mercredi 12 mars 2025

Vers un cessez-le-feu ?

Hier,  Ukrainiens et Américains se sont mis d'accord sur une proposition de "cessez-le-feu" de 30 jours, prolongeable par consentement mutuel. La déclaration commune à l'issue de leurs négociations en Arabie Saoudite, mentionne que:

"Les États-Unis annulent immédiatement la pause dans les échanges de renseignements et reprennent leur assistance en matière de sécurité à l’Ukraine. Les délégations ont également discuté de l’importance des efforts humanitaires dans le cadre du processus de paix, en particulier pendant le cessez-le-feu susmentionné, y compris l’échange de prisonniers de guerre, la libération de civils détenus et le retour des enfants ukrainiens déplacés de force.

Les deux délégations ont convenu de déterminer la composition de leurs groupes de négociation et d’entamer immédiatement des négociations pour parvenir à une paix durable qui garantira la sécurité à long terme de l’Ukraine."

L'Ukraine obtient donc quelques avantages: d'abord, la reprise de l'aide américaine (y compris en matière de renseignement). Ce qui est loin d'être négligeable, même si, connaissant la volatilité de Trump, celui-ci peut très bien re-décider de bloquer l'aide demain si ça lui chante. 

Ensuite, le communiqué reprend des éléments de langage des Ukrainiens, comme le retour des enfants déportés et la garantie de sécurité à long terme de l'Ukraine. Mais pour savoir si un tel accord serait bon pour l'Ukraine, il faut lire entre les lignes et voir ce que les Ukrainiens n'ont pas obtenu, et ce qu'ils ont dû céder.

D'abord, la déclaration commune ne mentionne pas "l'intégrité territoriale de l'Ukraine". Autrement dit: les Américains veulent toujours forcer l'Ukraine à céder son territoire aux Russes. De plus, les Américains ne s'engagent à rien de concret: pas de nouvelle aide, pas de promesse de maintenir les sanctions contre la Russie. Enfin, et même si c'est subtile, on remarque que la seule garantie de sécurité mentionnée est ... la paix en elle-même. Or, ce sont les garanties de sécurité (c'est à dire l'entrée dans l'OTAN, ou quelque chose d'équivalent) qui peuvent faire que la paix sera durable. Et non l'inverse: la paix n'est pas, en soi, une garantie de sécurité.

Et il y a ce que les Ukrainiens ont du céder. Cela ne figure pas dans l'accord, mais l'évacuation par les Ukrainiens des territoires qu'ils occupaient en Russie (autour de la ville de Soudja) au moment même où ces négociations ont lieu n'est pas une simple coïncidence. Il est fort probable que le retrait ukrainien a été demandé par les Américains. Si militairement, ce retrait n'est pas une mauvaise chose pour l'Ukraine (les pertes s'y accumulaient depuis plusieurs mois, et l'occupation du territoire n'avait plus que des inconvénients), politiquement, c'est autre chose: les Américains ont forcé les Ukrainiens à concéder un territoire que les Russes peinaient à reprendre. Or, c'est ça que veut Poutine: obtenir par la "diplomatie" ce qu'il ne peut avoir par la force armée.

Il ne faut pas oublier que le plan de Trump est de tout céder à Poutine, et le plan de Poutine est de prendre un maximum de territoire ukrainien tant que son armée est encore capable d'avancer, puis accepter un "cessez le feu" pour reconstituer son armée, déstabiliser l'Europe par des opérations clandestines et/ou l'élections de politiciens pro-russes puis attaquer de nouveau (en Ukraine ou ailleurs) une fois son armée prête.

Dans ces conditions, un cessez-le feu définitif sur les lignes actuelles n'est pas à l'avantage de l'Ukraine, surtout si l'Ukraine n'obtient rien en échange. Alors certes, le cessez-le-feu n'est que de 30 jours. Mais après 30 jours de répit (en particulier 30 jours sans les attaques incessantes de drones et missiles), les Ukrainiens serait-il prêts à reprendre les combats ou bien s'accrocheraient-ils à ce cessez-le-feu, tant qu'il dure, même s'ils ont bien conscients que Poutine ne le respectera plus dès qu'il y trouvera un avantage ?


EDIT: voir aussi l'analyse du professeur Philips O'Brien sur le même sujet.

mercredi 5 mars 2025

Guerre en Ukraine: bilan du mois de février 2025

Comme chaque mois, voici un petit bilan du mois de janvier 2025, à mettre en perspective avec les constats que j'avais faits fin juin, fin juillet, fin août, fin septembre, fin octobre, fin novembre, fin décembre 2023 ainsi que fin janvier, fin février, fin mars, fin avril, fin mai, fin juin, fin juillet, fin août, fin septembre, fin octobre, fin novembre, fin décembre 2024 et fin janvier 2025.

Une fois de plus, les Russes ont continué leur grignotage des défenses ukrainiennes, surtout dans le sud-est où ils ont avancé après avoir pris Kurakove et Velyka Novosilka. Les Ukrainiens ne contrôlent plus qu'une petite partie de Toretsk et Chassiv Yar. Les Russes ont revendiqué la prise de Toretsk, mais il semble que des combats s'y poursuivent dans la ville ou à proximité.  La situation reste très préoccupante aussi vers Pokrovsk, et vers Kupyansk, même si jusqu'à présent ces villes tiennent encore. Dans la région de Kursk, les Ukrainiens continuent de reculer tout en infligeant de grandes pertes aux Russes et aux Nord-Coréens déployés dans la région. Ces derniers semblent être revenus sur le front après quelques semaines d'absence (rotation d'unité ?). Mais c'est sur le plan diplomatique qu'il s'est passé le plus de choses ce mois-ci.
 
