Dans mon dernier "Liens en vrac", je mentionne la série de fils twitter du média en ligne Atum Mundi (l'auteur de cette série étant Julien Lazzarotto). Je disais que ces analyses sont un peu simplistes (voire probablement fausses sur certains détails).
En particulier, dans sa dernière analyse qui porte sur "la crise stratégique ukrainienne", le média en ligne Atum Mundi affirme ceci:
"Pour notre part, nous pensons que les pertes humaines russes et ukrainiennes sont en réalité très similaires (de l’ordre de 1 pour 1.5 en faveur de l’Ukraine). Nous ne voyons pas d’autres explications au fait que les Russes sont à l’offensive depuis près de deux ans désormais…"
NB: ce passage apparaît dans le fil twitter, mais pas dans l'article original. La critique que je vais en faire s'applique cependant en grande partie aux deux.
Le nombre de morts
Pour justifier ce rapport, Atum Mundi cite deux bases de données pour les pertes russes (mediazona) et ukrainiennes (ualosses.org). J'utilise ces mêmes bases de données quand je fais, tous les 6 mois, mes propres estimations (cf la dernière en date). En effet, mediazona/BBC Russia (qui co-publient ces chiffres sur les pertes russes) se basent sur des données relativement fiables, et leur méthodologie semble solide. Du moins, en apparence. J'ai expliqué, dès août 2023, pourquoi leur méthodologie conduisait probablement à une sous-estimation des pertes russes. D'ailleurs, le temps m'a ensuite donné raison, et Mediazona/BBC Russia révisent leur méthodologie à chaque nouvelle estimation (et c'est tout à leur honneur), ce qui les amène à chaque fois à estimer à la hausse les pertes mensuelles russes:
- 1re estimation: 47 000 (jusqu'à mai 2023) soit une moyenne de 3 100 morts/mois
- 2e estimation: 75 000 (jusqu'à décembre 2023) soit une moyenne de 3 750 morts/mois
- 3e estimation: 120 000 (jusqu'à juin 2024) soit une moyenne de 4 280 morts/mois
- 4e estimation: 138 500 à 200 000 (jusqu'en janvier 2025) soit une moyenne de 3900 à 5700 morts/mois
Contrairement à Julien Lazzarotto, je ne me contente pas de ces deux sources, ce qui m'amène à une conclusion quelque peu différente de celle d'Atum Mundi. En effet, j'estime que, fin février 2025, il y a environ 230 000 morts côté russe, environ 100 000 morts côté ukrainien. NB: je précise bien que c'est juste un ordre de grandeur, et je donne ensuite des intervalles (avec une confiance plus ou moins élevée) pour ces pertes, cf le billet complet. Même avec ces caveat, il est raisonnable de penser que le rapport de pertes est probablement de l'ordre de 2:1, voire même peut-être 2,5:1 (en étant un peu optimiste), en faveur des Ukrainiens.
Les portés disparus
Mais, plus qu'une querelle de chiffres, c'est un problème de méthodologie qui me chagrine. Pour chiffrer les pertes ukrainiennes, comme je l'ai dit, ils s'appuient uniquement sur le site ualosses.org:
Dans le cas ukrainien, le site ualosses.org, qui répertorie les nécrologies ainsi que les avis de disparition des militaires de Kiev, recensait début juin 2025 les noms de 142 000 tués et disparus. Cette dernière précision (« et disparu ») est d’ailleurs importante à relever, car depuis début 2024, l’armée ukrainienne semble avoir drastiquement réduit le nombre de soldats qui voient leur statut de « tués » être reconnu officiellement par l’armée
Or ce site est anonyme. Ses informations sont-elles fiables ? Pour le nombre de morts, il semble que oui. Mediazona rapporte que, en se basant sur un échantillon de 400 soldats identifiés comme morts sur le site, 95% de ceux-ci étaient effectivement morts. Ils avaient aussi estimé (toujours en prenant un échantillon aléatoire) que ualosses.org répertorie environ 75% des morts ukrainiens. En revanche, il n'y a eu, à ma connaissance, aucune vérification sur les personnes indiquées comme étant "portées disparues". Et donc, rien ne garantit que ces chiffres (sur les portés disparus) sont aussi fiables que ceux sur le nombre de morts.
