Michael Kofman, qui est un des analystes militaires américains les plus connus et les plus écoutés, soutient la thèse suivante: l'échec de la contre-offensive ukrainienne s'explique par la défense de Bakhmut.
Ses arguments sont les suivants:
- Bakhmut était un terrain défavorable à défendre; l'armée Ukrainienne était quasiment encerclée, et le ravitaillement de Bakhmut se faisait au prix de la perte de nombreux hommes et matériel perdus
- Si les Russes ont perdu plus d'hommes que les Ukrainiens (Kofman parle d'un rapport de 3:1, et c'était aussi ce que j'avais estimé), les Russes perdaient du "consommable" (prisonniers) alors que l'Ukraine perdait ses meilleurs troupes
- Kofman soutient aussi que la défense de Bakhmut était inutile, car les Russes n'auraient pas pu aller plus loin de toute façon
- Au contraire, Kofman préconisait de ne pas défendre Bakhmut, de retirer les brigades expérimentées qui s'y trouvaient pour les équiper avec du matériel occidental
- La conséquence est que l'Ukraine a confié ce matériel occidental à des troupes inexpérimentées, qui n'arrivent pas à percer au sud, tandis que les troupes expérimentées (toujours à Bakhmut) obtiennent comparativement de meilleurs résultats
- De plus la dispersion des forces fait que la contre attaque ukrainienne n'a obtenu de résultat décisif nulle part
Anders Puck Nielsen a déjà répondu en partie à ces arguments. En particulier, il explique que le second point de l'argumentaire de Kofman est faux pour une raison de chronologie: pour la période considérée (de mars à mai 2023), Wagner avait déjà "consommé" ses effectifs d'ex-prisonniers russes dont les contrats de 6 mois arrivaient à expiration début mars. Anders Puck Nielsen souligne aussi que le troisième point de l'argumentaire de Kofman néglige le fait que la Russie attaquait un peu partout et que Wagner, s'ils étaient libéré de Bakhmut, auraient pu obtenir de bons résultats ailleurs.
J'aimerais rajouter quelques arguments et adresser les points auxquels Nielsen n'a pas vraiment répondu.
Les pertes ukrainiennes
Tout d'abord, le point 1: Bakhmut était un terrain défavorable à défendre. Certes, la ville est dans une cuvette, et le ravitaillement était difficile. Mais une zone urbaine comme Bakhmut est, de manière générale, très favorable à la défense, surtout à la défense qu'ont pratiquée les Ukrainiens, c'est-à-dire un repli progressif sans chercher à "tenir" à tout prix telle ou telle ligne défensive. Quant à la difficulté du ravitaillement, oui, l'Ukraine a perdu des dizaines de véhicules dont les épaves étaient visibles sur les routes menant à Bakhmut. Mais des dizaines de véhicules (en 3 mois de combats) ça reste relativement peu; il y a de chaque camp environ 1000 chars, peut-être 3-4000 blindés et des dizaines de milliers de camions, 4x4, Hummvees et autres véhicules employés pour le ravitaillement.
Donc au regard de la taille du conflit, les pertes matérielles ukrainiennes durant les 3 mois de la défense de la ville de Bakhmut restent relativement faibles. Il en est de même des pertes humaines, même s'il y a plus d'incertitudes sur celles-ci. Les Ukrainiens ont perdu, durant ces 3 mois, probablement de l'ordre de plusieurs milliers d'hommes, guère plus (disons 10 000, en comptant les blessés). Cela représente 2-3 brigades. Alors certes, c'est beaucoup, mais ça reste relativement peu comparé à la taille des armées (on parle de 300 à 500 000 soldats dans chaque camp, tout compris).
De fait, les brigades ukrainiennes qui défendaient Bakhmut sont celles qui aujourd'hui mènent la contre-offensive dans la région, et plutôt efficacement comme le reconnaît Kofman. Donc les pertes subies n'ont pas affecté l'efficacité de ces brigades, à une exception près: la 93e brigade mécanisée (qui est considérée comme la meilleure brigade ukrainienne), qui était la principale brigade défendant Bakhmut, ne semble plus participer aux combats actuellement. Est-ce parce qu'elle a été détruite lors de cette bataille ? On n'en sait rien.
A qui attribuer le nouvel équipement ?
D'ailleurs, je crois que c'est à cette brigade emblématique que Michael Kofman pense lorsqu'il déroule son argumentaire. En effet, la 93e brigade, après avoir défendu avec succès Soledar pendant des mois, avait été retirée du front en décembre 2022. Or, à cause de la prise de Soledar début janvier, ils ont été rappelé d'urgence pour renforcer la défense de Bakhmut. Et quand ont voit leur efficacité alors qu'ils sont équipé de vieux matériel soviétique, certains se disent que s'ils étaient équipés avec des Bradleys et Lépoards2, ils défonceraient tout. On retrouve souvent cette idée aux USA: il fallait retirer la 93e du front, pour l'équiper avec les Bradleys et elle aurait mené la contre offensive.
