dimanche 25 août 2024

Estimations des pertes russes et ukrainiennes, fin août 2024

Tous les 6 mois depuis la création de ce blog, je fais une estimation des pertes russes et ukrainiennes en utilisant la même méthodologie. Estimations précédentes:

Une fois de plus, je vais suivre la même méthodologie, en commençant par les pertes matérielles puis les pertes humaines. Toutes les estimations que je donne portent sur la période du 24/02/2022 au 24/08/2024, sauf si une autre période est précisée.

 

image @appassionato@mastodon.social


Les pertes matérielles

Comme précédemment, je m'appuie sur toutes les pertes confirmées par le désormais célèbre site Oryx. Ils ont continué leur travail de titan, et il y a actuellement près de 24 000 pièces d'équipement considérées comme perdues (détruites, endommagées ou capturées) par les belligérants: 17 529 pour les Russes, 6 361 pour les Ukrainiens au 24/08/2024.

On en est à un rapport de 2,8:1 en faveur des Ukrainiens en ce qui concerne les pertes matérielles prouvées, constant depuis les deux précédentes estimations et légèrement inférieur à ce qu'il était il y a 18 mois (3,1:1). Mais pour estimer le rapport réel, il faut bien entendu estimer quelles sont les pertes réelles (dont les pertes documentées ne sont qu'un sous-total) des deux camps. Comme précédemment, je m'appuie sur l'avis des analystes militaires (par exemple le Colonel Michel Goya) qui pensent qu'il faut multiplier les chiffres des pertes documentées par un facteur compris entre 1,3 et 2 pour obtenir les pertes réelles. Cela donne une fourchette de 22 800 à 35 100 équipements lourds perdus par les Russes, et une fourchette de  8 300 à 12 700 pour les Ukrainiens.

Il y a donc probablement un rapport de 1,8:1 à 4,3:1 en faveur des Ukrainiens en ce qui concerne les pertes matérielles réelles. Le Colonel Goya estimait (en juillet 2022) que les pertes russes étaient plus documentées que les pertes ukrainiennes (et donc qu'on serait plutôt dans le bas de la fourchette), mais j'ai du mal à croire que c'est encore le cas actuellement, chaque camp publiant un grand nombre de photos/videos.

Pour finir, je rappelle que ce rapport est aussi une première indication en ce qui concerne les pertes humaines; en effet, pour deux armées équipées sensiblement au même niveau, les pertes humaines et matérielles sont peu ou prou proportionnelles, avec quelques écarts possibles.

 

 

Les pertes humaines

Je vais surtout me concentrer sur les estimations du nombre de morts, en utilisant les mêmes méthodes que précédemment (où ces méthodes étaient expliquées).



Première méthode: estimation à partir du nombre d'équipement perdus

En suivant cette méthode (où chaque équipement perdu équivaut à 8 morts), et en utilisant mon estimation des pertes matérielles, j'obtiens:
Pour les Russes: de 180 300 à 280 500 morts
Pour les Ukrainiens: de 66 200 à 101 800 morts



Deuxième méthode: en corrigeant les chiffres donnés par les Ukrainiens

Le ministère de la défense ukrainien publie chaque jour un tableau des pertes russes (matérielles et humaines): 606 490 Russes éliminés (au 24/08/2024). Comme on peut comparer ce qui est déclaré à ce qui est confirmé par Oryx (pour les pertes matérielles), cela donne une estimation de la fiabilité de ces chiffres. Oryx confirme actuellement environ 21% des pertes russes déclarées par le ministère de la défense ukrainien. Il y a 6 mois, ce pourcentage était de 27%; il y a un an, de 35%, et il y a 18 mois, 45%. 

L'écart continue de se creuser donc entre les deux chiffres, et cela peut s'expliquer de deux manières:

  • soit c'est parce que les Ukrainiens gonflent leurs chiffres dans un but de propagande, par exemple pour compenser leurs difficultés dans le Donbas. Ce serait donc les Ukrainiens qui seraient moins fiables
  • soit c'est parce que proportionnellement moins de vidéo sortent, le caractère répétitif des combats fait que l'intérêt est moindre qu'au début de la guerre. Ce serait donc Oryx qui serait moins fiable

De plus, cette baisse peut aussi s'expliquer parce que l'armée Ukrainienne vise spécifiquement l'artillerie russe (qui a un taux de confirmation plus faible que les blindés). A noter que, pour l'artillerie, Oryx recense environ 1200 pièces perdues par les Russes alors que plus de 9 000 pièces (majoritairement de l'artillerie tractée) ont été retirées des stocks russes. Il est donc probable que, au moins pour les pièces tractées, les pertes recensées par Oryx ne représentent qu'une faible partie des pertes réelles.