Caricature par Max Espinoza


Pertes russes: rien ne va plus

Je rappelle les pertes russes telles qu'annoncées par les officiels Ukrainiens dans les 4 catégories à surveiller: Artillerie, MLRS, DCA et équipements spéciaux. Pour chacune, je vais donner les chiffres mensuels habituels ces derniers mois, ainsi que les moyennes pour la première année (mars 2022 à février 2023) et la deuxième année (mars 2023 à février 2024) puis les chiffres de mars > avril > mai > juin > juillet > août > septembre > octobre > novembre > décembre 2024 > janvier > février 2025

  • Artillerie 
    • moyenne 1ere année: 190/mois
    • moyenne 2e année: 650/mois
    • 980 (mars) > 961 (avril) > 1129 (mai) > 1393 (juin) > 1553 (juillet) > 1528 (août) > 1208 (septembre) > 1191 (octobre) > 896 (novembre) > 619 (décembre) > 917 (janvier) > 1402 (février)
  • MLRS
    • moyenne 1ere année: 40/mois
    • moyenne 2e année: 43/mois
    • 23 (mars) > 30 (avril) > 35 (mai) > 22 (juin) > 21 (juillet) > 45 (août) > 28 (septembre) > 39 (octobre) > 10 (novembre) > 3 (décembre) > 9 (janvier) > 39 (février)
  • DCA
    • moyenne 1ere année: 21/mois
    • moyenne 2e année: 37/mois
    • 53 (mars) > 36 (avril) > 36 (mai) > 58 (juin) > 34 (juillet) > 33 (août) > 23 (septembre) > 31 (octobre) > 25 (novembre) > 13 (décembre) > 18 (janvier) > 37 (février)
  • Équipements spéciaux
    • moyenne 1ere année: 19/mois
    • moyenne 2e année: 114/mois
    • 228 (mars) > 148 (avril) > 187 (mai) > 284 (juin) > 249 (juillet) > 280 (août) > 336 (septembre) > 257 (octobre) > 47 (novembre) > 54 (décembre) > 55 (janvier) > 47 (février)
La tendance que j'avais crû percevoir aux mois de novembre, décembre et janvier s'est complètement renversée. Les pertes matérielles sont reparties à la hausse (sauf pour les équipements spéciaux), et les pertes humaines en baisse significative. En particulier, les MLRS dont la baisse des chiffres avait été très notables, ont été détruits en grand nombre selon les chiffres ukrainiens. D'après le site de Ragnar Gudmundsson, les pertes russes pour le mois de février 2025 se chiffrent à 5 801 véhicules (record mensuel, et +25% par rapport au mois précédent) et 35 300 hommes (en baisse de 25% par rapport au mois précédent).
 
Donc soit les chiffres ukrainiens sont complètement fantaisistes, soit il y a eu un renversement de tendance pour une raison que je ne m'explique pas. Dans les deux cas, mon analyse du mois dernier ne tient plus debout.
 
A noter que pour les pertes visuellement confirmées, Oryx ne compte pas plus de pertes russes que d'habitude (403 équipements comptabilisé), par contre les pertes ukrainiennes sont plus élevées que d'habitude (242 équipements comptabilisés).


Un renversement d'alliance ?

Si la situation sur le front n'a guère changé, c'est à l'international que s'est produit ce que je craignais depuis maintenant plusieurs mois: Donald Trump veut abandonner l'Ukraine pour mieux se rapprocher de la Russie. Je le dis depuis novembre: ceux qui s'imaginaient que Donald Trump allait augmenter l'aide à l'Ukraine (pour faire pression sur la Russie) se trompaient totalement. Le mois de février m'a hélas donné raison.
 
D'abord, le secrétaire à la défense américain a exposé le "plan" de Trump pour avoir la "paix":
  • demander énormément de concessions à l'Ukraine
  • ne demander aucune concession à la Russie
  • demander aux Européens de financer le tout
Et ça, c'est ce qui est dit officiellement. Officieusement, ils auraient même menacé les Européens de se retirer totalement d'Europe si ce "plan de paix", qui n'est dans les faits qu'une capitulation de l'Ukraine, n'est pas accepté dans les trois semaines.

Puis le vice-président américain JD Vance a tenu à Munich un discours qui se résume à: il faut laisser des gouvernements pro-russes d'extrême droite s'installer en Europe, la Russie n'est pas un ennemi, etc. Les Américains et les Russes se sont ensuite rencontrés en Arabie Saoudite, où ils ont "négocié" sans les Ukrainiens ni les Européens. Bref, tout ce que les Russes demandaient, Trump & co le leur ont accordé d'avance.

Enfin, il y a eu toute la saga de "l'accord sur les terres rares" qui a fait grand bruit, et qui peut se résumer ainsi: Zelensky était d'accord pour troquer une partie des ressources minérales de l'Ukraine contre une protection future. Donald Trump, lui, voulait ces mêmes ressources en "paiement" de l'aide passée. Au final, après plusieurs rebondissements, cela s'est terminé par l'embuscade de Washington, où Zelensky, venu pour signer l'accord, est tombé dans un piège avec Trump, Vance et compagnie qui ont organisé une séance d'humiliation publique tout en accusant Zelensky.

Il ne faut pas se tromper: toute cette séquence était ce que veut Trump. Trump se contrefiche des intérêts des USA, et encore plus des intérêts européens et ceux de l'Ukraine. Il déteste Zelensky, les lois internationales, la démocratie. Au contraire, il admire Poutine et les régimes autocratiques. Beaucoup en France comme aux USA édulcorent cet aspect idéologique de Trump, le présentant comme quelqu'un de transactionnel et d'imprévisible (ce qui est en partie vrai). Mais il ne faut pas oublier que derrière Trump, il y a de vrais idéologues d'extrême droite qui ont un projet ouvertement fasciste à faire passer (le fameux projet 2025). Les gens se sont rassurés comme ils ont pu en croyant que les quelques "adultes dans la pièces" (Rubio, Waltz, etc) pourraient contrebalancer les fous extrémistes dans le gouvernement américain. On a constaté ce mois-ci qu'il n'en était rien. 
 
En fait, ce que Trump  et autres populistes détruisent, c'est l'idée que, quels que soient les différences politiques, les intérêts nationaux priment sur le plan international. C'est ainsi qu'en France,  malgré les alternances politiques depuis 1945, la politique extérieure est restée plus ou moins la même. Malgré ses critiques de l'Europe et de l'OTAN, De Gaulle n'est pas sorti de ces organisations. Et quand il y a eu la crise des missiles de Cuba, De Gaulle a immédiatement apporté son soutien aux USA. De même, le basculement à gauche, en 1981, n'a pas fait entrer la France dans le pacte de Varsovie. Avec Trump, on sent que les alliances établies depuis des décennies, voire des siècles, ne valent plus rien. Il n'y a plus d'intérêt national, seule compte l'humeur du "grand chef" qui fait ce qui lui plaît et peut faire le contraire trois jours plus tard.
 
