dimanche 19 mai 2024

L'offensive russe près de Kharkiv, à J+9

Le 10 mai 2024, la Russie a lancé une nouvelle offensive en direction de Kharkiv, près de deux ans après avoir dû abandonner en catastrophe le terrain qu'elle occupait alors dans la région.

Cette attaque était attendue par l'Ukraine, même si les Ukrainiens l'envisageaient plutôt pour cet été. Elle a aussitôt capté l'attention de nos médias, qui ont immédiatement parlé de "percée" alors que les officiels Ukrainiens disaient avoir stoppés cette offensive très rapidement.

Cependant, l'Ukraine a remplacé le commandant militaire de la région de Kharkiv trois jours après les premières attaques, ce qui n'est pas le signe que tout se passe comme prévu. Zelensky a ensuite annulé ses déplacements à l'étranger en raison de la "percée russe". Une semaine après son début, que peut-on donc dire sur cette offensive ?

 

Territoire occupé par les Russes au bout d'une semaine d'offensive, carte DeepStateMAP

 

Progression limitée de la Russie

Si, les deux premiers jours, les Russes se sont rapidement emparés de plusieurs villages à la frontière sur une surface d'environ 80km2, leur progression a ensuite été plus lente, mais n'a pas été complètement stoppée pour autant, puisqu'à l'heure actuelle les Russes occupent entre 130km2 et 200 km2 (en comptant la "zone grise") de territoire ukrainien au nord-est de Kharkiv. Cela peut sembler beaucoup, surtout comparé à la situation du front figé à l'est et au sud où une progression de 5km2 est déjà un exploit, mais en réalité cela représente une zone de 5 à 8km de profondeur sur un front qui fait un peu plus de 50 km de large. 

Les média occidentaux parlent de "percée"; la vérité est que le terrain conquis était indéfendable par l'Ukraine, et que les Ukrainiens n'ont pas trop cherché à le défendre. En effet, du fait de l'interdiction d'utiliser les armes occidentales sur le sol russe, les Ukrainiens doivent laisser entre les Russes sur leur territoire pour pouvoir ensuite les tuer plus facilement. C'est pourquoi ils ont construits leurs fortifications dans la région non directement à la frontière mais à 10-20km de celle-ci, comme cela peut être vu sur la carte publiée par militaryland.net (zoomer au nord-est de Kharkiv pour voir les fortifications, affichées en bleu). Cela dit, il semble que les soldats ukrainiens sur place auraient bien aimer disposer de fortifications avancées, prévues mais jamais construites. Ainsi, certaines fortifications sont en construction, mais jamais achevées, depuis l'été 2023.

S'il est un peu trop tôt pour parler, comme Zelensky et l'état-major Ukrainien, de "stabilisation", les Russes sont pour le moment contenus et la tendance est déjà un très fort ralentissement de la progression des Russes dans le secteur, probablement à cause des pertes russes particulièrement importantes. Du moins, les Ukrainiens annoncent de très lourdes pertes dans leur point quotidien, si bien que le mois de Mai s'annonce comme celui de tous les records pour les pertes russes. Cependant, les données disponibles publiquement montrent très peu de véhicules russes détruits dans l'offensive de Kharkiv (8 seulement), un nombre qui est même inférieur aux pertes ukrainiennes dans le secteur (13). Donc soit les Ukrainiens surestiment largement les pertes russes, soit les Russes ont principalement attaqué "à pied" (ce qui semble être le cas, vu le peu de route existant dans les régions attaquées). 

Au sujet du terrain conquis par les Russes, le fait qu'il s'agit de "la progression la plus rapide de l'armée russe depuis 2022" signifie surtout que le front Est est très figé. Il faut se rappeler que, le 24 février 2022, les Russes avaient atteint la banlieue de Kharkiv dès le premier jour et avaient rapidement conquis la zone en vert sur la carte ci-dessus. Cela relativise les superlatifs que l'on peut trouver dans la presse quand elle commente cette offensive.

