jeudi 10 juillet 2025

Les corps d'armée ukrainiens

En 2023, l'armée ukrainienne avait créé les 9e et 10e corps d'armée pour sa fameuse contre-offensive. Début 2024, je questionnais l'utilité de ces deux unités et plus généralement, je m'interrogeais sur la structure de commandement ukrainien.  En novembre 2024, l'armée Ukrainienne avait annoncé sa volonté de passer à un système corps/brigade, avec la mise en place progressive de nouveaux corps d'armée en février 2025, chacun étant centré sur une brigade "principale". 

Six mois plus tard, où en est cette réforme ? En m'appuyant principalement sur les informations du site militaryland.net, et ua control map pour le positionnement des unités, voici une synthèse de ce que l'on sait sur ces corps d'armée.

Pour chaque corps, je vais indiquer:

  • Sa composition. La brigade principale, quand elle est connue, est en gras.
  • La localisation de chacune de ses brigades / régiments (je laisse de côté les bataillons / compagnies)
  • Son appartenance: si le corps est rattaché à la garde nationale, aux forces aéroportées (que je nomme "parachutistes", même si ce n'est pas leur nom ukrainien, et de toute façon ce sont des unités d'infanterie mécanisées) ou de marine. Sinon, pas d'indication particulière. Pour les unités, GN = garde nationale et DT = défense territoriale.
Pour la localisation, je découpe ainsi le front en 9 secteurs d'environ 150km de large (du nord au sud): Sumy, Kharkiv, Kupyansk, Lyman (inclus Siversk), Kostiantynivka (inclus Chassiv Yar et Toretsk), Pokrovsk, Ivanivka (au nord-ouest de Grand Novosilka), Orikhiv, Kherson

En fonction de ces informations, le nom de chaque corps est coloré ainsi:
  • gris: aucune information 
  • orange: le corps existe mais est dispersé
  • vert: le corps existe et est regroupé dans un même secteur ou dans deux secteurs adjacents


1er corps (garde nationale)

  • 12e brigade GN 'Azov' Kostiantynivka
  • 1ere brigade GN 'Bureyiv' : Kupyansk
  • 14e brigade GN 'Chervona Kalyna' : Pokrovsk
  • 15e brigade GN 'Kara-Dag' : Kupyansk
  • 20e brigade GN 'Lyubart' : Kostiantynivka


2e corps (garde nationale)

  • 13e brigade GN 'Khartia' : Kharkiv
  • 3e brigade GN 'Spartan' : Pokrovsk
  • 4e brigade GN 'Rubizh' : Lyman
  • 17e brigade GN 'Raid' : Ivanivka
  • 18e brigade GN 'Slovyansk' : Kostiantynivka


3e corps

  • 3e brigade d'assaut : Lyman
  • 60e brigade mécanisée : Lyman
  • régiment spécial 'Kraken' : Orikhiv


7e corps (parachutistes)

  • 25e brigade de parachutistes : Pokrovsk
  • 77e brigade de parachutistes : Kupyansk
  • 78e régiment de parachutistes : Sumy
  • 79e brigade de parachutistes :Sumy
  • 81e brigade de parachutistes : Lyman


8e corps (parachutistes)

  • 46e brigade de parachutistes : Ivanivka
  • 71e brigade de chasseurs : Sumy
  • 80e brigade de parachutistes : Sumy
  • 82e brigade de parachutistes : Pokrovsk
  • 95e brigade de parachutistes : Sumy
  • 148e brigade d'artillerie : Ivanivka


9e corps

  • 4e brigade blindée : Lyman / Kupyansk
  • 5e brigade fortement mécanisée : Ivanivka
  • 32e brigade mécanisée : Pokrovsk
  • 47e brigade mécanisée : Sumy
  • 47e brigade d'artillerie : Pokrovsk
  • 67e brigade mécanisée : Pokrovsk
  • 100e brigade mécanisée : Kostiantynivka
  • 142e brigade mécanisée : Pokrovsk
  • 153e brigade mécanisée : Pokrovsk


10e corps

  • 48e brigade d'artillerie : Ivanivka
  • 115e brigade mécanisée : Lyman
  • 116e brigade mécanisée : Sumy
  • 117e brigade fortement mécanisée : Kostiantynivka


11e corps

  • 45e brigade d'artillerie : Lyman
  • 61e brigade mécanisée : Ivanivka
  • 63e brigade mécanisée : Lyman


12e corps

  • brigade présidentielle : Kostiantynivka
  • 19e brigade GN : Kyiv 
  • 25e brigade GN : Pokrovsk
  • 27e brigade GN : Sumy
  • 28e régiment GN :  ?
  • 31e régiment GN : Kupyansk
  • 41e brigade mécanisée : Sumy
  • 112e brigade DT : Kupyansk
  • 118e brigade DT : Orikhiv
  • 120e brigade DT : Ivanivka


14e corps

Aucune information


15e corps

Aucune information


16e corps

  • 92e brigade d'assaut: Kharkiv
  • 3e brigade blindée : Kupyansk
  • 42e brigade mécanisée : Kupyansk
  • 57e brigade motorisée : Kharkiv
  • 58e brigade motorisée : Kharkiv
  • 113e brigade DT : Kharkiv


17e corps

  • 65e brigade mécanisée : Orikhiv
  • 44e brigade d'artillerie : Orikhiv
  • 108e brigade DT : Orikhiv
  • 110e brigade mécanisée : Orikhiv ? (*) 
  • 118e brigade mécanisée : Orikhiv
  • 128e brigade de montagne: Orikhiv
  • 128e brigade DT : Orikhiv
  • 241e brigade DT : Orikhiv
  • 411e régiment de drones : Ivanivka
(*) ua control map indique que la 110e brigade mécanisée est à Sumy. Cependant, la frappe qui a tué son commandant a eu lieu dans le sud du pays, il est probable que cette brigade est donc avec les autres brigades du 17e corps


18e corps

Aucune information


19e corps

Aucune information


20e corps

  • 17e brigade fortement mécanisée : Pokrovsk
  • 23e brigade mécanisée : Ivanivka
  • 31e brigade mécanisée : Ivanivka
  • 33e brigade mécanisée : Ivanivka
  • 141e brigade mécanisée : Ivanivka


21e corps (défense territoriale ?)

Aucune information


30e corps (Marines)

  • 32e brigade d'artillerie : Orikhiv
  • 34e brigade de défense côtière : Kherson
  • 35e brigade de Marine : Pokrovsk
  • 36e brigade de Marine : Kostiantynivka
  • 37e brigade de Marine : Ivanivka
  • 38e brigade de Marine : Pokrovsk
  • 39e brigade de défense côtière : Kherson
  • 40e brigade de défense côtière : Kherson
  • 406e brigade d'artillerie : Kherson



Conclusion

  • seulement 3 corps (16e, 17e et 20e) sont créés et regroupés dans un secteur du front. Il est possible que d'autres corps (3e et 11e) soient également regroupés mais que les informations de localisation de ua control map datent un peu
  • 10 sont créés mais dispersés, et ne servent donc guère pour le moment
  • 5 n'existent peut-être que sur le papier, ou sont encore au stade de la formation

Il semble aussi qu'aucun secteur du front n'est actuellement pleinement sous le contrôle d'un corps. Même les 17e et 20e corps, ceux dont les unités sont les plus proches, n'ont pas toutes leurs unités adjacentes, mais mêlées à d'autres unités. NB: il est possible que les informations disponibles soient imprécises, et que les unités localisées entre les armées d'un corps soient ailleurs, ou soient rattachées au corps. Si tel est le cas, alors le secteur d'Orikhiv est sous le contrôle du 17e corps, et celui de Ivanska sous le contrôle du 20e corps.

Or, l'intérêt de cette réorganisation est de confier des secteurs du front à ces corps nouvellement créés. Et on est 9 mois après les premières annonces de réorganisation, 6 mois après que la décision de créer ces corps à partir de brigades "principales" ait été prise. Combien de temps faudra-t-il encore avant que la réorganisation soit effective ?

Cette lenteur est d'autant plus frappante que ces nouveaux corps sont créés sans aucune logique apparente. En effet, les Ukrainiens auraient dû logiquement:
  • soit créer des corps en fonction des brigades déjà présentes dans un secteur (pour mettre plus facilement en place la réforme)
  • soit créer des corps en calibrant leur force, par exemple en considérant que chaque corps doit être constitué de 6 brigades, 1 principale, 3 brigades mécanisées et 2 de défense territoriale, plus une brigade d'artillerie, de manière à maximiser leur autonomie et leur capacité opérationnelle
Or, les corps créés se font, semble-t-il sans aucune logique géographique, et peuvent varier de 3 à 8 brigades de qualités hétérogènes. De plus, les transfert de brigade d'un corps à l'autre se font, elles aussi sans grande logique. 