Au point que la question n'est plus celle du soutien américain à l'Ukraine, mais de savoir jusqu'où Trump va aider les Russes. Et aussi, comment vont réagir les Européens. Ceux-ci, comme je le dis depuis des mois, sont sidérés par le retour de l'ordure orange et n'ont absolument pas pris les mesures pour diminuer les risques de "lachage" (pour ne pas dire de trahison) qui étaient et sont bien réels. 
 
Alors certes, dans leurs discours, les Européens ont fait front commun contre les mensonges de Trump. Mais dans les faits ? L'Europe, maintenant seule, peut-elle fournir aux Ukrainiens les moyens de continuer à se défendre ?  C'est la question que je posais dans mon bilan du mois de novembre, et qui est d'autant plus d'actualité aujourd'hui.

vendredi 28 février 2025

Estimations des pertes russes et ukrainiennes, fin février 2025

Tous les 6 mois depuis la création de ce blog, je fais une estimation des pertes russes et ukrainiennes en utilisant la même méthodologie. Estimations précédentes:

Une fois de plus, je vais suivre la même méthodologie, en commençant par les pertes matérielles puis les pertes humaines. Toutes les estimations que je donne portent sur la période du 24/02/2022 au 26/02/2025, sauf si une autre période est précisée.

 

Estimation des pertes mensuelles et nombre total de troupes russes en Ukraine (source IISS)



Les pertes matérielles

Comme précédemment, je m'appuie sur toutes les pertes confirmées par le désormais célèbre site Oryx. Ils ont continué leur travail de titan, et il y a actuellement plus de 28 000 pièces d'équipement considérées comme perdues (détruites, endommagées ou capturées) par les belligérants: 20 506 pour les Russes, 7 910 pour les Ukrainiens au 26/02/2025.
 
Si on regarde l'évolution de ces chiffres depuis le début de la guerre,  on voit que le déséquilibre est surtout durant la 1ere année et que ces 6 derniers mois, le rapport de perte tend à être moins favorable à l'Ukraine:
  • février 2022 - février 2023: 9400 pour les Russes, 3000 pour les Ukrainiens
  • février 2022 - août 2023: +2450 pour les Russes, +1250 pour les Ukrainiens 
  • août 2023 - février 2024: +2700 pour les Russes, +1000 pour les Ukrainiens 
  • février 2024 - août 2024: +2950 pour les Russes, +1100 pour les Ukrainiens 
  • août 2024 - février 2025: +2980 pour les Russes, +1550 pour les Ukrainiens  

On en est à un rapport de 2,6:1 en faveur des Ukrainiens en ce qui concerne les pertes matérielles prouvées, en légère baisse depuis les trois précédentes estimations (2,8:1) et en baisse plus marquée à ce qu'il était il y a deux ans (3,1:1). Mais pour estimer le rapport réel, il faut bien entendu estimer quelles sont les pertes réelles (dont les pertes documentées ne sont qu'un sous-total) des deux camps. Comme précédemment, je m'appuie sur l'avis des analystes militaires (par exemple le Colonel Michel Goya) qui pensent qu'il faut multiplier les chiffres des pertes documentées par un facteur compris entre 1,3 et 2 pour obtenir les pertes réelles. Cela donne une fourchette de 26 650 à 41 000 équipements lourds perdus par les Russes, et une fourchette de  10 300 à 15 800 pour les Ukrainiens.

Il y a donc probablement un rapport de 1,7:1 à 4:1 en faveur des Ukrainiens en ce qui concerne les pertes matérielles réelles. Le Colonel Goya estimait (en juillet 2022) que les pertes russes étaient plus documentées que les pertes ukrainiennes (et donc qu'on serait plutôt dans le bas de la fourchette), mais j'ai du mal à croire que c'est encore le cas actuellement, chaque camp publiant un grand nombre de photos/videos.

Pour finir, je rappelle que ce rapport est aussi une première indication en ce qui concerne les pertes humaines; en effet, pour deux armées équipées sensiblement au même niveau, les pertes humaines et matérielles sont peu ou prou proportionnelles, avec quelques écarts possibles.

 

 

Les pertes humaines

Je vais surtout me concentrer sur les estimations du nombre de morts, en utilisant les mêmes méthodes que précédemment (où ces méthodes étaient expliquées).



Première méthode: estimation à partir du nombre d'équipement perdus

En suivant cette méthode (où chaque équipement perdu équivaut à 8 morts), et en utilisant mon estimation des pertes matérielles, j'obtiens:
Pour les Russes: de 213 200 à 328 000 morts
Pour les Ukrainiens: de 82 200 à 126 200 morts



Deuxième méthode: en corrigeant les chiffres donnés par les Ukrainiens

Le ministère de la défense ukrainien publie chaque jour un tableau des pertes russes (matérielles et humaines): 870 700 Russes éliminés (au 26/02/2025). Comme on peut comparer ce qui est déclaré à ce qui est confirmé par Oryx (pour les pertes matérielles), cela donne une estimation de la fiabilité de ces chiffres. Oryx confirme actuellement environ 20% des pertes russes déclarées par le ministère de la défense ukrainien. Il y a 6 mois, ce pourcentage était de 21%; 27% il y a un an; il y a 18 mois, de 35%, et il y a deux ans, 45%. 

L'écart continue de se creuser donc entre les deux chiffres, et cela peut s'expliquer de deux manières:

  • soit c'est parce que les Ukrainiens gonflent leurs chiffres dans un but de propagande, par exemple pour compenser leurs difficultés dans le Donbas. Ce serait donc les Ukrainiens qui seraient moins fiables
  • soit c'est parce que proportionnellement moins de vidéo sortent, le caractère répétitif des combats fait que l'intérêt est moindre qu'au début de la guerre. Ce serait donc Oryx qui serait moins fiable

De plus, cette baisse peut aussi s'expliquer parce que l'armée Ukrainienne vise spécifiquement l'artillerie russe (qui a un taux de confirmation plus faible que les blindés). A noter que, pour l'artillerie, Oryx recense environ 1200 pièces perdues par les Russes alors que plus de 9 000 pièces (majoritairement de l'artillerie tractée) ont été retirées des stocks russes. Il est donc probable que, au moins pour les pièces tractées, les pertes recensées par Oryx ne représentent qu'une faible partie des pertes réelles. 