Quant aux effectifs engagés, UA control map liste, dans la région de Belgorod, les unités russes suivantes:

  • le 44e corps d'armée (nouvellement créé)
  • les 18e et 72e divisions motorisées
  • la 2e brigade Spetsnaz et la 138e brigade motorisée
  • 10 régiments motorisés, 2 régiments blindés, 1 régiment de parachutistes

Ces nombre et type d'unités russes, à supposer qu'elles étaient à plein effectif au début de l'offensive, est cohérent avec le chiffre donné par les Ukrainiens: de 30 à 50 000 soldats dans la région de Belgorod.

En face, les Ukrainiens ont 2 brigades territoriales (113e, 125e), 1 brigade mécanisée (42e), 1 brigade de la garde nationale (Khartia) et divers bataillons issus de plusieurs brigades mécanisées (57e, 92e, 93e, etc) représentant l'équivalent d'une ou deux brigades supplémentaires. Ce qui doit représenter environ 15 à 20 000 hommes. On note que, comme d'habitude, les Ukrainiens ont la fâcheuse habitude de ne déployer que des bataillons de différentes brigades, plutôt que de déployer une brigade entière, un schéma étrange qui m'interpelle depuis longtemps sur la qualité du commandement ukrainien.  Quoi qu'il en soit, les Russes disposent donc d'une supériorité numérique locale d'au moins 1,5:1 voire jusqu'à 3:1; les voir progresser dans des zones peu défendues n'est donc pas étonnant vu les moyens qu'ils y ont mis. Mais dans quel but ? Le territoire gagné par les Russes n'a aucune importance stratégique, et leurs pertes sont comme d'habitude très élevées pour un gain territorial mineur. Pourquoi se sont-ils lancés dans cette offensive ?

 


Que cherchent à faire les Russes ?

Officiellement, ils disent vouloir "créer une zone tampon pour protéger Belgorod", mais comme toujours avec les Russes, c'est un mensonge:

  1. Poutine n'en a rien à faire de la vie des habitants de Belgorod, ville sur laquelle ses avions balancent régulièrement des bombes "par accident" et les Russes mènent des opérations sous "faux drapeau" pour accuser ensuite les Ukrainiens
  2. De toute manière, les Ukrainiens disposent de moyens de frappe (principalement des drones) d'une portée suffisante, ce n'est pas en occupant une zone tampon de 10 ou 20 km de profondeur que les Russes changeront quoi que ce soit à ces attaques de drones

Les objectifs véritables des Russes sont donc tout autres. Peut-être cherchent-ils à s'emparer de Kharkiv, ou du moins s'approcher suffisamment de la ville pour la raser ensuite avec leur artillerie (ils trouvent visiblement que les bombardements terroristes à coup de S-300 et de bombes planantes sont trop lents). Mais cet objectif semble hors de portée des Russes, maintenant que les Ukrainiens ont reçu ou vont prochainement recevoir des munitions (en nombre toujours insuffisant, mais c'est mieux que ce qu'il y avait il y a quelques mois). Il est possible que les Russes avaient planifié l'offensive en supposant que les Ukrainiens seraient à court de munition et n'ont pas envisagé de changer leurs plans, ou qu'ils s'estiment suffisamment forts pour réussir quand même, selon l'analyse de l'ISW.

Une autre hypothèse, elle aussi évoquée par l'ISW, est que les Russes cherchent simplement  à étendre la longueur du front pour "étirer" les défenses Ukrainiennes et ainsi espérer trouver des trous dans cette défense. Ou, du moins, forcer les Ukrainiens à redéployer dans la région de Kharkiv des troupes qui feront ensuite défaut sur le front à l'Est ou au Sud. Autrement dit, cette offensive serait surtout destinée à attirer les unités ukrainiennes dans la région de Kharkiv pour ensuite frapper ailleurs. En somme, de faire comme les Ukrainiens qui harcèlent les Russes dans le secteur de Belgorod pour les forcer à y déployer des troupes. Sauf que là où les Ukrainiens ne peuvent envoyer que quelques compagnies (car seuls les Russes combattant pour l'Ukraine sont autorisés à aller mener ouvertement des opérations militaires en Russie, ce qui limite fortement les effectifs), les Russes peuvent se permettre d'envoyer quelques divisions puisqu'ils ont les effectifs et ne se soucient pas de leurs pertes.