Ce qui m'amène au second point: les unités ukrainiennes expérimentées serait-elles vraiment plus efficaces si on les avaient ré-équipées avec du matériel occidental ? Alors certes, celui-ci est de meilleur qualité que le matériel soviétique. Mais ces hommes sont habitués au matériel soviétique, il leur faudrait un temps d'adaptation pour passer au matériel occidental. Alors, peut-être qu'il y aura bien une petite augmentation de l'efficacité de ces brigades, mais seulement après quelques mois d'entraînement, comme pour former une nouvelle brigade.
De fait, on peut argumenter que donner du matériel nouveau aux nouvelles brigades (qu'il faut former de toute manière) est sans doute plus efficace, et qu'il vaut mieux avoir 1 brigade expérimentée (avec ancien matériel) + 1 nouvelle brigade (avec nouveau matériel) qu'une 1 brigade expérimentée (avec nouveau matériel) + 1 nouvelle brigade (avec ancien matériel), cette dernière étant, du fait du matériel obsolète et de son inexpérience, totalement inefficace. Autrement dit: mieux vaut avoir 2 bonnes brigades plutôt qu'une très bonne et une très mauvaise. NB: les "nouvelles brigades" ont été formées à partir d'un noyau de vétérans. Par exemple, la 47e brigade, a qui a reçu les Bradleys et Léopards 2, a été formée à partir du 47e régiment d'assaut, dont la plupart des membres étaient des vétérans combattant les Russes depuis 2014.
La dispersion des forces
Pour finir, sur la question de la dispersion des efforts, c'est un argument qui se tient. Mais qui n'a rien à voir avec la défense de Bakhmut. La bataille de Bakhmut est terminée depuis 2 mois (disons celle où l'enjeu était de savoir si les Russes parviendraient à prendre la ville, car les combats continuent), les Ukrainiens auraient eu tout le loisir de redéployer leur troupes expérimentées (y compris celles dans les environs de Bakhmut) comme ils l'entendent. On peut certes argumenter que ce redéploiement est psychologiquement plus difficile (peut-être que les soldats sur place préfèrent recapturer Bakhmut), ou bien que ce redéploiement aurait retardé d'autant la contre offensive, mais les exemples des 35e et 36e brigades de Marine, qui défendaient respectivement Marinka et Avdiivka avant d'être redéployées au sud, montre que c'était au moins possible. Et, par choix, par nécessité ou par incompétence, les Ukrainiens n'ont pas concentré leurs troupes et leur artillerie sur un seul axe qui aurait permis de "brécher" les défenses russes, comme l'expliquait Michel Goya.
A la place, les Ukrainiens semblent avoir privilégié une stratégie d'attrition à long terme, qui donnera (ou pas) les résultats attendus: un affaiblissement général de l'armée russe.
Conclusion
L'argumentaire de Michael Kofman ne tient pas: tous ses arguments sont soit faux, soit très discutables. Il faut comprendre que, même s'il s'en défend et pense être objectif, Michael Kofman est probablement travaillé par deux impératifs:
- Justifier a posteriori l'avis stratégique qu'il donnait en février dernier (d'abandonner Bakhmut)
- Contrer le récit qui attribue les problèmes rencontrés par les Ukrainiens à un retard de livraison du matériel occidental
Ainsi, Michael Kofman affirme que la défense de Bakhmut a permis aux Russes de fortifier leurs positions. Or, les Russes ont commencé à fortifier sérieusement le front sud dès septembre 2022. Quand la bataille pour la ville de Bakhmut a commencé (fin février 2023), cela faisait déjà 4-5 mois que les Russes avaient mis en place leurs défenses. Et la saison des boues rendaient de toute manière une attaque mécanisée quasiment impossible en mars-avril. De plus, si on part du principe que les Ukrainiens avaient besoin du nouveau matériel pour percer, celui-ci n'a été promis qu'en janvier et livré en mars-avril. En comptant le temps d'entraînement, toute contre-offensive ukrainienne était impossible avant mai-juin. C'est donc bien le manque de réaction des Occidentaux face à la mobilisation russe de septembre 2022 (et non la bataille de Bakhmut) qui a contraint le calendrier ukrainien.
Puisque personne ne nous lit, faisons-nous plaisir.
RépondreSupprimerConcernant votre commentaire sur les anciennes et les nouvelles brigades, il faut écouter le podcast de KOFMAN précédent sur le site WAR ON THE ROCK. Les Ukrainiens ne semblent pas satisfaits des performances des unités otanisées, car elles n'ont pas bien assimilé les techniques. Raison pour laquelle, l'armée ukrainienne semble finalement se résoudre à revenir à ses anciennes tactiques avec ses anciennes unités. Dans un podcast de l'année dernière, le col BAUD faisait déjà remarquer que donner des armes nouvelles à l'Ukraine n'était pas forcément un cadeau, en raison de la difficulté de gérer en fait deux armées distinctes en même temps sur le même front.