Une autre raison de cet écart est que les Russes emploient de plus en plus de véhicules civils pour leur logistique ; or, Oryx ne les comptent pas. Comme ces 38700 véhicules représentent 40% des pertes annoncées par les Ukrainiens, et que Oryx n'en confirme que 3 700, cela explique aussi l'écart entre les différents chiffres.

Je pense donc que c'est d'avantage un manque de documentation qu'une baisse de fiabilité des chiffres ukrainiens qui explique cet écart. Mais comme je ne peux pas le prouver formellement, je vais faire les calculs en utilisant ce taux de 20%, même si cela conduit à une petite sous-estimation des pertes russes.

L'inverse de 20%, c'est 5; autrement dit, les pertes annoncées par les ukrainiens sont, en moyenne, 5 fois plus élevées que les chiffres Oryx.  Donc, comme les pertes matérielles réelles (équipement) sont de 1,3 à 2 fois celles observées, il suffit de multiplier les chiffres donnés par le ministère ukrainien par 1,3/5 et 2/5 pour avoir les bornes inférieures et supérieures des pertes réelles. En supposant que le même facteur correctif peut être appliqué aux pertes humaines, on obtient:


Pour les Russes: de 226 400 à 348 300 morts
Pour les Ukrainiens: cette méthode ne peut pas être employée.


Méthode 2 bis: on peut aussi choisir un intervalle plus grand en estimant les pertes réelles entre le pourcentage de pertes confirmées (20%) et 100% du total annoncé par les Ukrainiens. Ce qui donne des pertes russes comprises entre 174 140 et 870 700 morts.
 
NB: on lit souvent, dans les journaux, que le chiffre indiqué dans les bilans quotidiens des pertes russes couvrent les morts et blessés, et non juste les morts. Il est vrai que la formulation ("eliminated personnel" en anglais) est ambiguë mais:
  • lors des premiers bilans, en 2022, ce chiffre était bien présenté comme le nombre de russes morts. Pas "tués et blessés".
  • ce n'est que lorsque le chiffre a dépassé les 200 000 (au printemps 2023) que les gens ont commencé à le présenter comme étant le total "tués et blessés"
  • j'ai déjà argumenté plusieurs fois pour dire que les chiffres indiqués par les Ukrainiens sont certainement surestimés, mais pas tant que ça, et qu'il faut retirer entre 1/3 et 1/2 pour avoir une estimation plus "correcte". Donc si le chiffre actuel de 870 700 représente le total "morts+blessés", cela signifierait que l'estimation correcte serait de 400 à 500 000 morts et blessés, autrement dit de 80 à 160 000 morts. Or, ces chiffres sont très inférieurs aux autres estimations (qui vont de 700 000 à 900 000 tués et blessés, au minimum), et donc probablement faux.
  • Est-ce que je crois qu'il y a 870 700 morts russes ? Non (cf la conclusion, plus bas). Par contre, le chiffre de 400 à 500 000 morts est une limite raisonnable du nombre maximal  de Russes tués.
 
 

Troisième méthode: évaluation à partir du nombre de Russes recrutés pour faire la guerre

Dans mes deux premières estimations, j'avais utilisé les chiffres de la prétendue "république populaire de Donetsk" (DNR), qui publiait jusqu'à début décembre 2022 des tableaux détaillés de ses pertes, et donnait le chiffre de presque 4000 morts. On pouvait en déduire une estimation des pertes russes totales à cette date (environ 80 000 morts). Cependant, comme le décompte s'est arrêté il y a maintenant plus de 2 ans, je ne pense pas que ça a grand sens d'extrapoler pour essayer d'en déduire les pertes actuelle. J'abandonne donc cette méthode. 
 
Je la remplace  par une autre méthode (assez peu fiable) elle aussi basée sur les déclarations russes. A l'heure actuelle, la Russie a envoyé en Ukraine environ 1,35 million d'hommes:
  • invasion initiale février 2022: ~ 180k 
  • renforts printemps/été 2022 (3e corps, BARS): > 30k
  • prisonniers recrutés par Wagner sept/oct 2022: > 50k
  • mobilisation "partielle" septembre 2022: 300k (*)
  • "engagés volontaires" durant l'année 2023: 340k(**) - 490k (*)
  • "engagés volontaires" durant l'année 2024: 360k(**) - 410k (*)
  • "engagés volontaires" durant l'année 2025: 60k(**)

(*) selon les chiffres russes, donc sujet à caution.

(**) le ministère de la défense britannique, et les services de renseignement ukrainiens, estiment tous deux que la Russie recrute environ 30 000 hommes/mois dans son armée. Il est possible que ce chiffre soit un peu plus bas fin 2024-début 2025.

Or, les estimations récentes montrent que seuls 600 000 soldats russes sont en Ukraine (j'étais arrivé au chiffre de 450 à 500 000 en avril 2024). Où sont donc passé les (1 320 000 à 1 520 000) - 600 000 = 720 000 à 920 000 soldats russes qui ne sont plus en Ukraine ? Probablement morts ou blessés. Si on estime qu'il y a un rapport de 2 à 4 blessés pour 1 mort, cela donnerait une estimation comprise entre 140 000 et 300 000 morts russes. La méthode est relativement peu fiable, mais on retrouve le même ordre de grandeur que les autres estimations. NB: Perun a utilisé une méthode similaire dans sa vidéo sur les pertes russes. Il arrive à des estimations comprises entre 700 000 et 900 000 blessés et tués côté russe.




Quatrième méthode: évaluation à partir du nombre d'officiers russes tués

Autre méthode employée par Xavier Tytelman. Utiliser le nombre d'officiers russes dont la mort en Ukraine a été confirmée (5600). Doubler ce nombre (pour considérer tous ceux dont la mort n'a pas été confirmée). Multiplier ensuite par 30 (d'après Tytelman, même s'il fait une confusion entre "pertes" et "morts" dans son analyse); on obtient alors 336 000 morts russes.
 
Petite note sur le nombre d'officiers russes tués:
  • fin février 2023, il y avait 2000 cas documentés, soit 1000 / 6 mois
  • fin aout 2023, 2700 (+700)
  • fin février 2024, 3600 (+900)
  • fin aout 2024, 4600 (+1000)
  • fin février 2025, 5600 (+1000)

Au début de la guerre, il y a eu beaucoup d'officiers tués; d'une part à cause de la confusion et des lignes de ravitaillement trop longues lors de l'offensive sur Kyiv; d'autre part car le ratio officier/non officiers était bien plus élevé dans l'armée russe "de métier" et que ceux-ci étaient plus en avant dans les grandes offensives mécanisées. Avec la mobilisation de septembre 2022, les officiers ont eu tendance à plus laisser les simples soldats combattre en première ligne, et le nombre d'officiers tués a chuté. Puis,  avec l'intensification des combats, le chiffre est reparti à la hausse, ce qui témoigne de l'augmentation des pertes russes au cours du temps.