D'un point de vue militaire, ce plan a une certaine logique, comme le reconnaissent certains analystes militaires qui y voient un danger pour l'Ukraine. Mais il a aussi deux défauts majeurs:

  1. l'une des raisons pour lesquelles les Russes disposent d'une supériorité numérique locale sur le front est parce que les Ukrainiens doivent garder des troupes pour défendre leur frontière Nord. En ouvrant ce nouveau front, les Russes "activent" ces brigades ukrainiennes qui étaient positionnées près de Kharkiv et augmentent donc le nombre des brigades ukrainiennes sur  la ligne de front et réduisent ainsi leur supériorité numérique.
  2. l'Ukraine a un avantage, celui des "lignes intérieures", comme le rappelle Philips P. O'Brien, qui lui permet de transférer plus facilement ses troupes d'un secteur à l'autre. Ainsi, il est relativement facile, pour l'Ukraine, de transférer des troupes des secteurs de Kupyansk, Liman ou même Bakhmut vers Kharkiv et vice versa. Pour les Russes, c'est bien plus compliqué de redéployer des troupes, et c'est probablement pour ça que les assauts sont principalement mené par deux corps d'armées du "district militaire de Leningrad" nouvellement recréé, plutôt que par les troupes du Donbas.

Aussi je m'interroge sur l'utilité, pour les Russes, d'ouvrir ce nouveau front plutôt que d'envoyer des renforts dans les secteurs d'Avdiivka ou de Bakhmut, où les Russes semblent avoir plus de chances de s'emparer de terrain stratégiquement important et où 30 000 hommes supplémentaires pourraient faire la différence.

De plus, cette stratégie de diversion/harcèlement suppose de se retirer une fois que l'adversaire a réuni suffisamment de troupes à un endroit pour l'attaquer ensuite à un autre endroit, moins défendu. Or, reculer pour frapper ensuite ailleurs sera probablement mal vu car Poutine a annoncé la "libération" des quelques villages que les Russes ont capturés, ce qui implique que les Russes sont là pour y rester. Quoique, on a bien vu Kherson abandonnée par les Russes 40 jours après avoir été déclarée "russe pour toujours".

Donc cette offensive russe me semble complètement absurde d'un point de vue militaire, sauf à supposer une très grande faiblesse de l'armée ukrainienne. Et c'est peut-être cette supposition qui auraient poussé les Russes à se lancer dans une offensive coûteuse qui n'a aucune chance d'aboutir si les Ukrainiens reçoivent armes et munitions en quantités suffisantes.



Un jeu de dupes ?

Après avoir lu ou écouté des dizaines d'analyses et de reportages sur cette offensive russe dans la région de Kharkiv, je ne suis guère plus avancé. Je vois bien que tous les articles qui parlent de "percée" se trompent, que les buts des Russes, tels qu'ils sont énoncés dans les diverses analyses, semblent inatteignables et/ou absurdes. Les Russes paient chèrement la prise de quelques villages et ne sont pas plus avancés. Même l'hypothèse la moins absurde, celle d'une attaque de distraction, ne colle pas avec les discours politiques de Poutine ni avec le rapport de force entre les deux armées. 

Anders Puck Nielsen, qui lui aussi est sceptique sur l'intérêt de cette offensive russe et souligne que les Russes ont certainement un plan, mais qu'il est peut-être tout simplement mauvais. Les forces russes qui attaquent Kharkiv sont commandées par le général Lapine, qui était commandant en chef de "l'opération militaire spéciale" en 2022 avant de se faire renvoyer suite au succès de la contre-attaque ukrainienne à Kharkiv justement. Il se peut qu'il cherche à tout prix une forme de revanche, sans considération pour l'intérêt stratégique de cette attaque.

