler des objets mobiles, comme des HIMARS, grâce à leurs drones de reconnaissance et à les frapper ensuite avec des missiles Iskander
  • les Ukrainiens ont quasiment épuisés leur stock de SAM soviétique avant-guerre, et les équipement occidentaux sont fournis en trop petit nombre pour pouvoir les remplacer.

Le résultat est que, contrairement à l'année précédente où les Russes ont gaspillé leurs missiles sans effet stratégique, cette année ils ont durement frappé les centrales électriques ukrainienne (hydroélectriques et thermiques), faisant chuter la production d'électricité de 50 GW (avant guerre) à 20 GW (le minimum a même été de 9 GW). Or, cette perte de puissance électrique a des répercussions économiques, entrave la production d'armes ukrainiennes, et démoralise la population. Ce sont des effets à long terme. Il y a bien l'idée de développer une production d'électricité décentralisée (donc moins vulnérable aux bombardements) mais cela ne se fera pas avant plusieurs années.

De plus, comme dit précédemment, l'usage des bombes planantes s'est généralisé, et c'est une arme contre laquelle les Ukrainiens n'ont que peu ou pas de défense. Pour pouvoir les contrer, il faudrait être capable de "tuer l'archer, et non intercepter la flèche", autrement dit de frapper les bombardiers Su-34 au sol. Or, la décision des USA de ne pas frapper la Russie sur son sol avec les ATACMS sanctuarise quasiment toutes les bases aériennes russes.

C'est pourquoi l'Ukraine en est réduite à frapper les bases russes avec des drones de sa conception qui, s'ils impressionnent par leur portée et leur capacité à se faufiler dans le territoire russe, sont loin d'être assez nombreux et assez précis pour détruire au sol tous les avions russes. Même s'ils font parfois de beaux cartons, comme par exemple à Morozovsk.

Une alternative serait de disposer de moyens anti-aériens avec une portée suffisante (au moins 150km) pour abattre en vol les bombardiers russes. Or, si les Ukrainiens ont reçu des batteries Patriot supplémentaires, il faudrait que celles-ci se rapprochent du front pour représenter une menace pour l'aviation russe. Et donc à se mettre à portée des munitions rôdeuses russes. Même chose pour les F-16, qui ne peuvent se rapprocher du front car leurs missiles ont une portée bien moindre que celle des missiles air-air des Su-35.

Mais dans l'ensemble, la bataille aérienne est favorable à la Russie, malgré de nombreuses pertes comme la destruction en vol de deux A50-U, un Tu-22M. D'autres avions ont également été endommagés/détruits au sol par les Ukrainiens, dont un des très rares Su-57.



Qui arrêtera le "rouleau compresseur russe" ?

Si on résume ce qui précède, la Russie gagne un peu de terrain et a réussi à porter des coups majeurs contre les centrales électriques ukrainiennes. Ni l'arrivée des munitions côté ukrainien (après des mois de pénurie), ni l'arrivée des F16 (pour le moment employés exclusivement dans l'ouest de l'Ukraine), n'ont permis de ralentir, et encore moins de stopper, les offensives russes, et les Russes sont maintenant proche de couper ou du moins de compliquer fortement la logistique ukrainienne dans le Donbas.

Si on se contente de suivre les évolutions du front au jour le jour, on finit par s'auto-persuader que rien ne peut arrêter le "rouleau compresseur russe". "Poutine est en train de gagner" répètent les trolls russes, en oubliant un fait essentiel: chaque succès russe se paie très cher, que ce soit en terme de vies humaines, de pertes de matériel militaire et de dégâts économiques. Ce qui fait qu'à long terme, cette offensive russe est surtout dommageable pour la Russie.

Commençons par les pertes matérielles, puisque ce sont celles qui sont le plus documentées. Actuellement, Oryx recense plus de 17 200 pertes russes, contre 6 200 pertes ukrainiennes. Le rapport, d'environ 2,8:1 en faveur de l'Ukraine, est stable depuis maintenant plus d'un an (cf ce que je disais l'an dernier). Et si on croit les chiffres Ukrainiens, c'est encore pire: chaque mois, les Russes perdent de plus en plus d'équipements (on en est à environ 4000 équipements terrestres/mois selon les chiffres ukrainiens, environ 500/mois selon les chiffres Oryx, la différence s'expliquant en grande partie par les pertes d'artillerie et de véhicules de transport).