 
 
Cinquième méthode: se fier aux estimations faites par les services de renseignement/media

Les estimations des pertes humaines par les services de renseignement occidentaux se font de plus en plus rares dans les média. Cependant, divers journaux  (et responsables politiques) ont pris le relais.

Le 17 septembre 2024, le Wall Street Journal estimait qu'il y a jusqu'à 200 000 morts russes (et 400 000 blessés). Un chiffre proche de mon estimation d'août 2024.

Le 7 décembre 2024, Lyod Austin déclare que les Russes ont subit 700 000 morts et blessés.

L'IISS estime que, début 2025, il y avait au moins 172 000 morts et 611 000 blessés dans l'armée russe. 

Le 24 janvier 2025, mediazona/BBC Russian estime qu'entre 138 500 et 200 000 Russes avaient été tués (et entre 415 000 et 600 000 blessés); plus de 90 000 morts sont confirmés nominativement. NB: ces chiffrent n'incluent que les morts de nationalité russe, pas l'ensemble des pertes de l'armée russe. Celles-ci sont, toujours selon la même estimation, comprises entre 159 500 et 223 500 morts.

De même, le canal Telegram Gyorushko, qui compte les morts russes  confirmés, a franchi le cap des 100 000 morts russes confirmés le 24 février 2025.

En février 2025, Zelensky a déclaré qu'il y avait 350 000 morts russes et 50-70 000 disparus.


En ce qui concerne les pertes ukrainiennes, il y a peu d'estimations publiées. Le 16 février 2025, le président Zelensky a indiqué que plus de 46 000 soldats ukrainiens sont morts depuis 2022. Un chiffre probablement sous-estimé. Le 17 septembre 2024, le Wall Street Journal estimait qu'il y a 80 000 morts ukrainiens (et 400 000 blessés), un chiffre proche de mon estimation d'août 2024. Le 26 novembre 2024, The Economist estimait ce chiffre entre 60 000 et 100 000 morts ukrainiens.

Le site UALosses.org compte 65 500 soldats ukrainiens morts.  C'est un site dont les auteurs restent anonymes, mais leurs données ont été vérifiées sur un échantillon aléatoire et le résultat est que cette base de donnée est globalement fiable (discuté dans cet article). En particulier, cette discussion a établi qu'un ukrainien mort avait 75% de chance d’apparaître dans la base de donnée UALosses. A partir de là, on peut estimer que les 65 500 morts répertoriés représentent 75% des morts ukrainiens, et on peut donc extrapoler les pertes ukrainiennes à environ 87 300 morts.



On voit que, de manière générale, ces estimations sont relativement basses, bien plus faibles que celles obtenues par les méthodes précédentes. Or, certaines de ces estimations (notamment celles faites par Mediazona, Meduza, BBC Russia et celles extrapolées à partir de UAlosses.org) reposent sur une méthodologie qui semble solide, bien plus solide que les calculs que j'ai fait plus haut. Cependant, j'ai déjà discuté de ce qui pose problème dans leur méthodologie et émis certaines réserves. Il est notable qu'ils réévaluent à chaque fois les morts russes de manière assez significative, à chaque nouvelle estimation:

  • 1re estimation: 47 000 (jusqu'à mai 2023) soit une moyenne de 3 100 morts/mois
  • 2e estimation: 75 000 (jusqu'à décembre 2023) soit une moyenne de 3 750 morts/mois
  • 3e estimation: 120 000 (jusqu'à juin 2024) soit une moyenne de 4 280 morts/mois
  • 4e estimation: 138 500 à 200 000 (jusqu'en janvier 2025) soit une moyenne de 3900 à 5700 morts/mois

Une partie de cette augmentation est due à l'augmentation du nombre de morts russes, une autre vient qu'ils complètent leur données et révisent leur méthodologie. Il ne serait pas surprenant que le chiffre qu'ils annoncent est encore un peu trop bas. D'autant plus qu'ils ne comptent pas les morts "non russes" (DPR/LPR/étrangers, etc) qui apparaissent nécessairement en utilisant les autres méthodes discutées plus haut. Ces pourquoi mes estimations sont plus élevées que celles de ces journaux.



Conclusion: plus d'1 million de morts et blessés

Bien que ne coïncidant qu'imparfaitement entre elles, ces différentes estimations donnent un ordre de grandeur des pertes matérielles et humaines: environ 230 000 morts côté russe, environ 100 000 morts côté ukrainien.


En terme de vraisemblance, je dirais qu'à l'heure actuelle (fin février 2025):

Intervalles probables (indice de confiance > 60%)
- les Russes comptent probablement de 180 000 à 290 000 morts
- les Ukrainiens comptent probablement de 90 000 à 110 000 morts


Intervalles très probables (indice de confiance > 95%)
- les Russes comptent très probablement de 130 000 à 360 000 morts
- les Ukrainiens comptent très probablement de 75 000 à 125 000 morts

NB: on ne parle là que des pertes militaires. Côté ukrainien, il faut aussi rajouter les pertes civiles, très importantes. Par exemple, il pourrait y avoir eu 100 000 morts rien qu'à Marioupol.


Comme je l'ai dit et répété lors des estimations précédentes,  il faut prendre ces chiffres comme un ordre de grandeur plus qu'un chiffre exact. Il y a une grande incertitude, en particulier sur les pertes russes. Les chiffres communiqués par les Ukrainiens ces 12 derniers mois se sont envolés, avec  427 000 pertes humaines russes durant l'année 2024 selon le général Sirksy. Les autres indicateurs sont également en hausse, mais plus faiblement. L'explication la plus probable est que les Ukrainiens surestiment largement les pertes russes, mais il ne faut pas écarter l'hypothèse que les pertes russes sont réellement catastrophiques et qu'elles sont juste pas documentées. C'est la raison pour laquelle l'intervalle que je donne n'est pas symétrique mais prend en compte cette dernière hypothèse (avec une probabilité faible)

Lors de ma précédente estimation, j'avais indiqué qu'il y avait probablement 1 million de morts et blessés, un chiffre double de ce qu'indiquait Wikipedia à l'époque. Depuis, plusieurs autres estimations sont arrivées elles aussi à ce chiffre symbolique, et on est probablement entre 1 et 1,5 million de morts et blessés, tous camps confondus, pour cette guerre inutile qui pourrait s'arrêter à tout moment, dès que la Russie renonce à envahir l'Ukraine et retire ses troupes. Chaque jour qui passe, chaque mort et blessé supplémentaire est une tragédie dont la responsabilité incombe totalement à Vladimir Poutine et à tous ceux qui, en Russie comme ailleurs, le soutiennent et lui permettent de continuer à commettre ses crimes.