Ce qui est possible, et même probable, c'est que la lenteur de cette réforme et son manque de logique apparente sont la conséquence de fortes réticences internes à ce changement. L'armée ukrainienne, ou plus exactement certains de ses généraux influents, peine visiblement à se réformer. Ce qui coûte chaque jour toujours plus à l'Ukraine.

mercredi 2 juillet 2025

Guerre en Ukraine: bilan du mois de juin 2025

Comme chaque mois, voici un petit bilan du mois de juin 2025, à mettre en perspective avec les constats que j'avais faits fin juin, fin juillet, fin août, fin septembre, fin octobre, fin novembre, fin décembre 2023 ainsi que fin janvier, fin février, fin mars, fin avril, fin mai, fin juin, fin juillet, fin août, fin septembre, fin octobre, fin novembre, fin décembre 2024, et puis fin janvier, fin févrierfin marsfin avril et fin mai 2025.

Une fois de plus, les Russes ont continué leur grignotage des défenses ukrainiennes. Mais les événements les plus importants n'ont pas eu lieu sur le front (comme souvent). Le 1er juin, les Ukrainiens ont réussi une opération audacieuse en frappant, au sol, la flotte de bombardiers stratégiques russes. Le 13 juin, Israël a attaqué directement l'Iran, puis, les 21-22 juin, Donald Trump a ordonné un raid aérien de plusieurs bombardiers B2 sur l'Iran, avant de décréter quelques jours plus tard un "cessez-le-feu". Cette guerre éclaire a provoqué un petit pic sur le prix du pétrole, et a surtout endommagé la posture morale des Occidentaux et le droit international.

Image tirée d'une vidéo d'un drone de l'opération "Toile d'araignée", 01/06/2025



Pertes russes et attaques aériennes

Je rappelle les pertes russes telles qu'annoncées par les officiels Ukrainiens dans les 4 catégories à surveiller: artillerie, MLRS, DCA et équipements spéciaux. Pour chacune, je vais donner les moyennes pour la première année (mars 2022 à février 2023), la deuxième année (mars 2023 à février 2024) et la troisième année (mars 2024 à février 2025) puis les chiffres de mars, avril, mai et juin 2025

  • Artillerie 
    • moyenne 1ere année: 190/mois
    • moyenne 2e année: 650/mois
    • moyenne 3e année: 1150/mois
    • 1690 (mars), 1554 (avril), 1384 (mai), 1243 (juin)
  • MLRS
    • moyenne 1ere année: 40/mois
    • moyenne 2e année: 43/mois
    • moyenne 3e année: 25/mois
    • 44 (mars), 27 (avril), 26 (mai), 27 (juin)
  • DCA
    • moyenne 1ere année: 21/mois
    • moyenne 2e année: 37/mois
    • moyenne 3e année: 30/mois
    • 37 (mars), 23 (avril), 27 (mai), 17 (juin)
  • Équipements spéciaux
    • moyenne 1ere année: 19/mois
    • moyenne 2e année: 114/mois
    • moyenne 3e année: 181/mois
    • 24 (mars), 82 (avril), 33 (mai), 19 (juin)

On constate une fois de plus une baisse des pertes russes (en particulier l'équipement spécial, et anti-aérien), même si les chiffres sont toujours impressionnants en ce qui concerne l'artillerie. Plus généralement sur l'ensemble des équipements terrestres (5084) et des pertes humaines (32 680), il y a une baisse des chiffres mensuels pour le 3e mois consécutif. Les pertes d'équipements visuellement confirmées sont elles aussi en baisse selon Oryx: 257 pertes russes et 228 pertes ukrainiennes. La baisse des pertes russes (qui tourne habituellement autour de 400-500/mois) est particulièrement notable, et le ratio pertes russe/pertes ukrainiennes, tout juste supérieur à 1, est très mauvais pour l'Ukraine. A voir si cette tendance se confirme et ce qu'elle signifie.

Comme annoncé en introduction, les Ukrainiens ont réussi à détruire une dizaine de bombardiers stratégiques russes (et endommager au moins une dizaine d'autres d'appareils) lors de l'opération "toile d'araignée" le 1er juin. Je recommande la vidéo de Perun qui, si elle est longue (comme d'habitude), constitue à mes yeux la meilleure analyse de cette opération, des dégâts causés et de leur conséquences. Si ces destructions ne vont pas changer les choses sur le front, ni même sur les attaques aériennes russes (très majoritairement le fait de drones Shahed plus que de missiles), en revanche elles ont montré que les Ukrainiens ont de la ressource et peuvent surprendre les Russes et leur faire payer chèrement cette guerre qui se poursuit. 

Le nombre de drones (Shaheds &co) employés par les Russes a encore augmenté ce mois-ci, avec, certaines nuits, plus de 400 drones employés.  Ces attaques aériennes ont culminé dans la nuit du 28 au 29 juin, avec 477 drones et 60 missiles employés. Si les chiffres ukrainiens sont exacts, cela signifie que les Russes ont considérablement augmenté leur production (sans doute plus de 3000 shaheds/mois) au point que ces drones constituent une menace non seulement pour l'Ukraine mais aussi pour toute l'Europe. 

En effet, si un cessez-le-feu se met en place et que les Russes continuent à produire ces drones à cette vitesse (ou, pire, s'ils accélèrent encore leur cadence de production), ils auront rapidement des dizaines de milliers de ces drones en stock et pourront menacer d'en envoyer 1000 ou 2000 par jour sur un pays si on ne se plie pas à leurs exigences. Largement de quoi saturer n'importe quelle défense anti-aérienne et provoquer des dégâts considérables aux villes, infrastructures, etc, de n'importe quel pays européen. C'est une menace plus pernicieuse et plus crédible que celle des armes nucléaires, car si les dégâts sont moindres, l'impact psychologique l'est tout autant. Malheureusement, beaucoup de nos concitoyens (et dirigeants politiques) préfèrent ignorer cette réalité: la Russie doit être défaite coûte que coûte.


Réorganisations ukrainiennes

L'armée ukrainienne poursuit sa réorganisation en introduisant les corps d'armée, mais que c'est long. Ce mois-ci, on a appris la composition de deux corps d'armée: 
  • le 16e corps (dit "de Kharkiv") centré autour de la 92e brigade d'assaut, se compose également de la 3e brigade blindée, des 41e, 57e, 58e brigades mécanisées/motorisées (ces types sont similaires), ainsi que de la 113e brigade de défense territoriale
  • le 20e corps centrée autour de la 17e brigade "lourdement mécanisée", se compose également des 23e, 31e, 33e et 141e brigades mécanisées
A noter que ces deux corps, contrairement aux autres corps précédemment annoncés et dont les unités étaient dispersées sur tout le front, ont leurs unités dans des zones relativement proches: entre Kharkiv et Koupiansk pour le 16e corps, entre Zelene Pole et Ivanivska (deux petites viles / villages situés à  au sud-ouest de Pokrovsk) pour le 20e corps.

Le mois de juin a vu aussi la démission du général Drapatyi, le chef des forces terrestres de l'Ukraine, que beaucoup considèrent comme bien meilleur que son supérieur, le général-en-chef Sirsky. J'ai parlé des erreurs de commandement reprochées à Sirsky. Drapatyi a présenté sa démission suite à une n-ième tragédie: un camp d'entrainement, bien trop proche du front, a été bombardé par les Russes, le commandant du centre n'ayant pris aucune mesure pour contrer la menace drone + iskander. Dans sa lettre de démission, Drapatyi dit que ses ordres n'ont pas été suivis et fustige la culture de népotisme et d'impunité dans l'armée ukrainienne. Cette démission, c'était une manière de poser un ultimatum: "C'est eux [les officiers incompétents] ou moi". Zelensky, face à ce choix, décide de ... couper la poire en 2. La démission de Drapatyi est acceptée (il est remplacé par le général Shapovalov) mais est nommé "chef des forces combinées" dont l'autorité est pour le moins nébuleuse. Drapatyi s'est exprimé sur ce qu'il faut changer au sein de l'armée ukrainienne et regrette qu'il y a eu si peu de progrès. 

Reste à voir si les changements nécessaires vont enfin avoir lieu. Car si rien ne change, la situation va empirer pour l'Ukraine.