Reste une dernière hypothèse: le but des Russes ne serait pas tant militaire que politique. Il s'agirait en fait de profiter de la "fenêtre d'opportunité" qui se ferme avec l'arrivée prochaine de l'aide américaine et de l'augmentation de l'aide européenne, pour conquérir facilement un terrain sans importance stratégique, mais étendu. Dans le contexte d'une guerre de position où le front bouge très peu, l'offensive de Kharkiv présente l'avantage d'occuper l'espace médiatique et de fournir de quoi alimenter la propagande russe. L'intérêt serait de pouvoir continuer à donner l'impression que l'armée ukrainienne est aux abois, et de masquer le fait que la progression russe cet hiver est principalement due à l'arrêt de l'aide américaine pendant 6 mois. Il ne faut pas oublier que la bataille la plus importante de cette guerre ne se déroule pas en Ukraine, mais aux USA.

Il est vital, pour Poutine, que Trump gagne en novembre 2024. Car seul l'arrêt de l'aide occidentale permettrait à ses armées d'obtenir un résultat stratégiquement significatif sur le champ de bataille (comme l'ont montré les 6 mois d'interruption de l'aide américaine). A l'inverse, une victoire de Biden et des démocrates serait l'assurance que l'Ukraine aura de quoi se défendre, voire même de contre-attaquer. Et le temps long ne joue pas vraiment pour la Russie, qui voit les immenses stocks soviétiques fondre comme neige au soleil, et qui s'épuiseront en 2025 ou 2026 au rythme actuel des pertes russes. De plus, la Russie ne peut pas faire face à ses problèmes économiques sur le long terme. Par conséquent, cela fait sens de maintenir l'illusion d'une Russie invincible et conquérante au moins jusqu'en novembre prochain.

Cette illusion est renforcée la la communication quelque peu chaotique côté ukrainien lorsqu'il s'agit de l'offensive de Kharkiv. Un jour, les officiels ukrainiens disent que tout va bien. Le lendemain ils sont très alarmistes. Les images des évacuations "en catastrophe" des civils dans les villages conquis et qui n'ont pas été évacués préventivement, donne également une impression de panique côté ukrainien et "offre" à la Russie la possibilité de se livrer à son activité favorite: commettre des crimes de guerre.

Paradoxalement, les Ukrainiens ont également intérêt à aller dans le sens de la communication des Russes. Ils ont bien compris que les occidentaux ne daignent fournir un peu d'équipement aux Ukrainiens que quand ceux-ci sont en mauvaise posture. Le manque de planification de l'OTAN, les erreurs et la lâcheté de ses dirigeants politiques ont coûté très cher aux Ukrainiens en 2023 et 2024, qui sont toujours en manque de défense anti-aérienne. La réticence des occidentaux à autoriser les Ukrainiens à frapper le sol russe sanctuarise le territoire russe et prolonge inutilement cette guerre. L'offensive de Kharkiv est alors l'occasion, pour les Ukrainiens, de demander plus d'équipement anti-aérien et de demander la levée des restrictions d'emploi des armes occidentales. En vain, jusqu'à présent. 

Cette offensive de Kharkiv est donc, à mon avis, un jeu de dupes: même si, militairement, cette offensive n'apporte pas grand chose de bon aux Russes (et pourrait même être avantageuse pour les Ukrainiens), les Russes font comme s'ils avaient obtenu une percée majeure, et les Ukrainiens entrent un peu dans leur jeu pour espérer obtenir plus d'aide.  Cette communication doublement mensongère brouille l'image que l'on peut avoir de la situation sur le terrain, et rend difficile de savoir quels sont les buts des Russes et la probabilité d'un succès russe à court ou moyen terme.


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