 

mercredi 26 février 2025

Deux ans

Aujourd'hui, ce blog a deux ans. Je l'avais créé au bout d'un an de l'invasion à grande échelle de l'Ukraine par la Russie, ce qui fait que cette guerre entre dans sa quatrième année. Ou plutôt, dans sa douzième année, puisqu'elle a réellement commencé en 2014.

Et au cours de l'année écoulée, la situation en Ukraine n'a guère changé, du moins sur le front. La Russie continue de grignoter les défenses ukrainiennes, au prix de pertes considérables mais que Poutine juge acceptables. L'Ukraine continue de souffrir le martyre, tout en essayant de rendre coup pour coup.

En revanche, sur le plan diplomatique, l'arrivée à la maison blanche de l'ordure orange et de sa bande de techno-fascistes détruit ce qui tenait lieu d'équilibre géopolitique. L'aide américaine, qui depuis l'automne 2022 est toujours "trop peu et trop tard", peut très bien s'arrêter du jour au lendemain si Trump le décide. D'ailleurs, il l'a déjà plus ou moins décidé. Pour le moment, l'aide voté par Biden continue d'arriver, mais Trump ne compte absolument pas l'augmenter, et peut bloquer les crédits déjà votés à tout moment.

On parle beaucoup de "négociations" (enfin, connaissant Trump et Poutine, ce ne sont pas des négociations mais de l'intimidation afin de dépecer l'Ukraine) mais il semble que les média ont définitivement renoncé à faire preuve d'une quelconque pédagogie sur cette guerre et se contentent de reprendre en cœur la petite musique du Kremlin / de Trump (ce qui revient au même), à de rares exceptions près.

Toujours est-il qu'en deux ans, j'ai écrit 82 billets sur ce blog "Liens et analyses pour comprendre la guerre en Ukraine", donc près d'un billet par semaine:

  • 18 billets dans la catégorie "Liens" (c'est à dire des billets qui sont essentiellement des collections de liens hypertexte, sans analyse)
  • 53 billets dans la catégorie "Analyse"
  • 11 billets "autre" principalement des critiques d'articles parus ailleurs

 

D'après les statistiques fournies par la plateforme Blogger,  au total il y a eu seulement un peu plus de 22 000 vues et 66 commentaires, ce qui en fait un blog à l'audience très confidentielle. Un tiers de ces vues viennent des visiteurs du blog de Michel Goya "La voie de l'épée", ce qui n'est pas surprenant vu que j'ai créé ce blog principalement pour contourner les restrictions imposées aux commentaires du blog de Michel Goya (longueur, nombre de liens, etc). 60% des vues sont classées comme venant d'autres sites, ce qui est surprenant car je n'ai posté de liens vers ce blog que sur l'espace de commentaires de "La voie de l'épée" et sur quelques autres sites (Militaryland, Arret sur image). Je soupçonne qu'au moins une partie de ces vues "autres" sont en fait des robots qui parcourent toutes les pages Blogger. Ou alors, il s'agit d'une erreur de classification.

Autre statistiques intéressante: si on regarde d'où viennent ces vues, on trouve une très large majorité (13 100) viennent de France, mais les deux pays suivants sont plus surprenant: il s'agit de la Russie (1 420 vues) et des USA (1 310 vues). Autres pays notables et quelque peu surprenants: Allemagne (796), Honk-Kong (743) et Singapour (465). L'Ukraine ne cumule que 161 vues. Je ne sais pas quelle conclusion if faut tirer de ces données géographiques.


Merci à tous les lecteurs. Ce blog continue, et, hélas, la guerre continue aussi.

jeudi 13 février 2025

Ce que les Européens devraient répondre à Trump

Mercredi, à Bruxelles, le secrétaire à la défense Pete Hegseth a dévoilé le fameux "plan de paix" de l'ordure orange: en gros, il donne tout à Poutine et demande aux Européens de payer les pots cassés:

  • aucune concession demandée à Poutine
  • l'Ukraine doit renoncer à récupérer les territoires occupés illégalement par la Russie
  • aucune garantie de sécurité (de la part des USA) pour l'Ukraine, ni entrée dans l'OTAN
  • les Européens doivent payer les réparations ET envoyer des troupes pour garantir "l'accord de paix" sans participation américaine
  • l'Ukraine doit organiser des élections (pour virer Zelensky et mettre un pro-russe à la place ?)

Ce plan, qui n'est rien de moins qu'une capitulation de l'Ukraine, pourrait coûter 3 000 milliards aux Européens. Les Européens ont vaguement protesté mais n'ont pas saisi l'occasion de contrer verbalement Pete Hegseth.


Voici ce qu'ils auraient pu répondre à Pete Hegseth:

"Vous avez raison de dire qu'il est irréaliste de revenir aux frontières de 2014 par la force militaire, cet objectif sera atteint par la négociation. La Russie est faible, et se ruine dans cette guerre. Nul doute qu'un négociateur aussi talentueux que le Président Trump obtiendra facilement le retrait total des forces russes. Sinon, c'est lui qui sera considéré comme faible."

ou encore: 

"Si les USA ne veulent pas participer militairement aux efforts pour maintenir la paix en Ukraine, alors ils doivent y contribuer financièrement, à la hauteur de 100 milliards par an. Après tout, il est hors de question que les USA bénéficient de la paix financée par les dépenses militaires de l'Union Européenne sans en payer leur juste part."




jeudi 6 février 2025

Les défaillances du commandement ukrainien (3)

Après avoir analysé les raisons de la diversité des brigades ukrainiennes dans la première partie de cette analyse,  et les problèmes de la structure de commandement dans la seconde partie, je vais me pencher sur certaines brigades qui ont hélas beaucoup fait parlé d'elles ces derniers temps, et pas en bien: les 10 brigades d'infanterie mécanisées numérotées de 150 à 159, dont fait partie la 155e brigade "Anne de Kiev" équipée et entraînée par la France. Pour cela, je vais beaucoup m'appuyer sur les informations du site Militaryland.net, qui est une référence en ce qui concerne les unités de l'armée ukrainienne.