Les guerres selon Netanyahou (et Trump)

Comme souvent depuis novembre 2024, les événements les plus décisifs n'ont pas eu lieu en Ukraine. Ce mois-ci, c'est l'attaque israélienne contre l'Iran qui a une influence indirecte mais très importante sur la guerre en Ukraine. 

D'abord, parce que 20 000 missiles destinés à l'Ukraine ont été  détournées par Trump pour être utilisées au moyen orient. De manière générale, l'Occident fournit énormément d'armes pour permettre à Netanyahou de poursuivre ses guerres. Autant d'armes et de munitions qui pourraient être bien plus utiles en Ukraine. Bien qu'anecdotique (pour le moment), il y a aussi l'histoire de militants pro-palestiniens détruisant du matériel militaire destiné à l'Ukraine (car ils pensaient que c'était pour Israël).

Ensuite, parce que cette nouvelle actualité contribue à invisibiliser, dans les média occidentaux, la guerre en Ukraine, dont la couverture médiatique a beaucoup diminuée depuis la fin 2023.

Enfin, parce que ces attaques enfoncent un nouveau clou dans le cercueil du droit international, qui était déjà bien mis à mal depuis 2022 (et même avant). L'Ukraine et la Russie sont de facto en guerre, mais la Russie continue à faire comme s'il n'y a pas de guerre, du moins officiellement. Et ce n'est qu'un premier exemple de conflit armée entre deux états (ce qui s'appelle une guerre) mais qu'un des deux belligérants (voir les deux) assurent qu'il n'y a pas de guerre.

Un peu comme la guerre entre l'Inde et le Pakistan, en 2025, deux pays peuvent mener des frappes aériennes et s'envoyer des dizaines ou des centaines de missiles pendant une quinzaine de jours, sans déclaration de guerre formelle, et desescalader ensuite le conflit. Avec, cette fois-ci, les USA qui s'invitent et lancent un unique raid aérien avec leurs meilleurs bombardiers et des bombes spécialement conçues pour frapper des installation très enterrées.

Et quelle est la réaction du reste du monde ? Il y a quelques condamnations, mais surtout des appels au cessez-le-feu. Et surtout, pas de sanction ni d'actions entreprises contre l'agresseur. C'est particulièrement le cas dans la séquence qui vient de se produire entre l'Iran et Israël/USA. 

Cela fait des années que l'Iran est en conflit larvé avec Israël et les USA. L'Iran finance et arme des mouvements hostiles à Israël (Hezbollah, Houtis, Hamas), et les services secrets israéliens et américains cherchent également à ralentir le programme nucléaire iranien, assassiner certains membres du régime iranien etc. Sans parler des menaces orales des uns et des autres. Mais ça restait en dessous du seuil de la guerre ouverte.

En avril 2024, Israël avait déjà attaqué directement l'Iran, en bombardant une annexe de son ambassade en Syrie. L'Iran avait riposté par une attaque de missile et de drones, massive mais télégraphiée. Fin septembre 2024, rebelotte: Israel tue un général Iranien a Beyrouth (en visant un des chef du Hamas), l'Iran riposte en tirant 200 missiles. Si ces échanges de frappes avaient fait sauté quelques tabous (en particulier, l'Iran se permettait d'attaquer directement Israël), leur ampleur était calculée pour éviter toute escalade.  

Mais ce qui s'est passé ce mois-ci dépasse largement le seuil de la guerre ouverte. Israël a bombardé des cibles militaires, des installations nucléaires mais aussi des quartiers résidentiels et des hôpitaux. La riposte iranienne n'a pas non plus été très sélective, frappant tout ce qu'ils pouvaient. Bref, c'est la guerre, indiscutablement. Une guerre dans laquelle Israël et les USA sont les agresseurs.

Certains argumentent qu’Israël ne peut pas se permettre que l'Iran dispose de la bombe atomique, et que l'attaque de militaires et scientifiques iraniens (même à leur domicile) est donc justifiée. D'abord, notons qu'Israël agite cette menace nucléaire iranienne depuis 1995. Et qu'eux-même ont la bombe (pas officiellement, mais c'est un secret de polichinelle). Mais surtout, est-ce que ça justifie vraiment qu’Israël assassine toute la famille d'un scientifique, réunie à un enterrement ? L'attaque de la prison d'Evin, tuant de nombreux prisonniers et leurs avocats ? Et pour quel résultat, au final ? Même avec l'aide des B2 américains, il est probable que le programme nucléaire iranien n'est pas détruit, tout juste un peu retardé, et que cette agression va justement les pousser à finaliser au plus vite le développement de la bombe. Loin de stopper la prolifération nucléaire, cette attaque israélo-américaine va l'accélérer.

Et si ce genre de conséquences néfastes à long terme ce n'est pas étonnant, vu l'idiot narcissique orange qui dirige les USA, que dire des dirigeants européens qui ont au mieux protesté mollement, au pire carrément approuvé l'opération ? Comment peut-on condamner l'agression russe et approuver l'agression israélienne /américaine ? C'est un "double standard" à l'état pur. 

D'autant plus que, malgré tous les crimes commis par Israël contre la population de Gaza, dont une famine organisée, l'assassinat de journalistes, le bombardement d’hôpitaux, etc (il faudrait des pages entières pour les recenser tous), les Européens ne comptent pas arrêter Netanyahou (sous mandat d'arrêt de la CPI), ni prendre la moindre sanction contre Israël. Même quand des soldats israéliens avouent avoir reçu l'ordre de tirer dans la foule affamée, il n'y a aucune réaction de notre gouvernement. Un tel silence est coupable, une telle inaction équivaut à de la complicité.

Comment, alors, croire qu'on va punir les Russes pour leurs crimes ? Même si Zelensky et le Conseil de l'Europe ont signé un accord pour établir un tribunal de guerre, celui-ci restera lettre morte. Et comment demander à des pays tiers d'appliquer les sanctions contre la Russie ? Ces pays peuvent logiquement dire que, puisque l'Occident ne fait rien contre Israël, ils n'ont aucune obligation (pas même morale) à sanctionner la Russie. Ils pourraient aussi dire: "pourquoi dois-je faire quelque chose pour sauver les enfants ukrainiens, alors que vous n'avez rien fait pour sauver les enfants palestiniens ?"

Netanyahou et Trump détruisent directement toutes les valeurs de la civilisation occidentale. Ou, pour les plus cyniques, ils révèlent simplement sa profonde hypocrisie. En ce sens, ils ont le même objectif que Poutine, affaiblissant considérablement l'influence de l'Europe et des USA dans le monde entier. Et ce ce point de vue, le mois de juin a été un grand succès pour ce trio de fachos crapuleux et sanguinaires.

mardi 24 juin 2025

Critique de "la crise stratégique ukrainienne"

Dans mon dernier "Liens en vrac", je mentionne la série de fils twitter du média en ligne Atum Mundi (l'auteur de cette série étant Julien Lazzarotto). Je disais que ces analyses sont un peu simplistes (voire probablement fausses sur certains détails).

En particulier, dans sa dernière analyse qui porte sur "la crise stratégique ukrainienne", le média en ligne Atum Mundi affirme ceci:

"Pour notre part, nous pensons que les pertes humaines russes et ukrainiennes sont en réalité très similaires (de l’ordre de 1 pour 1.5 en faveur de l’Ukraine). Nous ne voyons pas d’autres explications au fait que les Russes sont à l’offensive depuis près de deux ans désormais…"

NB: ce passage apparaît dans le fil twitter, mais pas dans l'article original. La critique que je vais en faire s'applique cependant en grande partie aux deux.