Cette précision est importante, car la phrase de Julien Lazzarotto n'est pas tout à fait vraie. Il serait plus juste d'écrire que, d'après les statistiques de ualosses.org et à partir de février 2024:
- le nombre de morts ukrainiens est légèrement en baisse
- le nombre de portés disparus augmente radicalement
Alors, il est possible que, comme l'affirme Atum Mundi, les pertes ukrainiennes ont beaucoup augmenté et que l'état major essaie de cacher ça en les faisant passer pour des "portés disparus" (ce d'autant plus que cette date correspond à l'arrivée du général Sirksy au poste de commandant en chef). Tout comme il est possible que, à partir de cette date, ualosses.org se trompe (ou mente délibérément) et exagère le nombre de portés disparus. Atum Mundi, qui disent faire du journalisme, devrait au minimum prendre certaines précautions avant de baser tout leur raisonnement sur les chiffres (non vérifiés) d'une source unique et anonyme.
Des pertes russes deux fois plus importantes
Et même en admettant que les pertes ukrainiennes seraient aussi importantes que ce que dit Atum Mundi, ils sont ensuite très légers sur la suite de leur raisonnement.
Nous n’avons pas abordé ici les pertes russes, mais sauf à croire que ces derniers aient subi (minimum) 400 000 morts, 100 000 amputés et 700 000 blessés (plus 8000 déserteurs par mois)
La formule employée ici indique clairement que Julien Lazzarotto croit que les pertes russes sont bien inférieures. Or, il est probable que les pertes russes soient effectivement de cet ordre de grandeur. Selon le CSIS (et le ministère de la défense britannique qui reprend ces chiffres), il y a environ 250 000 morts russes et 700 000 blessés. Quant aux nombres d'amputés, il faut noter que le nombre de prothèses (jambes/bras) vendues en Russie a plus que doublé par rapport en 2022:
- 64 800 en 2022
- 99 200 en 2023 (+34 400)
- 152 500 en 2024 (+87 700)
Il y a donc environ 120 000 amputés "de plus" si on cumule les deux excédents (et encore, il faudrait comparer à 2021), cet excès étant logiquement le seul fait des amputés de guerre. Il est donc plausible qu'il y a bien environ 100 000 amputés russes, contrairement à ce que croit Julien Lazzarotto.
Donc, Atum Mundi aurait dû préciser qu'il est possible (et même probable) que les pertes russes sont environ le double des pertes ukrainiennes, même en étant pessimiste sur celles-ci. Et ce rapport de 2:1 (voire plus) en faveur de l'Ukraine change complètement les conclusions que l'on peut tirer sur la guerre d'attrition. Car même si la Russie recrute deux fois plus que l'Ukraine (Poutine parle de 60 000 recrutements russes/mois contre 30 000 ukrainiens, Zelensky parle de 40 à 45 000 recrutements russes contre 25 à 27 000 recrutements ukrainiens chaque mois) , un rapport de perte d'environ 2:1 en faveur signifie que des Ukrainiens ont réussi à maintenir l'équilibre démographique entre les deux armées, contrairement à ce qu'affirme l'article d'Atum Mundi. D'ailleurs, si en 2022 et 2023, la taille de l'armée russe en Ukraine a fortement augmenté (passant de ~200 000 hommes à ~600 000 hommes), il semble que depuis fin 2023, ce nombre n'augmente plus. La taille de l'armée ukrainienne, malgré les pertes quotidiennes, semble elle aussi se maintenir au même niveau (environ 800 000 hommes).
L'Ukraine gagne-t-elle la guerre d'attrition ?
Peut-on pour autant dire que l'Ukraine est en train de gagner la guerre d'attrition? Selon les chiffres des pertes russes publiées par le gouvernement ukrainien, oui. Mais ces chiffres sont-ils fiables ? J'en ai longuement discuté ici.
D'autres informations, parfois solides (comme les images satellite de dépôts russes qui se vident) ou plus anecdotiques (comme les ânes employés par les Russes, où le fait qu'ils envoient des blessés avec béquilles pour mener des assauts), montrent un épuisement russe aussi grand, voire même plus important, que l'épuisement ukrainien. La Russie peine aussi à recruter (d'où le recrutement d'étrangers, et l'augmentation des primes pour les "volontaires" envoyés au front) et encore plus à compenser ses pertes matérielles. Sa situation économique n'est pas non plus brillante et il est possible qu'elle devra jeter l'éponge à moyen terme, ses ressources n'étant pas infinies.
D'un autre côté, les pertes visuellement confirmées (cf Oryx) sont plus proches d'un rapport de 1,5:1 en faveur des Ukrainiens depuis maintenant plus de 6 mois (après avoir longtemps été au dessus de 2:1, voire même de 3:1). Or ce ratio (à supposer qu'il se maintienne et n'est pas simplement la conséquence d'une bonne OPSEC ukrainienne) favorise la Russie sur le long terme, comme le dit justement Julien Lazzarotto.