 

Un canon CAESAR de la 155e brigade "Anne de Kiev"



Une création chaotique

C'est en octobre 2023 que fut annoncé la création de 5 de ces brigades (150e à 154e), mais il n'y a plus eu guère de nouvelles pendant des mois. Puis, en mai 2024, le haut commandement annonça la création de 10 nouvelles brigades; si leur numéro n'a pas alors été révélé, il est très probable qu'il parlait des 5 brigades (mécanisées) précédentes plus celles numérotée 155 à 159, qui furent elles annoncées comme des brigades d'infanterie (non mécanisées).

Dès la phase de formation, il y a eu des problèmes avec cette série de brigade. D'abord, le manque de matériel, y compris de blindés, a fait que la 153e brigade, annoncée comme mécanisée, fut transformée en brigade d'infanterie simple. La 152e est devenue une unité de chasseurs (jäger), quoi que cela ne fait pas grand sens car les brigades de chasseurs sont elles aussi équipées en blindés (mais pas de tanks). Il faut se souvenir que c'était l'époque où l'aide américaine était bloquée au congrès. 

Puis, avec le déblocage de cette aide et un abaissement de l'âge de la conscription, il semblerait que l'armée ukrainienne a enfin eu les ressources nécessaires (tant en hommes qu'en matériel) pour créer ces 10 brigades, puis les équiper pour transformer les brigades 155 à 159 en brigades mécanisées. En particulier, une de ces 10 brigades semblait particulièrement prometteuse: la 155e brigade mécanisée, équipée et entraînée par la France.


La fameuse brigade  "Anne de Kiev"

La création de la 155e brigade a été annoncée en mai 2024, et son emblème dévoilé dans la foulée. Quelques semaines plus tard, Emmanuel Macron annonce que la France formera et équipera une brigade ukrainienne, tenant ainsi la promesse qu'il avait faite un an plus tôt. On apprendra plus tard qu'il s'agit de la 155e brigade. En octobre 2024, Emmanuel Macron visite cette brigade alors à l'entraînement dans l'est de la France. 

Outre le matériel français (128 VAB, 18 AMX-10-RC et 18 canons CAESAR), cette brigade devait recevoir un bataillon de chars Leopards 2A4, ce qui faisait de cette brigade une des mieux équipées de l'armée ukrainienne. De plus, le fait qu'elle soit équipée de manière homogène simplifie sa logistique, et son entraînement au niveau "brigade" était quelque chose que les Occidentaux n'avaient pas vraiment mis en place auparavant (se contenant souvent d'entraîner des bataillons indépendamment). La devise de cette brigade "On ne passe pas", faisant explicitement référence à Verdun, sonnait comme une promesse de ses capacités à résister aux assauts russes. La 155e brigade mécanisée rentre en Ukraine mi-novembre 2024.

Pourtant, en décembre 2024, peu de temps après que cette brigade a été déployée dans l'est de l'Ukraine, son commandant est brutalement remplacé. Le 7 décembre, la députée ukrainienne Maryana Benzuhla, connue pour ses indiscrétions sur les questions militaires, affirme que la 155e brigade est une "brigade zombie", qu'une partie de ses troupes a été envoyées à d'autres brigades et/ou a reçu d'autres équipement que ceux pour lesquels ils ont été entraînés.

Puis un article du journaliste ukrainien Iouri Butusov, rédacteur en chef du site censor.net,  donne plus de détails et surtout, rapporte un nombre très élevé (1700) de désertions dans cette brigade, avant même que celle-ci ne soit déployée sur le front. Il évoque aussi des pertes de chars Leopards 2A4, et le fait que la brigade n'a reçu ni drones, ni équipement de guerre électroniques, deux choses pourtant cruciales dans ce conflit.

De fait, la création de cette brigade a été extrêmement chaotique. En juillet, environ 2500 hommes de cette brigades ont été réaffecté à d'autres brigades. Environ 900 hommes désertent avant que la brigade ne soit envoyée pour s'entraîner en France. 55 soldats de plus désertent en France. Le reste, à leur retour en Ukraine. Le haut commandement ukrainien tient le commandant de la brigade pour responsable de ces désertions, d'où son remplacement brutal début décembre. 
 
Mais, quelles que soient les défauts et/ou les qualités de cet officier, les circonstances de la formation de cette brigade ne pouvaient pas donner de bons résultats. En effet, pour former une nouvelle brigade, il faut un "noyau" de vétérans, capable d'aider les nouvelles recrues et de les encadrer. Or, la 155e a été constituée presque exclusivement de nouveaux mobilisés. Les officiers n'avaient pas plus d'expérience de combat. Le fait que la brigade a été vidée de la moitié de ses effectifs en juillet avant d'être re-remplie par des nouveaux venus n'a pas amélioré les choses. De plus, l'entraînement en France, assez court (moins de 3 mois) supposait sans doute que les recrues avaient au minimum les bases, ce qui ne semble pas avoir été le cas. 
 
Formée n'importe comment, mal encadrée, mal commandée, rien n'allait. Au lieu d'avoir une brigade d'élite, comme ça aurait pu être le cas si cette brigade avait été formée à partir d'un noyau de vétérans et bien encadrée, les Ukrainiens n'ont eu qu'une unité faible et peu efficace, qui a dû essuyer son "baptème du feu" sur un des secteurs les plus difficiles pour les Ukrainiens: Pokrovsk. L'histoire de cette brigade est à la fois une tragédie et un exemple de ce qu'il ne fallait pas faire.

Hélas, cette brigade n'est pas la seule de cette série a avoir connu de graves problèmes.


Les autres brigades "150"

Des informations ont également circulé sur les autres brigades de cette série, que je nomme collectivement les brigades "150".

La 150e a été déployée à Toretsk en juillet 2024. Il semble qu'ils ont subi de nombreuses pertes, au point que la brigade a dû être retirée du front, transférée au corps des Marines et réorganisée en brigade de défense côtière (l'équivalent des brigades de défense territoriales).