Je pense donc que c'est d'avantage un manque de documentation qu'une baisse de fiabilité des chiffres ukrainiens qui explique cet écart. Mais comme je ne peux pas le prouver formellement, je vais faire les calculs en utilisant ce taux de 21%, même si cela conduit à une petite sous-estimation des pertes russes.

L'inverse de 21%, c'est 4,76; autrement dit, les pertes annoncées par les ukrainiens sont, en moyenne, 4,76 fois plus élevées que les chiffres Oryx.  Donc, comme les pertes matérielles réelles (équipement) sont de 1,3 à 2 fois celles observées, il suffit de multiplier les chiffres donnés par le ministère ukrainien par 1,3/4,76 et 2/4,76 pour avoir les bornes inférieures et supérieures des pertes réelles. En supposant que le même facteur correctif peut être appliqué aux pertes humaines, on obtient:


Pour les Russes: de 165 600 à 254 700 morts
Pour les Ukrainiens: cette méthode ne peut pas être employée.


Méthode 2 bis: on peut aussi choisir un intervalle plus grand en estimant les pertes réelles entre le pourcentage de pertes confirmées (21%) et 100% du total annoncé par les Ukrainiens. Ce qui donne des pertes russes comprises entre 127 420 et 606 490 morts.
 
NB: on lit souvent, dans les journaux, que le chiffre indiqué dans les bilans quotidiens des pertes russes couvrent les morts et blessés, et non juste les morts. Il est vrai que la formulation ("eliminated personnel" en anglais) est ambiguë mais:
  • lors des premiers bilans, en 2022, ce chiffre était bien présenté comme le nombre de russes morts. Pas "tués et blessés".
  • ce n'est que lorsque le chiffre a dépassé les 200 000 (au printemps 2023) que les gens ont commencé à le présenter comme étant le total "tués et blessés"
  • j'ai déjà argumenté plusieurs fois pour dire que les chiffres indiqués par les Ukrainiens sont certainement surestimés, mais pas tant que ça, et qu'il faut retirer entre 1/3 et 1/2 pour avoir une estimation plus "correcte". Donc si le chiffre actuel de 600 000 représente le total "morts+blessés", cela signifierait que l'estimation correcte serait de 300 à 400 000 morts et blessés, autrement dit de 100 à 130 000 morts. Or, le général Zaluzhny avait dit que, en novembre 2023, que les pertes russes étaient "au moins de 150 000 morts", il y a donc une contradiction
  • Est-ce que je crois qu'il y a 600 000 morts russes ? Non (cf la conclusion, plus bas). Par contre, le chiffre de 300 à 400 000 morts est une limite raisonnable du nombre maximal  de Russes tués.
 
 

Troisième méthode: évaluation à partir du nombre de Russes recrutés pour faire la guerre

Dans mes deux premières estimations, j'avais utilisé les chiffres de la prétendue "république populaire de Donetsk" (DNR), qui publiait jusqu'à début décembre 2022 des tableaux détaillés de ses pertes, et donnait le chiffre de presque 4000 morts. On pouvait en déduire une estimation des pertes russes totales à cette date (environ 80 000 morts). Cependant, comme le décompte s'est arrêté il y a maintenant plus de 20 mois, je ne pense pas que ça a grand sens d'extrapoler pour essayer d'en déduire les pertes actuelle. J'abandonne donc cette méthode. 
 
Je la remplace  par une autre méthode (assez peu fiable) elle aussi basée sur les déclarations russes. A l'heure actuelle, la Russie a envoyé en Ukraine environ 1,3 million d'hommes:
  • invasion initiale février 2022: ~ 180k 
  • renforts printemps/été 2022 (3e corps, BARS): > 30k
  • prisonniers recrutés par Wagner sept/oct 2022: > 50k
  • mobilisation "partielle" septembre 2022: 300k (*)
  • "engagés volontaires" durant l'année 2023: 490k (*)
  • "engagés volontaires" depuis le début 2024: 240k (**)

(*) selon les chiffres russes, donc sujet à caution.