Le nombre de morts

Pour justifier ce rapport, Atum Mundi cite deux bases de données pour les pertes russes (mediazona) et ukrainiennes (ualosses.org). J'utilise ces mêmes bases de données quand je fais, tous les 6 mois, mes propres estimations (cf la dernière en date). En effet, mediazona/BBC Russia (qui co-publient ces chiffres sur les pertes russes) se basent sur des données relativement fiables, et leur méthodologie semble solide. Du moins, en apparence. J'ai expliqué, dès août 2023, pourquoi leur méthodologie conduisait probablement à une sous-estimation des pertes russes. D'ailleurs, le temps m'a ensuite donné raison, et Mediazona/BBC Russia révisent leur méthodologie à chaque nouvelle estimation (et c'est tout à leur honneur), ce qui les amène à chaque fois à estimer à la hausse les pertes mensuelles russes:

  • 1re estimation: 47 000 (jusqu'à mai 2023) soit une moyenne de 3 100 morts/mois
  • 2e estimation: 75 000 (jusqu'à décembre 2023) soit une moyenne de 3 750 morts/mois
  • 3e estimation: 120 000 (jusqu'à juin 2024) soit une moyenne de 4 280 morts/mois
  • 4e estimation: 138 500 à 200 000 (jusqu'en janvier 2025) soit une moyenne de 3900 à 5700 morts/mois

    Contrairement à Julien Lazzarotto, je ne me contente pas de ces deux sources, ce qui m'amène à une conclusion quelque peu différente de celle d'Atum Mundi. En effet, j'estime que, fin février 2025, il y a environ 230 000 morts côté russe, environ 100 000 morts côté ukrainien. NB: je précise bien que c'est juste un ordre de grandeur, et je donne ensuite des intervalles (avec une confiance plus ou moins élevée) pour ces pertes, cf le billet complet. Même avec ces caveat, il est raisonnable de penser que le rapport de pertes est probablement de l'ordre de 2:1, voire même peut-être 2,5:1 (en étant un peu optimiste), en faveur des Ukrainiens.



    Les portés disparus

    Mais, plus qu'une querelle de chiffres, c'est un problème de méthodologie qui me chagrine. Pour chiffrer les pertes ukrainiennes, comme je l'ai dit, ils s'appuient uniquement sur le site ualosses.org:

    Dans le cas ukrainien, le site ualosses.org, qui répertorie les nécrologies ainsi que les avis de disparition des militaires de Kiev, recensait début juin 2025 les noms de 142 000 tués et disparus. Cette dernière précision (« et disparu ») est d’ailleurs importante à relever, car depuis début 2024, l’armée ukrainienne semble avoir drastiquement réduit le nombre de soldats qui voient leur statut de « tués » être reconnu officiellement par l’armée

    Or ce site est anonyme. Ses informations sont-elles fiables ? Pour le nombre de morts, il semble que oui. Mediazona rapporte que, en se basant sur un échantillon de 400 soldats identifiés comme morts sur le site, 95% de ceux-ci étaient effectivement morts. Ils avaient aussi estimé (toujours en prenant un échantillon aléatoire) que ualosses.org répertorie environ 75% des morts ukrainiens. En revanche, il n'y a eu, à ma connaissance, aucune vérification sur les personnes indiquées comme étant "portées disparues". Et donc, rien ne garantit que ces chiffres (sur les portés disparus) sont aussi fiables que ceux sur le nombre de morts.

    Cette précision est importante, car la phrase de Julien Lazzarotto n'est pas tout à fait vraie. Il serait plus juste d'écrire que, d'après les statistiques de ualosses.org et à partir de février 2024:

    • le nombre de morts ukrainiens est légèrement en baisse
    • le nombre de portés disparus augmente radicalement

    Alors, il est possible que, comme l'affirme Atum Mundi, les pertes ukrainiennes ont beaucoup augmenté et que l'état major essaie de cacher ça en les faisant passer pour des "portés disparus" (ce d'autant plus que cette date correspond à l'arrivée du général Sirksy au poste de commandant en chef). Tout comme il est possible que, à partir de cette date, ualosses.org se trompe (ou mente délibérément) et exagère le nombre de portés disparus. Atum Mundi, qui disent faire du journalisme, devrait au minimum prendre certaines précautions avant de baser tout leur raisonnement sur les chiffres (non vérifiés) d'une source unique et anonyme.



    Des pertes russes deux fois plus importantes

    Et même en admettant que les pertes ukrainiennes seraient aussi importantes que ce que dit Atum Mundi, ils sont ensuite très légers sur la suite de leur raisonnement.

    Nous n’avons pas abordé ici les pertes russes, mais sauf à croire que ces derniers aient subi (minimum) 400 000 morts, 100 000 amputés et 700 000 blessés (plus 8000 déserteurs par mois)

    La formule employée ici indique clairement que Julien Lazzarotto croit que les pertes russes sont bien inférieures. Or, il est probable que les pertes russes soient effectivement de cet ordre de grandeur. Selon le CSIS (et le ministère de la défense britannique qui reprend ces chiffres), il y a environ 250 000 morts russes et 700 000 blessés. Quant aux nombres d'amputés, il faut noter que le nombre de prothèses (jambes/bras) vendues en Russie a plus que doublé par rapport en 2022:

    • 64 800 en 2022
    • 99 200 en 2023 (+34 400)
    • 152 500 en 2024 (+87 700)

    Il y a donc environ 120 000 amputés "de plus" si on cumule les deux excédents (et encore, il faudrait comparer à 2021), cet excès étant logiquement le seul fait des amputés de guerre. Il est donc plausible qu'il y a bien  environ 100 000 amputés russes, contrairement à ce que croit Julien Lazzarotto. 

    Donc, Atum Mundi aurait dû préciser qu'il est possible (et même probable) que les pertes russes sont environ le double des pertes ukrainiennes, même en étant pessimiste sur celles-ci. Et ce rapport de 2:1 (voire plus) en faveur de l'Ukraine change complètement les conclusions que l'on peut tirer sur la guerre d'attrition. Car même si la Russie recrute deux fois plus que l'Ukraine (Poutine parle de 60 000 recrutements russes/mois contre 30 000 ukrainiens, Zelensky parle de 40 à 45 000 recrutements russes contre 25 à 27 000 recrutements ukrainiens chaque mois) , un rapport de perte d'environ 2:1 en faveur signifie que des Ukrainiens ont réussi à maintenir l'équilibre démographique entre les deux armées, contrairement à ce qu'affirme l'article d'Atum Mundi. D'ailleurs, si en 2022 et 2023, la taille de l'armée russe en Ukraine a fortement augmenté (passant de ~200 000 hommes à ~600 000 hommes), il semble que depuis fin 2023, ce nombre n'augmente plus. La taille de l'armée ukrainienne, malgré les pertes quotidiennes, semble elle aussi se maintenir au même niveau (environ 800 000 hommes).



    L'Ukraine gagne-t-elle la guerre d'attrition ?

    Peut-on pour autant dire que l'Ukraine est en train de gagner la guerre d'attrition? Selon les chiffres des pertes russes publiées par le gouvernement ukrainien, oui. Mais ces chiffres sont-ils fiables ? J'en ai longuement discuté ici

    D'autres informations, parfois solides (comme les images satellite de dépôts russes qui se vident) ou plus anecdotiques  (comme les ânes employés par les Russes, où le fait qu'ils envoient des blessés avec béquilles pour mener des assauts), montrent un épuisement russe aussi grand, voire même plus important, que l'épuisement ukrainien. La Russie peine aussi à recruter (d'où le recrutement d'étrangers, et l'augmentation des primes pour les "volontaires" envoyés au front) et encore plus à compenser ses pertes matérielles. Sa situation économique n'est pas non plus brillante et il est possible qu'elle devra jeter l'éponge à moyen terme, ses ressources n'étant pas infinies.

    D'un autre côté, les pertes visuellement confirmées (cf Oryx) sont plus proches d'un rapport de 1,5:1 en faveur des Ukrainiens depuis maintenant plus de 6 mois (après avoir longtemps été au dessus de 2:1, voire même de 3:1). Or ce ratio (à supposer qu'il se maintienne et n'est pas simplement la conséquence d'une bonne OPSEC ukrainienne) favorise la Russie sur le long terme, comme le dit justement Julien Lazzarotto.

    De plus, en ce qui concerne les drones, si l'Ukraine en produit des millions et les utilise avec succès, la Russie en produit autant, et peut-être même plus que l'Ukraine. Le manque de volonté  et de célérité des Occidentaux (qui pourraient facilement produire ces drones à une échelle industrielle), dans ce domaine comme dans d'autres, coûte très cher à l'Ukraine. Et, sur le long terme, ces erreurs coûteront encore plus cher à l'Europe.

    Quoi qu'il en soit, la réponse la plus honnête qu'on puisse faire est de dire qu'on est dans une "zone grise" où aucun des deux camps, pour le moment, ne semble gagner la guerre d'attrition. Là encore, Julien Lazzarotto est très imprudent quand il affirme que l'Ukraine "semble désormais clairement avoir le dessous". Sur cette question, il ne fait pas beaucoup mieux que la plupart des journaux (New York Times en tête) qui affirment, maintenant depuis plus de 18 mois, que l'Ukraine et à bout et qui prédisent un effondrement prochain de l'armée ukrainienne. Effondrement qui ne s'est pas produit et ne se produira pas dans un futur proche.