La 151e a été déployée dans le secteur de Pokrovsk-Avdiivka en juillet 2024. Il semble qu'ils manquaient de matériel de base, au point qu'un commentateur/analyste de ce conflit (Tom Cooper / Sarcastosaurus) a créé une collecte pour équiper en toute urgence cette unité en SUV suite à l'appel à l'aide d'une femme de soldat mobilisé.

La 152e est commandée par des officiers qui étaient en charges des centres de recrutements régionaux - Avant que Zelensky ne les virent tous à l'été 2023. Leurs performances au niveau de cette brigade ont été mauvaises, comme l'ont révélé des sources internes, et par conséquent cette brigade a subi de nombreuses pertes.

Je n'ai pas trouvé d'informations particulières sur les 153e et 154e brigades, et j'ai parlé de la 155e plus haut. La 156e n'est pas déployée sur le front, mais des problèmes ont forcé l'état-major général à ouvrir une enquête sur cette brigade. Les 158e et 159e seraient toujours à l’entraînement

Quant à la 157e, elle aussi a subi de grosses pertes suite à son déploiement vers Pokrovsk, pour les mêmes raisons que la 152e et la 155e.

A chaque fois, c'est la même histoire: ce sont toutes des unités formées uniquement par les soldats les plus récemment mobilisées (sans cadres plus expérimentés), commandées par des officiers peu habitués aux combats et parfois très mauvais, dont les soldats sont régulièrement "pris" par d'autres brigades puis remplacés par de nouveaux conscrits, et qui sont finalement déployées dans le secteur le plus dur du front (Pokrovsk) où elles subissent des pertes importantes.



Fallait-il créer ces brigades ?

Suite aux révélations sur l'état de ces brigades et des pertes qu'elles ont subies, de nombreuses voix se sont élevées pour critiquer l'existence même de ces brigades. En effet, il semble que les moyens (en hommes et en matériel) investis dans ces brigades aurait bien mieux été utilisés dans les brigades existantes, et qui bien souvent en manquent. Le haut-commandement ukrainien défend la création de ces nouvelles brigades en invoquant le besoin de faire des rotations aux brigades existantes et qui sont sur le front depuis trop longtemps. Qui a raison ?

Tout d'abord, il est vrai que l'armée ukrainienne a besoin de plus de brigades (ou d'autres unités de mêlée), en particulier pour faire ces rotations. Et donc que créer une dizaine de brigades supplémentaires n'est pas absurde car les Russes sont bien plus nombreux sur le front en 2025 qu'ils ne l'étaient en 2022 et 2023. Ce qui est absurde, en revanche, c'est de créer de nouvelles brigades alors que les anciennes on cruellement besoin d'hommes et de matériel pour maintenir leurs forces. Et surtout de créer ces nouvelles brigades sans avoir les officiers pour les encadrer alors que l'encadrement existe dans les brigades existantes. Pourquoi les Ukrainiens ont-ils donc pris cette décision absurde ?

Notons tout d'abord que les 5 premières ont été créées en octobre 2023. A l'époque, les Russes venaient tout juste de commencer leur offensive sur Avdiivka (et avaient des pertes considérables), la "grande contre-offensive ukrainienne" s'éteignait à petit feu et on pouvait alors penser que, après un hiver qu'ils passeraient sur la défensive, les Ukrainiens reprendraient leur offensive au printemps ou à l'été 2024, et donc créer des brigades supplémentaires était certes optimiste, mais très logique. Idem pour la création des 5 suivantes en mai 2024: les USA venaient tout juste de voter leur plus grosse aide à l'Ukraine, la loi sur la mobilisation était passée au parlement ukrainien, on pouvait donc espérer un afflux d'hommes et de matériel, qui ne s'est hélas pas matérialisé ensuite.

De plus, Zelensky a laissé entendre que la création de nouvelles brigades étaient un moyen de solliciter plus d'aide de la part des Occidentaux. Il est difficile de savoir si c'est vrai ou non. Mais, en faisant l'hypothèse que ce soit le cas, les Ukrainiens ont peut-être simplement créer ces brigades comme des "centres d'entraînement attirant l'aide des occidentaux" et non comme de vraies unités. Le fait que, à plusieurs reprises, ces brigades "150"  ont été réaffectées à d'autres brigades va dans ce sens. 

Si cette hypothèse est vraie, l'erreur du haut commandement ne serait donc pas tant d'avoir créé ces brigades, mais de les avoir déployées sur le champ de bataille, qui plus est dans le secteur de Pokrovsk. Et peut-être qu'ils n'ont pris cette décision que dans l'urgence, n'ayant rien d'autre à envoyer pour renforcer ce front. Toujours en supposant cette hypothèse vraie, une autre erreur aurait été de ne pas avoir fait de la 155e une "vraie" brigade: l'entraînement et le matériel donné par la France auraient pu en faire une brigade efficace et cohérente, l'Ukraine aurait dû profiter de cette opportunité pour envoyer une bonne brigade (mais usée par les combats) se rééquiper et réentrainer en France, plutôt que de tout gâcher en n'y envoyant que des conscrits sans expérience.

Quoi qu'il en soit, le fiasco de ces brigades "150" pose beaucoup de questions sur l'état de l'armée ukrainienne et sur son commandement. Tout d'abord, il faut noter qu'en 2022 et 2023, l'Ukraine était passé d'environ 30 brigades de mêlée (avant l'invasion) à plus d'une centaine. Et que ces ~70 nouvelles brigades, qui sont certes de qualité variable,  ne sont pas mauvaises en moyenne (même s'il y a parmi elles des brigades de défense territoriale peu équipées). En 2024, seules 10 brigades ont été créées, et sont dans un état lamentable. 

Pourquoi ce qui fonctionnait en 2022 et 2023 ne fonctionne plus en 2024  et 2025 ? Est-ce parce que les conscrits de 2024 ne seraient pas aussi bons que les volontaires de 2022 ? Parce que le commandant-en-chef a changé en février 2024 ? Parce que Zelensky imposerait des décisions absurdes ? C'est ce que nous verrons dans la quatrième (et dernière) partie de cette analyse.

Liens en vrac, 14/03/2025

Nouvelle fournée des liens intéressants que j'ai pu trouver depuis la dernière fois .   Analyses Bombardiers de nuit ukrainiens Une erre...