Or l'industrie russe ne peut tout simplement pas produire assez d'équipement neuf pour compenser les pertes. Environ 80% des équipements fournis à l'armée russe ne sont pas neufs, mais sortis des stocks soviétiques (avec au mieux une petite modernisation). Et ceux-ci, contrairement à une légende tenace, sont loin d'être infinis. Les stocks d'équipement blindés et d'artillerie ont déjà diminué de moitié, selon les images satellite disponible. Pire: si on ne compte que le matériel qui semble "visiblement décent", c'est 2/3 du matériel qui a déjà été sorti des zones de stockage. Au rythme actuel des pertes, les stocks russes seront probablement vidés fin 2025.

Les pro-russes diront que c'est encore pire pour l'Ukraine, car les stocks Ukrainiens sont déjà vides, et les stocks des occidentaux (enfin, européens, les USA disposant encore de très larges réserves mais qu'ils rechignent à donner) sont aussi en grande partie vidés aussi. Ce constat est vrai, mais les choses ne sont pas symétriques: l'armée russe de 2022 a été littéralement détruite, et ce qui reste aux russes dans leurs stocks, c'est le matériel le plus ancien. A l'inverse, ce que les Occidentaux ont donné, c'est surtout le vieux stock qui ne servait plus à rien. Ce qui reste aux Occidentaux, c'est le matériel le plus moderne, celui qu'ils continuent à produire. Et il en reste assez pour couvrir les besoins ukrainiens pendant encore plusieurs années (si la volonté politique est là).

Pour les pertes humaines, il y a plus d'incertitudes sur le chiffre exact, mais tout indique qu'il est très élevé. Une étude de The Economist a ainsi avancé le chiffre de 728 000 blessés/tués russes. Mes propres estimations (que je publierai à la fin du mois) tournent autour de 200 000 morts russes et donc cela donne environ 600 000 blessés et tués (si on estime un ratio de 2 blessés graves pour 1 mort). Le ministère de la défense britannique estime que les pertes humaines russes sont supérieures à 1000 blessés et tués par jour depuis mai 2024. 

Pour compenser ces pertes, l'armée russe recrute à tour de bras des "volontaires", là encore avec un rythme supérieur à 1000 nouvelles recrues/jour. Si jusqu'à présent l'armée russe réussi à trouver autant de "volontaires", elle n'a pu atteindre ce chiffre qu'en promettant un salaire très élevé et en enrôlant des étrangers vivant en Russie, voire même en les recrutant dans leur pays d'origine (souvent avec de fausses promesses): Africains, Népalais, Cubains, Chinois, et beaucoup d'immigrés venant d'Asie centrale. Ce recrutement d'étrangers ne signifie pas nécessairement que les Russes manquent d'hommes, mais ils préfèrent toujours que ce soient des étrangers ou des gens ethniquement non-russes (même s'ils ont la nationalité russe) qui se fassent tuer. Le fait que Poutine a récemment doublé la prime d'engagement des volontaires russes laisse quand même penser que le flux de volontaires commence à se tarir (et/ou que l'inflation est vraiment hors de contrôle).

Concernant l'économie, les pro-russes vous diront que tout va bien, que la croissance et à 5%, le chômage à 2%, etc. Comme toujours avec les arguments pro-russes, ils montrent surtout la grande ignorance (ou la mauvaise foi) de celui qui les énonce. Prenons l'exemple de la dette russe, et du déficit public. Les pro-russes sont prompts à les comparer à celles des pays occidentaux, bien plus plus élevé (en % du PIB). Mais ils oublient que ce qui compte, c'est le financement de la dette, autrement dit l'emprunt. Les pays occidentaux n'ont aucun problème à emprunter, même avec des taux très bas (voire parfois négatifs). La Russie, en revanche, ne peut tout simplement plus emprunter sur les marchés internationaux. Tout déficit se paie cash, en puisant dans les réserves du fond souverain russe. Et celui-ci a diminué de moitié (sans compter tout ce qui a été gelé par l'Occident). Au point qu'on se demande si la Russie ne va pas faire défaut sur sa dette après 2024. Et ce n'est pas que l'état russe qui a du mal à emprunter: avec un taux directeur de près de 20%, la banque centrale russe essaie désespérément de réduire l'inflation (ou simplement de suivre l'inflation réelle), mais un taux aussi élevé freine l'emprunt privé. L'inflation étant elle-même alimentée par les hausses de salaires dues à la pénurie de bras (la Russie manque de 1 million de travailleurs) et aux salaires très élevés offerts dans l'armée russe, comparé aux emplois civils.