(**) le ministère de la défense britannique, et les services de renseignement ukrainiens, estiment tous deux que la Russie recrute environ 30 000 hommes/mois dans son armée

Or, les estimations récentes montrent que seuls 600 000 soldats russes sont en Ukraine (j'étais arrivé au chiffre de 450 à 500 000 en avril dernier). Où sont donc passé les 1 300 000 - 600 000 = 700 000 soldats russes qui ne sont plus en Ukraine (chiffre minimal) ? Probablement morts ou blessés. Si on estime qu'il y a un rapport de 2 à 4 blessés pour 1 mort, cela donnerait une estimation comprise entre 140 000 et 233 000 morts russes. La méthode est relativement peu fiable, mais on retrouve le même ordre de grandeur que les autres estimations




Quatrième méthode: évaluation à partir du nombre d'officiers russes tués

Autre méthode employée par Xavier Tytelman. Utiliser le nombre d'officiers russes dont la mort en Ukraine a été confirmée (4600). Doubler ce nombre (pour considérer tous ceux dont la mort n'a pas été confirmée). Multiplier ensuite par 30 (d'après Tytelman, même s'il fait une confusion entre "pertes" et "morts" dans son analyse); on obtient alors 276 000 morts russes.
 
Petite note sur le nombre d'officiers russes tués:
  • fin février 2023, il y avait 2000 cas documentés, soit 1000 / 6 mois
  • fin aout 2023, 2700 (+700)
  • fin février 2024, 3600 (+900)
  • fin aout 2024, 4600 (+1000)

Au début de la guerre, il y a eu beaucoup d'officiers tués; d'une part à cause de la confusion et des lignes de ravitaillement trop longues lors de l'offensive sur Kyiv; d'autre part car le ratio officier/non officiers était bien plus élevé dans l'armée russe "de métier" et que ceux-ci étaient plsu en avant dans les grandes offensives mécanisées. Avec la mobilisation de septembre 2022, les officiers ont eu tendance à plus laisser les simples soldats combattre en première ligne, et le nombre d'officiers tués a chuté. Puis,  avec l'intensification des combats, le chiffre est reparti à la hausse, ce qui témoigne de l'augmentation des pertes russes au cours du temps.

 
 
Cinquième méthode: se fier aux estimations faites par les services de renseignement/media

Les estimations des pertes humaines par les services de renseignement occidentaux se font de plus en plus rares dans les média. Cependant, divers journaux ont pris le relais.

Le 31/05/2024, le ministère de la défense britannique évaluait les morts et blessés russes à 500 000. En appliquant le ratio de 2 à 4 blessés pour 1 mort, cela donne une estimation: entre 100 000 et 166 000 morts russes.

Le secrétaire de la défense Loyd Austin a déclaré, le 13/06/2024, qu'au moins 350 000 Russes avaient été tués ou blessés. En appliquant le ratio de 2 à 4 blessés pour 1 mort, cela donne une estimation: entre 70 000 et 116 000 morts russes. NB: il s'agit bien d'un chiffre minimal.

The Economist estime, le 05/07/2024, qu'entre 462 000 et  728 000 soldats russes ont été tués ou blessés en Ukraine. En appliquant le ratio de 2 à 4 blessés pour 1 mort, cela donne une estimation: entre 92 400 et 243 000 morts russes

Le même jour, Mediazona et Meduza qu'environ 120 000 soldats russes avaient été tués. (NB ils ne comptent pas la DPR/LPR).

Le 02/08/2024, BBC Russia estimait que entre 107 100 et 134 400 soldats russes étaient morts (NB ils ne comptent pas la DPR/LPR).

En ce qui concerne les pertes ukrainiennes, il y a peu d'estimations publiées. Le site UALosses.org compte 52 500 soldats ukrainiens morts. C'est un site dont les auteurs restent anonymes, mais leurs données ont été vérifiées sur un échantillon aléatoire et le résultat est que cette base de donnée est globalement fiable (discuté dans cet article). En particulier, cette discussion a établi qu'un ukrainien mort avait 75% de chance d’apparaître dans la base de donnée UALosses. A partir de là, on peut estimer que les 52 500 morts répertoriés représentent 75% des morts ukrainiens, et on peut donc estimer les pertes ukrainiennes à 70 000 morts.