Je prends note des objections de NIELSEN, mais je ne suis pas totalement convaincu. Il y a certes l'argument de la chronologie, qui me semble le plus solide. Cela dit, expliquer que les Ukrainiens ont eu raison de soutenir la bataille de Bakhmut parce que cela provoquerait la révolte de Prighozin me semble un peu tiré par les cheveux: l'événement était imprévisible. D'autre part, KOFMAN revient d'une visite su le sol ukrainien: je pense donc qu'il y a des informations de première main.
En fait, la solution à la controverse sera trouvé quand on connaîtra, c'est mon antienne, l'état des pertes. Je reste convaincu que les Ukrainiens subissent depuis de longs mois des pertes effroyables. Dans un tel cas de figure, le principal est d'économiser au mieux ses forces pour l'offensive décisive, et ne pas les abîmer en menant une demi-bataille. (https://www.blick.ch/fr/news/monde/un-tireur-ukrainien-sinsurge-contre-les-conditions-de-larmee-les-tuberculeux-sont-envoyes-au-front-avec-des-armes-rouillees-id18836410.html). Enfin, le limogeage de tous les chefs de centres de recrutement en Ukraine par ZELENSKY ne constitue pas forcément une mesure destinée à lutter contre la corruption. Les besoins en homme sont tels qu'ils faut probablement utiliser des moyens plus coercitifs pour trouver des soldats.
Concernant votre argument sur la destruction des ressources de l'arrière, vous ne tenez compte que de celles effectuées par les Ukrainiens, sans tenir compte des dégâts commis par l'aviation russe. Certes, la presse occidentale dit que les ogives russes ne tirent que sur des jardins d'enfants, mais il me semble moi qu'elles sont un peu plus précises.
Mais le temps nous dira qui a raison.
Un autre article (https://thehill.com/policy/defense/4149623-russia-launches-its-offensive-with-all-eyes-on-ukraines-southern-push/) parle de la poussée russe. L'opinion générale des commentateurs est que la Russie manque de ressources au nord, alors que les Ukrainiens annonçaient à la fin du mois dernier l'existence d'une armée de 100'000 hommes et 900 chars disponibles. On va bien bien qui de la contre-offensive ukrainienne ou de la contre-contre-offensive russe manquera la première de souffle.
RépondreSupprimerUn nouvel article en italien, qui reprend divers commentaires de la presse étasunienne ou allemande: https://www.analisidifesa.it/2023/08/gli-ucraini-non-sfondano-in-occidente-inizia-lo-scaricabarile/
RépondreSupprimerEt TheWarZone qui ne voit de progrès possibles qu'au printemps: https://www.thedrive.com/the-war-zone/ukraine-situation-report-spring-counteroffensive-may-be-needed
RépondreSupprimerUn des vos paragraphes est intitulé "Les pertes ukrainiennes". Le col GOYA en parle, enfin, avec plus de précision dans cette interview: https://youtu.be/0eGrX5LKh1Q?t=783
RépondreSupprimerCela fait une année que je rendais tout le monde attentif à cette question...
Et cela continue: les services secret US auraient fait un rapport à une commission des chambres US et auraient prédit l'échec de la percée ukrainienne (https://www.washingtonpost.com/national-security/2023/08/17/ukraine-counteroffensive-melitopol/).
RépondreSupprimerLe chef EM US mark MILLEY, qui aime bien couvrir ses arrières de politicien à galons, déclare à ce sujet: “I had said a couple of months ago that this offensive was going to be long, it’s going to be bloody it’s going to be slow,” he told The Post. “And that’s exactly what it is: long, bloody and slow, and it’s a very, very difficult fight.”
Les Occidentaux pensent aussi que les Ukrainiens ne les ont pas écoutés:
Joint war games conducted by the U.S., British and Ukrainian militaries anticipated such losses but envisioned Kyiv accepting the casualties as the cost of piercing through Russia’s main defensive line, said U.S. and Western officials.
But Ukraine chose to stem the losses on the battlefield and switch to a tactic of relying on smaller units to push forward across different areas of the front. That resulted in Ukraine making incremental gains in different pockets over the summer.
Mais le général MILLEY, qui ne manque pas de cynisme, constate: While not achieving its objectives, he noted Kyiv’s success in degrading Russian forces. “The Russians are in pretty rough shape,” he said. “They’ve suffered a huge amount of casualties. Their morale is not great.” En français, nous Américains, voulions tuer des Russes par Ukrainiens interposés et c'est bien ce à quoi nous sommes parvenus. Pour le reste, si les Ukrainiens sont morts pour des prunes, et bien tant pis !!! POUTINE n'a pas besoin de payer de trolls: le général MILLEY est encore plus destructeur avec toute sa candeur.
Tout le monde s'intéresse aux pertes maintenant: https://www.nytimes.com/2023/08/18/us/politics/ukraine-russia-war-casualties.html
RépondreSupprimer