vendredi 3 mai 2024

Contre-offensive ukrainienne : bilan du mois d'avril

Comme chaque mois, voici un petit bilan du mois de d'avril 2024, à mettre en perspective avec les constats que j'avais faits fin juin, fin juillet, fin août, fin septembre, fin octobre, fin novembre, fin décembre 2023 ainsi que fin janvier, fin février et fin mars 2024.

Comme le mois précédent, les combats ne diminuent pas vraiment en intensité, il y a même eu une intensification ces deux dernières semaines. Les Russes tentent de profiter du manque de munitions (obus et défenses anti-aériennes) chez les Ukrainiens avant que l'aide américaine n'arrive sur le champ de bataille. Les Ukrainiens doivent reculer, en particulier au nord-ouest d'Avdiivka et à l'ouest de Bakhmut, où le front n'est toujours pas stabilisé et où les avancées russes font maintenant peser une menace opérationnelle.
 


Des pertes russes toujours à un niveau record

Je rappelle les pertes russes telles qu'annoncées par les officiels Ukrainiens dans les 4 catégories à surveiller: Artillerie, MLRS, DCA et équipements spéciaux. Pour chacune, je vais donner les chiffres mensuels habituels (c'est-à-dire jusqu'à février 2023) puis les chiffres de mars > avril > mai > juin > juillet > août > septembre > octobre  > novembre > décembre 2023 > janvier 2024 > février > mars > avril

  • Artillerie (de 100 à 200/mois): 290 (mars) > 238 (avril) > 553 (mai) > 688 (juin) > 677 (juillet) > 691 (août) > 947 (septembre) > 873 (octobre) > 682 (novembre) > 555 (décembre) > 731 (janvier 2024) > 875 (février) > 980 (mars) > 961 (avril)
  • MLRS (de 10 à 65/mois): 48 (mars) > 17 (avril) > 31 (mai) > 57 (juin) > 67 (juillet) > 36 (août) > 63 (septembre) > 47 (octobre) > 66 (novembre) > 33 (décembre) > 31 (janvier 2024) > 26 (février) > 23 (mars) > 30 (avril)
  • DCA (de 5 à 40/mois): 32 (mars) > 16 (avril) > 38 (mai) > 56 (juin) > 73 (juillet) > 38 (août) > 37 (septembre) > 25 (octobre) > 39 (novembre) > 23 (décembre) > 40 (janvier 2024) > 27 (février) > 53 (mars) > 36 (avril)
  • Équipement Spécial (de 10 à 30/mois): 66 (mars) > 63 (avril) > 99 (mai) > 122 (juin) > 138 (juillet)  > 113 (août) > 102 (septembre) > 84 (octobre) > 108 (novembre) > 144 (décembre) > 184 (janvier 2024) > 149 (février) > 228 (mars) > 148 (avril)
 
Sur le plan matériel et humain, les pertes russes sont presque au même niveau qu'au mois de mars, qui avait établi un record absolu pour les pertes matériel et quasiment un record pour les pertes humaines. D'après le site de Ragnar Bjartur Gudmundsson qui compile les données du ministère de la défense ukrainien, il y a eu 3 689 équipement terrestres détruits et 26 550 soldats russes perdus au mois d'avril.

En ce qui concerne les frappes à longue distance, l'Ukraine a réussi à détruire en vol un bombardier stratégique Tu-22M, première perte en vol de cet avion (deux avaient déjà été détruits/endommagés au sol à l'été 2023). Comment ils ont réussi à abattre cet avion à plus de 200 km du front est un mystère. Les Russes expliquent, comme d'habitude, que les Ukrainiens n'y sont pour rien.

Autres cibles touchées: l'aéroport de Djankhoi, en Crimée, a été plusieurs fois touché par ce qui semble être des ATACMS qui ont détruits plusieurs systèmes de défense anti-aérienne. Le plus vieux navire de guerre en service, le Kommuna, aurait aussi été (légèrement ?) endommagé au port de Sébastopol, ce qui n'aura aucune conséquence autre que symbolique.
 
 

Percée russe au nord-ouest d'Avdiivka


Sur terre, les Russes ont continué leur offensive généralisée et ont grignoté lentement mais sûrement les positions ukrainiennes, profitant du manque de munition toujours plus criant chez les Ukrainiens pour essayer de gagner un maximum de terrain. Ils ont avancé à divers endroits un peu partout sur le front, tant à l'ouest de Bakhmut où ils menacent Chassiv Yar qu'au sud de Marinka.
 
Leur principal succès est la prise d'Ocheretyne, au nord-ouest d'Avdiivka. D'abord parce que cette localité, située en hauteur, était la "clef de voûte" de la ligne de défense sur laquelle s'étaient replié les Ukrainiens après la prise d'Avdiivka. Cette ligne de défense est désormais compromise et les Ukrainiens doivent maintenant reculer de plusieurs kilomètres. 


Attaque russe le 18 avril - carte militaryland.net


Mais surtout, c'est la manière dont cette ville a été prise qui est inquiétante pour les Ukrainiens: les Russes ne l'ont pas encerclée, mais ont attaqué sur une "pointe" étroite le long de la ligne de chemin de fer, comme montré sur la carte ci-dessus, et ont rapidement pris la localité (en seulement quelques jours). Ocheretyne était insuffisamment défendue, ce qui constitue une erreur du commandement ukrainien, mais surtout l'attaque que les Russes ont menée n'aurait normalement aucune chance de réussir: elle n'a été possible que par le manque de munition côté ukrainien et l'épuisement des troupes dans la région qui a empêché toute contre-attaque, ce qui a permis aux Russes de consolider leur position précaire et d'élargir le "coin" qu'ils avaient enfoncé dans la défense ukrainienne. 
 