Cela ne veut pas dire que demain l'économie russe va s'effondrer demain, comme le voulait Bruno Le Maire en mars 2022.  Mais ça veut dire que la Russie vit sur ses réserves, qui étaient certes importantes au début de la guerre, mais qui ne font que diminuer avec le temps. Plus le temps passe, plus la situation économique de la Russie devient difficile. Et le fait d'augmenter l'intensité de la guerre, en lançant des offensives à outrance, ne fait qu'accélérer la diminution des réserves russes, tant économique que militaire. Ce qui arrêtera le poussif "rouleau compresseur russe", c'est l'épuisement de ses réserves matérielles, humaines et économiques, dont on commence à voir le fond.


Pourquoi avoir lancé ces offensives ?

C'est donc tout le paradoxe de ces offensives constantes des Russes, qui grignotent du terrain mais à un prix tellement élevé que ce sont au mieux des victoires à la Pyrrhus (comme à Bakhmut et à Avdiivka),  et au pire des défaites cinglantes (comme à Vuhledar). On a vu que le rapport des pertes, lors de la contre-offensive ukrainienne était proche de 1:1 (en ce qui concerne les pertes matérielles visuellement confirmées), ce qui est intenable sur le long terme pour l'Ukraine. Mais depuis que les Russes sont à l'offensive, ce rapport est proche de 3:1, ce qui est intenable sur le long terme pour les Russes. Car si l'armée russe est un peu plus nombreuse et dispose de plus de matériel, ce n'est probablement pas dans un rapport de 1 à 3. 

En ce qui concerne les pertes humaines, les pro-russes soulignent que la population russe est 4 fois plus nombreuse que la population ukrainienne, et donc que les Russes peuvent se permettre de perdre 4 fois plus d'hommes. Mais perdre 4 fois plus d'hommes alors que la taille de l'armée russe (~1 200 000) n'est même pas deux fois supérieure à la taille de l'armée ukrainienne (~700 000) signifie que le taux de perte des unités russes est plus important. Ces pertes sont certes compensées par un taux de "remplissage" lui aussi plus important, mais cela signifie que l'armée russe gagne moins "d'expérience" car ses soldats sont plus souvent tués et remplacés par de nouvelles recrues. Et qu'obtiennent les Russes en échange de ces pertes disproportionnées ? Un grignotage des défenses ukrainiennes. Défenses qui, une fois prises, sont reconstituées quelques kilomètres plus loin.

Et même si les Russes arrivaient à conquérir Pokrovsk, voire même la totalité du Donbas (ils en sont encore très loin), cela ne mettrait pas fin à la guerre. Les usines de production d'armes ukrainiennes ne sont pas dans le Donbas, mais dans l'ouest de l'Ukraine et en Occident. Les Russes capturent des villes détruites, vidées de leurs habitants, et qui ne leur servent à rien, à part à dire "qu'ils avancent". Le grignotage des lignes de défense ukrainiennes devient une fin en soi, ou plutôt, cela sert juste à alimenter la propagande russe en maintenant l'illusion que "la Russie est en train de gagner".

Car je pense que Poutine sait bien qu'il ne peut pas gagner cette guerre tant que l'Occident soutient l'Ukraine. Tout son calcul, toute sa stratégie, c'est de faire en sorte que l'Occident abandonne l'Ukraine. Il est persuadé que les Occidentaux finiront par se lasser, ou, encore mieux, que les prochaines élections porteront au pouvoir des partis pro-russes, comme c'est arrivé en Slovaquie. Et pour arriver à ce résultat, quoi de mieux que de faire croire que la victoire russe est inéluctable, que l'argent envoyé en Ukraine ne sert à rien ? Ces arguments portent dans une partie de l'électorat, surtout aux USA où on se sent moins menacé par la puissance russe. 

Mais il y avait pourtant une bien meilleure stratégie pour les Russes: diminuer l'intensité du conflit, laisser les Ukrainiens galérer avec leur contre-offensive, et profiter de ce temps passé sur la défensive pour reconstituer une armée de manoeuvre capable de réussir là où l'armée russe avait échoué en 2022. Avec, en plus, le bénéfice d'avoir peut-être Trump à la maison blanche en 2025, et peut-être que les Occidentaux, croyant la situation stabilisée, seraient moins enclins à armer l'Ukraine et/ou à se réarmer.