    Je passe aussi sur tous les poncifs qu'il aligne sur "l'offensive de Koursk". J'ai déjà beaucoup parlé de cette offensive dans mes bilans mensuels (août 2024, octobre 2024, mars 2025) et dans ma critique des analyses de Macette Esortert. Cette offensive n'est pas une erreur stratégique, ni une opération "juste pour la com"; c'est une idée brillante mais qui a été mal exécutée, et qui a aboutit à un échec opérationnel. Les Ukrainiens se sont effectivement retirés trop tard et auraient pu éviter les pertes des deux derniers mois. Pour les pertes, si elles ont été importantes (notamment au niveau du matériel), elles sont loin d'être aussi catastrophiques que ce qu'en dit Julien Lazzarotto. 



    Conclusion

    Atum Mundi a l'ambition d'apporter un vent de fraîcheur sur l'analyse géopolitique et se présente ainsi:

    L’impartialité et l’ouverture sur le monde sont nos mots d’ordre. Dans le traitement de l’information et des conflits, nous tachons d’être le plus objectif possible, même s’il faut dire la vérité qui dérange souvent.

    Or, loin de "dire la vérité qui dérange", la série d'articles reprend les thèses, assez défavorables à l'Ukraine, qui inondent les journaux occidentaux depuis octobre 2023. Mais les chiffres disponibles contredisent cette idée répandue, car il semble au contraire que l'équilibre des forces se maintient. Les avancées russes sur le terrain sont lentes et se font à un coût faramineux. Mais elles sont incrémentales.

    Je m'avance peut-être, mais je pense que c'est là le cœur du problème: Atum Mundi a besoin de trouver une explication à ces avancées, et ils se sont jetés sur la plus "évidente" même si elle est probablement fausse, comme le dit clairement le premier passage que j'ai cité:

    "Pour notre part, nous pensons que les pertes humaines russes et ukrainiennes sont en réalité très similaires (de l’ordre de 1 pour 1.5 en faveur de l’Ukraine). Nous ne voyons pas d’autres explications au fait que les Russes sont à l’offensive depuis près de deux ans désormais…"

    "Nous ne voyons pas d'autres explications": c'est bien ça le problème. Des fois, il vaut mieux dire "je ne sais pas" plutôt que de vouloir à tout prix trouver une cause unique (mais fausse) à un phénomène. Les lentes avancées russes peuvent s'expliquer par des erreurs du commandement ukrainien (cf ma série sur le sujet [1] [2] [3] [4]), par un soutien occidental trop faible, trop tardif et inadapté, ou encore par une stratégie délibéré des Ukrainiens. Ou par d'autres raisons encore. Ou, plus probablement, par une multitude de ces facteurs plus que par une cause unique.

    Pour ne pas finir sur une note négative, je dois dire que j'apprécie, dans l'ensemble, le travail d'Atum Mundi. Je regrette juste que, comme un peu tout le monde, ils tombent dans le biais de confirmation et cherchent des "explications" qui confirment leurs idées pré-conçues, plutôt que de faire preuve de prudence dans leurs analyses, comme le font par exemple Anders Puck Nielsen et Perun, qui sont souvent bien plus pertinents et plus objectifs.

    mardi 3 juin 2025

    Guerre en Ukraine: bilan du mois de mai 2025

    Comme chaque mois, voici un petit bilan du mois de mai 2025, à mettre en perspective avec les constats que j'avais faits fin juin, fin juillet, fin août, fin septembre, fin octobre, fin novembre, fin décembre 2023 ainsi que fin janvier, fin février, fin mars, fin avril, fin mai, fin juin, fin juillet, fin août, fin septembre, fin octobre, fin novembre, fin décembre 2024, fin janvier, fin févrierfin mars et fin avril 2025.

    Une fois de plus, les Russes ont continué leur grignotage des défenses ukrainiennes. La principale poussée russe a eu lieu entre Pokrovsk et Toretsk, et menace tout le dispositif de défense ukrainien dans le secteur. Mais les Russes, comme d'habitude, ont aussi attaqué un peu partout ailleurs. Et, une fois de plus, c'est surtout sur les frappes à longues distance et sur le plan diplomatique que les choses ont été notables.

    Explosions suite aux attaques aériennes russes du 26 mai 2025



    Pertes russes et attaques aériennes

    Je rappelle les pertes russes telles qu'annoncées par les officiels Ukrainiens dans les 4 catégories à surveiller: artillerie, MLRS, DCA et équipements spéciaux. Pour chacune, je vais donner les moyennes pour la première année (mars 2022 à février 2023), la deuxième année (mars 2023 à février 2024) et la troisième année (mars 2024 à février 2025) puis les chiffres de mars, avril et mai 2025

    • Artillerie 
      • moyenne 1ere année: 190/mois
      • moyenne 2e année: 650/mois
      • moyenne 3e année: 1150/mois
      • 1690 (mars), 1554 (avril), 1384 (mai)
    • MLRS
      • moyenne 1ere année: 40/mois
      • moyenne 2e année: 43/mois
      • moyenne 3e année: 25/mois
      • 44 (mars), 27 (avril), 26 (mai)
    • DCA
      • moyenne 1ere année: 21/mois
      • moyenne 2e année: 37/mois
      • moyenne 3e année: 30/mois
      • 37 (mars), 23 (avril), 27 (mai)
    • Équipements spéciaux
      • moyenne 1ere année: 19/mois
      • moyenne 2e année: 114/mois
      • moyenne 3e année: 181/mois
      • 24 (mars), 82 (avril), 33 (mai)

    On constate une fois de plus une baisse des pertes russes (principalement l'artillerie), même si les chiffres sont toujours impressionnants. Plus généralement sur l'ensemble des équipements terrestres (5431) et des pertes humaines (35 370), il y a une légère baisse des chiffres par rapport au mois d'avril. Les pertes d'équipements visuellement confirmées sont elles aussi en baisse selon Oryx: 435 pertes russes et 289 pertes ukrainiennes, avec toujours un ratio d'environ 1,5:1 en faveur des Ukrainiens.

    En revanche, les attaques aériennes à longue distance se sont intensifiées. Les Russes envoient de plus en plus de drones de type Shahed contre l'Ukraine. En mai, cela a culminé du 24 au 26 mai, avec plus de 900 drones employés durant ces trois jours. Ces attaques massives, qui visent principalement la population civile ukrainienne, ont été rendues possible par l'augmentation de la production russe, qui a ouvert de nouvelles usines et agrandi les usines existantes.

    De leur côté, les Ukrainiens ont surtout frappé des usines russes liées à la production d'armes. Ainsi, l'usine NPO Splav à Tula a été touchée trois fois au mois de mai. Même si ces frappes sur les usines sont nécessaires, je ne sais pas à quel point elles sont efficaces. Les charges explosives portées par les drones restent modestes, aussi deux ou trois explosions sont probablement insuffisantes pour mettre l'usine hors service. La campagne contre les raffineries était plus logique, car les cibles étaient bien plus vulnérables. Mais il semble que la trêve informelle sur les infrastructures énergétiques, demandée par les USA, a été prolongée au delà des 30 jours et plus ou moins respectée.


    Foutage de gueule planétaire

    Plus que la situation sur le terrain, c'est le grand "truc" diplomatique qui a occupé les journaux au mois de mai. Je dis "truc" car je ne sais comment qualifier ce qui s'est passé, à part dire que c'était du foutage de gueule de la part de ces deux escrocs planétaires que sont Trump et Poutine, avec la complicité (active ou passive) de beaucoup d'autres dirigeants, et de quasiment tous les journalistes et analystes qui laissent ses deux guignols dérouler leurs mensonges sans aucune contradiction. Donc, désolé pour ce petit coup de gueule, mais il faut remettre les pendule à l'heure: ce qui compte, ce n'est pas ce que Poutine et Trump disent qui compte, mais ce qu'ils font. Donc j'aimerais bien que les journalistes arrêtent d'écrire que Trump ou Poutine "veulent la paix" et autres formules du même genre quand leur actions montrent que ce n'est visiblement pas le cas. Car toute la séquence qui s'est passée au mois de mai est on ne peut plus claire (sauf, visiblement, pour la quasi-totalité des journalistes):