Les défenses ukrainiennes sont donc insuffisantes, ont été mal préparées, et on voit qu'en plus du manque d'obus et autres munitions, les Ukrainiens manquent de tout: manque de blindés, manque d'ATGM, manque que mines, et surtout, manque de défense anti-aériennes (les positions ukrainiennes sont pilonnées par les bombes "planantes" russes). Dans ces conditions, très difficile de résister et impossible de contre-attaquer alors que les Russes sont eux-même vulnérables.

Cette victoire russe à Ocheretyne est donc surtout le révélateur de l'état de faiblesse de l'armée ukrainienne, ce qui fait dire à certains analystes militaires que l'armée ukrainienne risque de s'effondrer. D'autres (dont le Colonel Goya) disent plutôt que ce n'est pas tant un prochain effondrement qui est à redouter, que la lente dégradation des moyens militaires ukrainiens, trop sollicités, restant trop longtemps au front et manquant de munitions comme de matériel.


6 mois de perdus, dommages irréparables ?

C'est en tous cas cette perspective d'un effondrement de l'armée ukrainienne, ainsi que la frappe iranienne sur Israël, qui a finalement débloqué l'aide américaine de 95 milliards dont 61 pour l'Ukraine. Les trumpistes et républicains "modérés" refusaient de la voter depuis octobre 2023. Le mois dernier, j'avais écrit que je pensais que Mike Johnson présenterait une version inacceptable pour les démocrates histoire de bloquer l'aide tout en rejetant la faute sur les démocrates. Mais c'est en fait une version légèrement amendée du texte déjà voté par le Sénat qu'il a présenté.

Notons que la version finale de la loi n'inclut aucun des points (en réalité des prétextes) que Johnson/Trump avaient mis en avant pour bloquer cette aide:
  • pas de volet sur l'immigration, puisque les républicains ont torpillé eux-même cette partie que les démocrates leur avaient pourtant concédé au Sénat
  • Johnson exigeait une "feuille de route vers la victoire", il est maintenant admis que cette aide, trop tardive, ne permettra pas à elle seule la victoire ukrainienne
  • Trump voulait que ce soit sous forme de prêts et non de don: sur les 60 milliards, seuls 10 sont sur forme de prêts, et cette dette peut être annulée (moitié fin 2024, moitié fin 2026)
 
Autrement dit: Johnson a laissé tomber ses prétextes face à l'urgence de la situation, et les modifications (mineures) ne servent qu'à rendre un peu moins visible le fait que le texte proposé par Biden en octobre dernier était tout à fait acceptable pour les républicains modérés, et qu'il y avait donc une majorité tant au Sénat qu'à la Chambre des Représentants. Pourquoi les républicains ont-ils alors bloqué ce texte pendant plus de 6 mois? Probablement pour affaiblir l'armée ukrainienne et empêcher tout progrès favorable aux Ukrainiens avant les élections présidentielles américaines.

Tout succès ukrainien aurait en effet été mis au crédit de Biden, qui, au moins dans ses discours(*), soutient clairement les Ukrainiens, tandis que Trump penche du côté de Poutine. En privant l'armée ukrainienne de munition pendant 6 mois, les républicains américains ont non seulement stoppé net la contre-offensive ukrainienne, mais ont aussi offert une fenêtre d'opportunité à l'armée russe pour regagner le terrain qu'ils avaient perdu à l'été 2023, prendre Avdiivka et autres places-fortes ukrainiennes et se présenter comme victorieuse. L'armée ukrainienne a tellement souffert ces 6 derniers mois que, sauf une heureuse surprise, elle pourra au mieux stabiliser la situation. 
 
Ce soutien tardif permettra donc à Trump de dire que soutenir l'armée ukrainienne ne sert à rien (puisqu'ils n'arrivent pas à gagner), tout en évitant de s’aliéner les républicains modérés en bloquant complètement l'aide. Des milliers d'Ukrainiens sont morts à cause de cette basse manœuvre politicienne. Et l'Ukraine, et donc les occidentaux, risque de perdre la guerre à cause de tous ces retards.

Quant au soutien européen, malgré les différentes "coalitions" mises en place début 2024, malgré l'initiative tchèque d'achat de munition, malgré les déclarations grandiloquentes de Macron, malgré toutes les annonces sur l'arrivée "prochaine" des F-16 (promise depuis près d'un an), les Ukrainiens n'en voient toujours pas la couleur. Au point que les Américains peuvent jouer le rôle de sauveurs alors que ce sont eux qui sont directement responsables des difficultés des Ukrainiens.

Cela dit, les Américains et les Européens ne sont pas les seuls à agir trop lentement: les hommes politiques ukrainiens, en particulier Zelensky, traînent des pieds pour mobiliser plus de troupes. En novembre 2023, le général Zaluzhny, alors commandant en chef de l'armée ukrainienne, avait estimé qu'il fallait mobiliser 500 000 hommes supplémentaires. Une fois de plus, les événements lui ont donné raison: en ce moment, l'armée ukrainienne manque d'hommes sur la ligne de front, et paie au prix fort tous ces retards. L'avenir nous dira à quel point ces retards ont compromis (temporairement ou définitivement) les chances de victoire ukrainienne.



(*) dans les faits, Biden est très loin d'accorder à l'Ukraine tout le soutien nécessaire alors même que les USA sont le seul pays au monde disposant d'un arsenal suffisant pour assurer ce soutien. Son administration traîne des pieds et n'a pas utilisé au mieux les crédits votés en 2022 et 2023.

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