De plus, en ce qui concerne les drones, si l'Ukraine en produit des millions et les utilise avec succès, la Russie en produit autant, et peut-être même plus que l'Ukraine. Le manque de volonté et de célérité des Occidentaux (qui pourraient facilement produire ces drones à une échelle industrielle), dans ce domaine comme dans d'autres, coûte très cher à l'Ukraine. Et, sur le long terme, ces erreurs coûteront encore plus cher à l'Europe.
Quoi qu'il en soit, la réponse la plus honnête qu'on puisse faire est de dire qu'on est dans une "zone grise" où aucun des deux camps, pour le moment, ne semble gagner la guerre d'attrition. Là encore, Julien Lazzarotto est très imprudent quand il affirme que l'Ukraine "semble désormais clairement avoir le dessous". Sur cette question, il ne fait pas beaucoup mieux que la plupart des journaux (New York Times en tête) qui affirment, maintenant depuis plus de 18 mois, que l'Ukraine et à bout et qui prédisent un effondrement prochain de l'armée ukrainienne. Effondrement qui ne s'est pas produit et ne se produira pas dans un futur proche.
Je passe aussi sur tous les poncifs qu'il aligne sur "l'offensive de Koursk". J'ai déjà beaucoup parlé de cette offensive dans mes bilans mensuels (août 2024, octobre 2024, mars 2025) et dans ma critique des analyses de Macette Esortert. Cette offensive n'est pas une erreur stratégique, ni une opération "juste pour la com"; c'est une idée brillante mais qui a été mal exécutée, et qui a aboutit à un échec opérationnel. Les Ukrainiens se sont effectivement retirés trop tard et auraient pu éviter les pertes des deux derniers mois. Pour les pertes, si elles ont été importantes (notamment au niveau du matériel), elles sont loin d'être aussi catastrophiques que ce qu'en dit Julien Lazzarotto.
Conclusion
Atum Mundi a l'ambition d'apporter un vent de fraîcheur sur l'analyse géopolitique et se présente ainsi:
L’impartialité et l’ouverture sur le monde sont nos mots d’ordre. Dans le traitement de l’information et des conflits, nous tachons d’être le plus objectif possible, même s’il faut dire la vérité qui dérange souvent.
Or, loin de "dire la vérité qui dérange", la série d'articles reprend les thèses, assez défavorables à l'Ukraine, qui inondent les journaux occidentaux depuis octobre 2023. Mais les chiffres disponibles contredisent cette idée répandue, car il semble au contraire que l'équilibre des forces se maintient. Les avancées russes sur le terrain sont lentes et se font à un coût faramineux. Mais elles sont incrémentales.
Je m'avance peut-être, mais je pense que c'est là le cœur du problème: Atum Mundi a besoin de trouver une explication à ces avancées, et ils se sont jetés sur la plus "évidente" même si elle est probablement fausse, comme le dit clairement le premier passage que j'ai cité:
"Pour notre part, nous pensons que les pertes humaines russes et ukrainiennes sont en réalité très similaires (de l’ordre de 1 pour 1.5 en faveur de l’Ukraine). Nous ne voyons pas d’autres explications au fait que les Russes sont à l’offensive depuis près de deux ans désormais…"
"Nous ne voyons pas d'autres explications": c'est bien ça le problème. Des fois, il vaut mieux dire "je ne sais pas" plutôt que de vouloir à tout prix trouver une cause unique (mais fausse) à un phénomène. Les lentes avancées russes peuvent s'expliquer par des erreurs du commandement ukrainien (cf ma série sur le sujet [1] [2] [3] [4]), par un soutien occidental trop faible, trop tardif et inadapté, ou encore par une stratégie délibéré des Ukrainiens. Ou par d'autres raisons encore. Ou, plus probablement, par une multitude de ces facteurs plus que par une cause unique.
Pour ne pas finir sur une note négative, je dois dire que j'apprécie, dans l'ensemble, le travail d'Atum Mundi. Je regrette juste que, comme un peu tout le monde, ils tombent dans le biais de confirmation et cherchent des "explications" qui confirment leurs idées pré-conçues, plutôt que de faire preuve de prudence dans leurs analyses, comme le font par exemple Anders Puck Nielsen et Perun, qui sont souvent bien plus pertinents et plus objectifs.