    • Poutine décrète unilatéralement une trêve de 3 jours pour pouvoir organiser son défilé du 9 mai. Les Ukrainiens contre-proposent un cessez-le-feu de 30 jours, refusé par Poutine.
    • le 10 mai, 4 dirigeants européens (le français Macron, l'allemand Merz, l'anglais Krammer et le polonais Tusk) se rendent à Kyiv et, au téléphone avec Trump, posent un ultimatum à Poutine: accepter un cessez-le-feu de 30 jours, où subir des sanctions sans précédent.
    • Poutine, exceptionnellement, répond (indirectement): pas de cessez-le-feu, mais des négociations directes à Istanbul. Trump trahit immédiatement les Européens et soutient la proposition de Poutine.
    • Zelensky saisit la balle au bond, propose une rencontre avec Poutine, qui bien entendu a la trouille et refuse. A la place, il envoie des sous-fifre et la grosse "négociation" finit en eau de boudin
    • Trump déclare que seul lui peut régler la situation. Puis, après un coup de fil avec Poutine, renonce à imposer les sanctions qu'il avait pourtant promises.
    • L'Estonie tente d'arraisonner un pétrolier russe suspect, qui navigue dans ses eaux territoriales, mais doit renoncer quand un chasseur russe viole son espace aérien pour escorter le pétrolier; l'OTAN ne fait rien pour punir cette agression russe
    • Les Européens se contentent de voter un 17e paquet de sanctions, qui sont loin d'être les sanctions dévastatrices qu'ils avaient promises
    Que retenir de tout ce cirque ? 

    D'abord, que Poutine ne veut pas la paix, ni même d'un cessez-le-feu. Il ne veut pas négocier de bonne foi, et entend imposer ses conditions iniques aux Ukrainiens et aux Européens. Le fait qu'il refuse un "plan Trump" pourtant extrêmement favorable aux Russes signifie qu'il croit (à tort ou à raison) pouvoir s'imposer militairement, malgré les pertes énormes que son armée subit chaque jour.

    Ensuite, que Trump laissera Poutine faire ce qu'il veut. Comme je le dis depuis novembre 2024, il ne faut absolument pas s'attendre à ce que Trump aide massivement l'Ukraine, ni ne sanctionne vraiment la Russie. Au mieux on aura une continuation de l'aide existante et le maintien des sanctions actuelles. Et même ça, c'est loin d'être gagné. Trump n'a pas de plan et est coincé entre son désir personnel de faire des affaires avec Poutine et le désir de l'opinion publique américaine, toujours hostile à Poutine. D'où ses pathétiques tweets "VLADIMIR STOP" et sa manie de toujours repousser l'échéance de 2 semaines, toutes les deux semaines. Et ce n'est pas parce qu'il traite Poutine de "fou" que ça va changer quoi que ce soit, toutes ces paroles ne sont qu'enfumage pour masquer le fait qu'il ne fait rien contre Poutine.

    Enfin, que les Européens semblent impuissants, et les Ukrainiens ballottés au gré des humeurs trumpiennes. L'ultimatum des Européens a fait "pschitt" car ils avaient besoin de Trump pour le mettre en oeuvre, et les Ukrainiens semblent maintenant vouloir accepter  ce qu'ils refusaient encore en janvier. Il est notable que les trolls pro-Poutine qui, jusqu'à peu prétendaient "simplement vouloir la paix" ont changé leur discours, et exigent maintenant la capitulation de l'Ukraine. Preuve, s'il en était besoin, de leur mauvaise foi et de leur alignement pro-Kremlin. Et c'est quelque part une signe inquiétant. Je me disais "tant que les trolls demandent la paix, ça veut dire que ça ne va pas si mal pour l'Ukraine". Mais maintenant, l'Ukraine semble être au bout du rouleau ... et c'est peut-être très exactement ce que veulent les Ukrainiens.

    Comme je le disais le mois dernier, l'attitude des Européens et des Ukrainiens peut s'expliquer soit par la résignation (le plus probable), soit par la ruse (le moins probable), et l'interprétation de ce qui s'est passé ce mois-ci dépend fortement de savoir laquelle des deux explications est la bonne:
    • hypothèse de la résignation: les Européens sont incapables de prendre des sanctions significatives sans l'accord de Trump, que celui-ci n'est pas prêt de donner. Les Ukrainiens sont terrifié à l'idée de perdre le soutien américain (même réduit au minimum) et disent oui à toutes les demandes de Trump. Selon cette interprétation, la Russie poursuit son plan sans entrave et renforce sa position.
    • hypothèse de la ruse: Trump se fait berner non seulement par les Russes, mais aussi par les Européens et les Ukrainiens. Ceux-ci ne veulent surtout pas d'un cessez-le-feu qui consoliderait les gains territoriaux russes, et espèrent toujours un effondrement russe (que ce soit militaire ou économique). Ils n'acceptent des demandes de Trump que parce qu'ils savent que les Ruses vont eux les refuser. Ils montent en cadence pour se réarmer et armer l'Ukraine, et le font plus discrètement (et sans restriction). Bilan du mois de mai: le renseignement USA et les sanctions sont toujours en place (et ont même été légèrement renforcées), le cours du pétrole est bas, la Roumanie ne bascule pas dans le camp pro-russe, et la Russie se précipite vers sa chute.
    Pour le moment, il n'est pas possible de savoir quelle hypothèse est la bonne. Et quelque chose me dit qu'on n'aura pas de réponses avant encore quelques mois.

    lundi 2 juin 2025

    Réflexions sur la destruction des bombardiers russes

    Hier, le 1 juin 2025, le SBU ukrainien a réussi un coup de maître en frappant simultanément au moins 4 aérodromes où sont stationnés les bombardiers stratégiques russes. Cette opération, nommée "Pavutyna" (Spiderweb / toile d'araignée), est largement couverte par les médias. Aussi je vais me concentrer sur des aspects peu ou pas couverts par ces médias.

    5 avions détruits / endommagés à la base de Belaya



    Date et coordination 

    Cela n'a pas été assez souligné (sauf par quelques spécialistes comme Michel Goya), mais la coordination et la logistique de cette opération est tout simplement un exploit. Il fallait que 4 camions arrivent au même moment, dans 4 endroits très éloignés, que les télécommunications fonctionnent, que rien ne soit découvert, etc. D'autant plus que les chauffeurs de camions semblent ne pas avoir été au courant de ce qu'ils transportaient. Il y a eu peut-être quelques ratés (au moins un camion a échoué) mais dans l'ensemble le taux de succès revendiqué par les Ukrainiens dépasse l'entendement, compte tenu de toutes les contraintes.

    C'est pourquoi je suis sceptique quand certains affirment que la date est symbolique (c'est le jour anniversaire où l'Ukraine avait dû céder à la Russie ses Tu-22M pour des impayés de gaz) ou que c'était fait exprès pour arriver juste avant les négociations du 2 juin à Istanbul. Les Ukrainiens avaient déjà suffisamment de contraintes pour ne pas s'imposer en plus de devoir frapper précisément le 1er juin, alors que l'opération a duré 18 mois.



    Ampleur des dégâts

    Les Ukrainiens disent avoir touché plus de 40 avions, valant au total 7 milliards d'euros. Si on n'a pas encore la confirmation visuelle pour ces 40 appareils, il y a a minima  9 avions détruits (5 Tu-95, 4 Tu-22M) et 3 à 5 Tu-95 endommagés. Rien que le prix de ces appareils dont on a la confirmation visuelle dépasse le milliard de dollars. C'est tout simplement un désastre pour l'aviation russe.

    Car ce n'est pas seulement une question d'argent: ces avions étaient tous des reliques de l'URSS, et la Russie ne dispose pas de quoi construire leurs remplaçants. Or, quand ils ne bombardent pas les villes ukrainiennes, ces avions sont censés porter des bombes H et faire partie de la dissuasion nucléaire russe. Vu l'âge des avions (qui impacte leur disponibilité), et les dégâts occasionnés par les Ukrainiens, c'est toute la composante aérienne de la "triade nucléaire" russe qui perd toute sa crédibilité. Seuls trois pays (USA, Chine, Russie) possédaient cette triade au complet. De facto, on peut maintenant rayer la Russie de cette très courte liste.

    En revanche, la question de savoir si cela va impacter les frappes aériennes russes est plus difficile à évaluer. Ces derniers mois, les Russes n'envoient plus de salve de 100 missiles comme ils le faisaient auparavant, mais tout juste quelques missiles de croisière. Il suffit qu'il leur reste une poignée de ces bombardiers opérationnels (ce qui est probablement le cas) pour continuer leur campagne aérienne, qui repose maintenant surtout sur des vagues de centaines de Shaheds.  Mais peut-être que cela va inciter les Russes à passer un pacte (explicite ou non) avec les Ukrainiens, sur le mode "on n'envoie plus de missile de croisière et vous n'attaquez plus nos bombardiers stratégiques". Car les Russes ne peuvent plus se permettre de perdre encore plus de ces bombardiers.