Une telle stratégie "d'endormissement" du front pour ne reprendre les offensives qu'une fois la Russie prête à percer le front semblait donc être bien meilleure, du moins militairement, que celle consistant à intensifier le combat dès octobre 2023. On peut trouver trois explications à ce choix d'une stratégie inférieure, classées de la moins favorable à l'Ukraine à la plus favorable à l'Ukraine:

  1. Les Russes ont les moyens de gagner même avec la mauvaise stratégie: peut-être que l'on sous-estime encore les capacités de production de la Russie, la résilience de son économie, et/ou que l'on sur-estime celles de l'Ukraine; autrement dit: la Russie peut gagner la guerre d'attrition, même avec les désavantage d'être passé à l'offensive; dans ces conditions, Poutine, qui ne se préoccupe pas du coût de la guerre, va au plus vite
  2. Il s'agit d'une erreur stratégique: Poutine croit qu'on est dans le cas 1, mais se trompe et/ou il est persuadé que Trump va gagner et lui offrir la victoire sur un plateau si Poutine maintient l'illusion de la victoire jusqu'en janvier 2025 
  3. Poutine ne pouvait pas se permettre d'attendre pour des raisons économiques et/ou politiques: peut-être que l'économie russe va plus mal qu'on ne le pense, peut-être que la révolte gronde et que la Russie ne peut pas tenir sur le long terme.

Au vu des données disponibles publiquement, le cas 2 est le plus probable. Mais il faut garder à l'esprit que nous sommes loin d'avoir une estimation fiable des capacités russes, qui sont peut-être bien meilleures, ou bien pires, que ce qu'on croit savoir.

Il est aussi possible (en parallèle de ces trois cas) que l'armée russe soit incapable de reconstituer une masse de manœuvre et que la tactique utilisée depuis novembre 2023 (bombardements massifs, micro-avancées en "consommant" beaucoup de recrues peu formées) soit la sophistication maximale dont est capable l'armée russe en ce moment, et donc que Poutine sait que de toute manière, il ne peut obtenir mieux que les petits gains territoriaux du "grignotage".


 

Conclusion

Alors que l'armée ukrainienne progressait difficilement dans sa contre-offensive, l'armée russe a lancé une série d'offensives sur l'ensemble du front, qui lui ont permis de grignoter du terrain mais au prix de pertes telles que, sur le long terme, les Russes facilitent la tâche des Ukrainiens. En effet, les Ukrainiens ont une stratégie qui vise à mettre "KO debout" l'armée russe, et ces offensives russes permettent aux Ukrainiens de se rapprocher de cet objectif stratégique tout en ayant moins de pertes de leur côté.

Pourtant, rien (à ma connaissance) n'obligeait Poutine à intensifier le conflit plutôt que de laisser l'armée ukrainienne s'épuiser. Il aurait pu diminuer l'intensité du conflit, reconstituer son armée et ne frapper qu'en 2025 dans des conditions bien plus favorables. Mais il a préféré attaquer directement, au risque d'épuiser encore plus rapidement les réserves (de matériel militaires, d'hommes et de devises étrangères) dont disposait la Russie en 2022. Ces réserves étaient très importantes, mais ont bien fondu et risquent de s'épuiser d'ici fin 2025.

Ce choix de Poutine est probablement une erreur stratégique de sa part; désormais, il n'a d'autre choix que de compter sur l'arrivée au pouvoir de certains de ses sympathisants (en particulier Donald Trump) pour que ceux-ci lui offrent une victoire avant que la Russie n'épuise ses réserves. Nous saurons en novembre prochain si le pari de Poutine réussira. 

Mais pour en revenir à la contre-offensive ukrainienne, je voudrais finir par une observation. Je ne sais pas si c'était intentionnel (probablement pas), mais tout le récit médiatique autour de la contre-offensive ukrainienne a au final pu pousser les Russes à la faute:

  • tout le narratif sur "la grande contre-offensive ukrainienne" (alors que l'Ukraine n'y a consacré que des moyens limités) a pu pousser Poutine à vouloir y mettre fin, notamment en lançant les énormes attaques contre Avdiivka
  • toutes les exagérations médiatiques sur la "prise du village stratégique de Robotine" et sur la libération de quelques autres localités ont pu faire croire que ce type de grignotage territorial était la définition même d'une offensive réussie, alors que c'était plutôt un échec opérationnel
  • tous les articles sur l'armée ukrainienne "à court d'hommes et de munition suite à l'échec de leur contre-offensive" ont pu faire croire aux Russes que l'état de l'armée ukrainienne était bien pire que ce qu'elle est en réalité, et les poussant à l'offensive persuadés que ça finira bien par craquer. Et a permis aux Ukrainiens de les prendre totalement par surprise avec l'offensive dans la région de Koursk.

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