    Rapprochement avec l'opération pont de Kertch 

    Cette opération me fait fortement penser à celle qui avait très gravement endommagé le pont de Kertch, le 8 octobre 2022. La aussi, c'était un camion "anodin" (et dont le conducteur n'était peut-être pas au courant), circulant en Russie, qui était impliqué dans cette destruction. Il y avait aussi une coordination remarquable: le camion ayant explosé à proximité d'un train de carburant qui était à l'arrêt, et qui a pris feu. 

    De plus, la date était symbolique: c'était le lendemain l'anniversaire de Poutine. Là encore, le niveau de coordination requis fait que c'était probablement une simple coïncidence, mais ce genre de détail me fait croire que ce sont les mêmes personnes du SBU qui sont responsables de ces deux attaques. Et les deux opérations ont été des succès inattendus. 



    Le précédent de 2023

    Ce n'est pas la première fois que les Ukrainiens (plus exactement, un groupe de résistants biélorusses) envoient des petits drones contre les avions stratégiques russes. En 2023, déjà, un petit drone s'était posé sur le radar d'un A-50U et l'avait endommagé selon les auteurs de la vidéo (même si l'ampleur des dégâts n'avait pas alors pu être établie). 

    Ce qui a changé, depuis 2023, c'est l'ampleur de l'attaque, bien mieux préparée et exécutée que celle de 2023. Au lieu d'un ou deux drones, ce sont plus de 100 qui ont été utilisés, coordonnés entre eux pour maximiser les dégâts. Et, malgré le précédent, et d'autres attaques de drones contre les bases aériennes russes, les Russes ne prennent toujours pas de mesures de protection efficaces, comme par exemple construire des hangars pour protéger leurs avions.



    A propos du A-50U détruit

    Les Ukrainiens disent avoir détruit un A-50, même s'il n'y a pas encore de preuve visuelle de la destruction. Il est cependant probable, vu l'endroit où s'est produite l'attaque, qu'il s'agit d'un A-50U opérationnel. Or, la Russie ne disposait avant guerre que 7 ou 8 de ces appareils, et en a perdu 2 début 2024, en plus de celui potentiellement endommagé en 2023. Et ne peut pas en construire de nouveau. Théoriquement, ils peuvent construire une version plus moderne (le A-100), mais il semble que les sanctions aient mis un coup d'arrêt, en 2022, à la production des A-100. Et vu l'état des anciens A-50 (non améliorés), ça leur reviendrait sans doute moins cher de construire un avion neuf que de moderniser une de ces épaves.

    Cette perte, si elle est confirmée, est encore plus grave que celle des Tu-95 et Tu-22M3. La Russie n'a tout simplement plus assez de ces appareils pour disposer d'une capacité AWACS pour protéger son territoire. Or, on a vu, notamment lors du récent affrontement aérien entre l'Inde et le Pakistan, l'importance de ces avions AWACS qui ont permis aux Pakistanais d'abattre au moins un Rafale en les détectant puis en guidant des missiles à longue portée. 



    Les Russes peuvent-ils faire de même ?

    Cette opération va sans doute donner des idées, non seulement aux Russes, mais aussi à n'importe quel groupe terroriste. Il est très facile de créer quelques dizaines de drones, de les dissimuler, et d'attaquer non seulement des cibles militaires, mais (dans le cas où c'est une organisation terroriste qui les emploie), n'importe quelle foule, n'importe quelle structure, et ce partout dans le monde. Il y a bien trop de cibles potentielles pour pouvoir les protéger. A mes yeux, cela démontre (une fois de plus) l'inutilité des "plans vigipirate" et autres "opération sentinelle" qui mettent simplement des flics et des soldats en patrouille dans les grandes villes pour donner une illusion de sécurité. A mon avis (et je crois que Michel Goya défend aussi cette idée), c'est juste un gaspillage de moyens. Si les terroristes et/ou agents russes peuvent lancer une attaque, il est déjà trop tard.

    La seule défense efficace, c'est la défense active, c'est-à-dire infiltrer et neutraliser les groupes avant qu'ils ne lancent leur attaque. C'est pourquoi on ne peut qu'être désespéré quand on voit le manque de réaction des hommes politiques à chaque fois qu'on découvre une opération (présumée russe) sur notre sol, que ce soit le survol de terrain militaires, des explosions et incendies suspects, les opérations de propagande, la corruption des partis politique, etc. La stratégie d'ignorer les provocations russes n'est pas tenable à long terme, et plus on attend, plus on risque de subir ce qu'ont subit les Russes hier.

    lundi 26 mai 2025

    L'Ukraine fait-elle exprès de perdre la guerre ?

    Depuis plus de 18 mois, l'armée ukrainienne est présentée, non seulement dans les média russes mais aussi dans la plupart des médias occidentaux, comme épuisée, inférieure en nombre et en équipement à l'armée russe, et au bord de la rupture. Les réformes nécessaires (élargissement de la conscription, meilleures méthodes d'entrainement, meilleur commandement) tardent à se mettre en place, et l'offensive russe, qui dure maintenant depuis octobre 2023, se poursuit toujours de plus belle, au point que les Ukrainiens disent maintenant redouter une nouvelle offensive d'été russe.

    Aujourd'hui je voudrais explorer une hypothèse un peu folle, mais qui mérite qu'on se pose au moins la question: et si c'était délibéré ? Et si les Ukrainiens faisaient exprès de perdre la guerre, ou plutôt, faisaient exprès de donner l'impression de perdre la guerre ?

    Disons-le d'emblée, cette hypothèse ne résiste pas au rasoir de Hanlon« Ne jamais attribuer à la malveillance ce que la bêtise suffit à expliquer.  Il est bien plus probable que les difficultés des Ukrainiens s'expliquent par des erreurs de commandement auxquelles j'ai consacré quatre billets [1][2][3][4], qu'à un plan délibéré. Difficultés qui sont ensuite exagérées par les journalistes pour faire vendre du papier, et qui donnent l'impression que l'Ukraine perd la guerre. Mais, aussi improbable soit-elle, cette hypothèse expliquerait bien des choses comme je vais l'expliquer.



    Une gigantesque feinte ?

    La principale raison qui me fait envisager cette hypothèse est le rythme de progression russe.  Cela fait maintenant 18 mois que les Russes "grignotent" constamment les défenses ukrainiennes, avec parfois quelques accélérations mais globalement ça reste un rythme de progression tout juste suffisant pour qu'ils aient l'illusion de "gagner la guerre" mais trop lent pour percer ou simplement pour progresser significativement, même si on teint compte que l'armée russe est maintenant principalement une armée d'infanterie bien moins mécanisée qu'elle ne l'était en 2022. Et surtout, si les Ukrainiens étaient réellement au bord de l'effondrement, il devrait y avoir une accélération. Il y en a bien eu une petite accélération de juillet à novembre 2024, mais celle-ci peut s'expliquer par des Russes qui "mettent le paquet" juste avant les élections américaines plus que par un fléchissement des défenses ukrainiennes. L'hypothèse d'une feinte ukrainienne n'est pas la seule qui peut expliquer ce phénomène (par exemple, ce pourrait être les Russes qui freinent délibérément leurs avancées), mais elle reste l'hypothèse la plus simple.

    Il y a aussi quelques épisodes qui font froncer les sourcils, comme quand Budanov, le chef du renseignement ukrainien et très souvent optimiste sur l'issue de la guerre, aurait dit en comité réduit qu'en l'absence de négociations sérieuses avant l'été 2025, l'existence même de l'Ukraine serait en jeu. Même si d'autres ont dit que la citation était inexacte, et que l'administration ukrainienne a officiellement démenti, l'ensemble de la séquence fait penser à une fuite organisée par Budanov lui-même, une manière de leurrer les Russes, de donner du crédit à l'idée que l'armée ukrainienne serait au bord de l'effondrement. 

    De même, les Ukrainiens ne démentent que mollement les nombreux articles les présentant comme "au bord de l'effondrement" dans la presse occidentale. Ils ont laissé s'installé ce narratif (bien nourri par les trolls russes qui le répètent en boucle depuis des années) et concèdent souvent avoir de grandes difficultés sur le terrain.

    Enfin, il y a la fâcheuse habitude du haut commandement ukrainien de colmater les brèches du front en envoyant des bouts de brigades. C'est le genre de truc que n'importe quel commandant un peu compétent ne ferait qu'en ultime recours, tant cela va à l'encontre de toute bonne gestion des ressources militaires disponibles. Or, les Ukrainiens le font régulièrement depuis octobre 2023 (et même avant). Tout cela donne l'impression que les Ukrainiens sont constamment au bord de l'effondrement, et pourtant ils tiennent toujours et, d'après leur statistiques (dont j'ai discuté la fiabilité) sont même en train d'infliger de plus en plus de pertes aux Russes.



    Pourquoi l'Ukraine voudrait-elle "perdre la guerre" ?

    Si un des principes de l'Art de la Guerre est bien de feindre la faiblesse quand on est fort, quel serait l'intérêt pour l'Ukraine d’apparaître constamment au bord de l’effondrement ? Réponse simple: pousser les Russes à les attaquer, encore et encore, en se disant que l'Ukraine finira bien par craquer. 

    J'en ai déjà parlé il y a près d'un an: en octobre 2023, la meilleure stratégie pour les Russes aurait été de réduire l'intensité des combats, laisser les Ukrainiens s'épuiser dans une contre-offensive qui ne menait à rien et reconstituer leur armée pour attaquer en force plus tard. Le lent grignotage des défenses ukrainiennes est la stratégie la plus coûteuse, pour les Russes, et la plus incertaine.

    De plus, avec Donald Trump qui est prêt à "stopper les combats" sans offrir une quelconque garantie de sécurité à l'Ukraine, et donc à revenir à la situation expliquée au précédent paragraphe, le fait que les Russes croient l'Ukraine au bord de l'effondrement incite Poutine à refuser un plan qui lui est pourtant très favorable. Est-ce que ce sera suffisant pour que Trump se décide enfin à agir contre Poutine ? Je ne le pense pas, et d'ailleurs, si cette "gigantesque feinte" a été mise en place, ce fut bien avant l'élection de Trump. Les Ukrainiens ont d'autres plans.

    Il ne faut pas oublier que l'objectif stratégique pour l'Ukraine, c'est de chasser entièrement les Russes de son territoire. Pas simplement de résister, de tenir les lignes actuelles, mais bien de vaincre les Russes. Et cela ne pourra se faire que si la Russie s'écroule économiquement et/ou militairement. Militairement, cela voudrait dire mettre l'armée russe "KO debout", c'est à dire dans une situation où, n'ayant pas perdu de terrain, les Russes ont perdu tant d'hommes et de matériels qui ne pourront pas résister à une contre-offensive ukrainienne.



    Les Ukrainiens peuvent-ils contre-attaquer ?

    Encore faudrait-ils que les Ukrainiens en aient les moyens. Or, d'après les informations disponibles en sources ouvertes, ce n'est pas le cas, d'autant plus avec l'arrêt des livraisons américaines suite à la prise de fonction de Trump. Les pertes matérielles des Ukrainiens sont grandes; pire, d'après les chiffres Oryx, le rapport des pertes visuellement confirmées oscille actuellement autour de 1,5:1 en faveur des Ukrainiens. Ce rapport de perte est malgré tout trop peu favorable à l'Ukraine compte tenu de la différence de taille entre les deux pays. Il faudrait au moins du 3:1 pour que l'attrition favorise l'Ukraine. Or, ces trois dernier mois, on constate que les pertes ukrainiennes sont supérieures à la moyenne tandis que celles des russes sont dans cette moyenne. Autrement dit, en analysant les données OSINT, on ne peut qu'aboutir  à la conclusion que l'Ukraine perd la guerre d'attrition.

    Mais, quand j'ai analysé la fiabilité des chiffres ukrainiens, je suis arrivé à la conclusion que les Ukrainiens ne montrent pas tout ce qu'ils détruisent, loin de là. Dans l'hypothèse de ce "scénario de la grande feinte", il est logique que les Ukrainiens le fassent délibérément, justement pour entretenir l'illusion qu'ils sont en train de perdre la guerre d'attrition. De même, ils pourraient également mentir sur certaines statistiques, comme le nombre de bombardements russes, le nombre de drones/missiles attaquant l'Ukraine chaque nuit, là encore pour donner l'impression que tout va bien pour la Russie, jusqu'à ce que les Russes soient effectivement épuisés.

    Cela dit, même à supposer que les Russes sont bien plus mal que ce que les données OSINT le laissent penser, et donc qu'ils perdent la guerre d'attrition, vu l'avantage défensif de la guerre actuel, il faudrait énormément de ressources aux Ukrainiens pour reconquérir durablement un quelconque territoire, même face à une armée russe affaiblie. Ressources que les Ukrainiens n'ont probablement pas. Donc, même avec des hypothèses les plus optimistes pour l'Ukraine, cela semble être une impasse. Sauf à imaginer que les Ukrainiens ont une arme secrète pour désactiver tous les drones, mais là on est plus dans le domaine de la science fiction que dans l'analyse militaire.

    Il y a peut-être l'espoir que la Russie s'effondre économiquement, ou que les Russes, face à des pertes démentielles pour des gains mineurs, finissent par se révolter, mais je pense le premier difficile à prévoir et le second très improbable. Ou alors, les Ukrainiens comptent sur une erreur de Poutine, mais laquelle ? Je ne sais pas.

    En fin de compte, la réponse est peut-être que, même sans espoir de pouvoir contre-attaquer, les Ukrainiens veulent arriver au point d'épuisement de la Russie, et qu'ils suivent donc la stratégie qui leur donne le plus de chance d'obtenir ce résultat rapidement, avec en plus le mince espoir que la Russie finisse par craquer complètement.



    Et Koursk ?

    L'attaque surprise dans la région de Koursk, en août 2024, donne des arguments à la fois pour et contre cette hypothèse de la "grande feinte". D'un côté, cela a prouvé que les Ukrainiens avaient des ressources bien plus importantes que ce qui était alors envisagé dans les média occidentaux, et ont su garder le secret jusqu'à leur attaque.  D'un autre côté, cette attaque va complètement à l'encontre de la stratégie même de faire croire à la Russie que l'Ukraine est au bout du rouleau.

    On peut envisager au moins deux raisons, qui peuvent être complémentaires:

    1. vu l'importance des élections américaines dans le résultat de cette guerre, les Ukrainiens ont pu considérer qu'il était vital de démontrer que leur cause n'était pas perdue, allant à l'encontre de la rhétorique de Traitor Trump. Si tel était le cas, ce fut en vain; de toute manière, les électeurs américains accordent généralement assez peu d'importance à ce qui se passe à l'étranger
    2. l'opération était au départ censée être un simple raid pour capturer des prisonniers russes mais, ayant réussi bien au delà du plan initial, les Ukrainiens ont choisi d'occuper le terrain même si cela allait contre leur stratégie générale, par pure opportunité. Cela expliquerait aussi pourquoi les buts de cette opération étaient nébuleux
    Ce dernier point expliquerait (mais n'excuserait pas) pourquoi les Ukrainiens n'avaient pas prévu une logistique suffisante et se sont ensuite relativement mal défendu. 



    Conclusion

    Je le redis: ce scénario d'une "grande feinte" est improbable. Je lui accorde moins de 5% de chance d'être vrai. Il est bien plus probable que les difficultés ukrainiennes soient bien réelles, et non feintes. Mais, si j'ai voulu consacré un peu de temps à l'explorer, c'est pour rappeler que, pour atteindre leurs objectifs stratégiques, les Ukrainiens ont tout intérêt à ne pas dire toute la vérité, non pas en exagérant leurs succès (comme les trolls russes veulent le faire croire) mais au contraire en les minimisant. D'autres mensonges peuvent aussi exagérer la menace russe, comme par exemple annoncer plus de drones russes lancés (et abattus). Après tout, les destructions constatées peuvent tout aussi bien être le résultat d'une attaque de 50 drones (dont 40 interceptés)  que celui d'une attaque de 250 drones (dont 240 interceptés). 

    Du fait de l'incapacité (ou plutôt, du manque de volonté) des Occidentaux à livrer les armes nécessaires à l'Ukraine, et ne le faisant que trop peu et trop tard, l'Ukraine a toutes les raisons de faire croire qu'elle est au bord de l'effondrement.  Reste le risque que, si la situation se dégrade réellement, les Occidentaux ne réagiront pas d'avantage que d'habitude, étant trop habitués aux nouvelles d'un possible effondrement immédiat.

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