On voit que, de manière générale, ces estimations sont relativement basses, bien plus faibles que celles obtenues par les méthodes précédentes. Or, certaines de ces estimations (notamment celles faites par Mediazona, Meduza, BBC Russia et celles extrapolées à partir de UAlosses.org) reposent sur une méthodologie qui semble solide, bien plus solide que les calculs que j'ai fait plus haut. Cependant, j'ai déjà discuté de ce qui pose problème dans leur méthodologie et émis certaines réserve. Il est notable qu'ils réévaluent à chaque fois les morts russes de manière assez significative, à chaque nouvelle estimation:

  • 1re estimation: 47 000 (jusqu'à mai 2023) soit une moyenne de 3 100 morts/mois
  • 2e estimation: 75 000 (jusqu'à décembre 2023) soit une moyenne de 3 750 morts/mois
  • 3e estimation: 120 000 (jusqu'à juin 2024) soit une moyenne de 4 280 morts/mois

Une partie de cette augmentation est due à l'augmentation du nombre de morts russes, une autre vient qu'ils complètent leur données et révisent leur méthodologie. Il ne serait pas surprenant que le chiffre qu'ils annoncent est encore un peu trop bas. D'autant plus qu'ils ne comptent pas les morts "non russes" (DPR/LPR/étrangers, etc) qui apparaissent nécessairement en utilisant les autres méthodes discutées plus haut. Ces pourquoi mes estimations sont plus élevées que celles de ces journaux



Conclusion: environ 1 million de morts et blessés

Bien que ne coïncidant qu'imparfaitement entre elles, ces différentes estimations donnent un ordre de grandeur des pertes matérielles et humaines: environ 200 000 morts côté russe, environ 85 000 morts côté ukrainien.


En terme de vraisemblance, je dirais qu'à l'heure actuelle (fin août 2024):

Intervalles probables (indice de confiance > 60%)
- les Russes comptent probablement de 160 000 à 260 000 morts
- les Ukrainiens comptent probablement de 75 000 à 95 000 morts


Intervalles très probables (indice de confiance > 95%)
- les Russes comptent très probablement de 120 000 à 350 000 morts
- les Ukrainiens comptent très probablement de 60 000 à 110 000 morts

NB: on ne parle là que des pertes militaires. Côté ukrainien, il faut aussi rajouter les pertes civiles, très importantes.

Comme je l'ai dit et répété lors des estimations précédentes,  il faut prendre ces chiffres comme un ordre de grandeur plus qu'un chiffre exact. Il y a une grande incertitude, en particulier sur les pertes russes. Les chiffres communiqués par les Ukrainiens ces 6 derniers mois se sont envolés, avec une augmentation de près de 200 000 pertes humaines russes en 6 mois. Les autres indicateurs sont également en hausse, mais plus faiblement. L'explication la plus probable est que les Ukrainiens surestiment largement les pertes russes, mais il ne faut pas écarter l'hypothèse que les pertes russes sont réellement catastrophiques et qu'elles sont juste pas documentées. C'est la raison pour laquelle l'intervalle que je donne n'est pas symétrique mais prend en compte cette dernière hypothèse (avec une probabilité faible)

L'estimation tourne donc autour de 285 000 morts, Russes et Ukrainiens confondus. Et encore, ce ne sont que les morts militaires. Selon l'ONU, il y a au minimum 11 500 morts civils, et probablement bien plus. Les morts civils sont plus difficiles à quantifier, car les territoires sous contrôle russe ne sont pas accessibles pour les observateurs internationaux, et donc on n'a pas une estimation fiable des gens morts à Marioupol, pour ne citer que cette ville, chiffre qui pourrait atteindre 87 000 morts selon certaines sources.

Donc, si on prend en compte l'ensemble des morts civils et militaires (russes+ukrainiens), on atteint probablement les 300 000 morts, voire plus. Si on estime qu'il y a un rapport de 2 à 4 blessés pour 1 mort, cela signifie qu'il y aurait de 900 000 à 1 500 000 morts et blessés durant cette guerre. Bien entendu, les estimations ont leur part d'incertitude, mais l'ordre de grandeur restes celui du million. Je tiens à signaler ce chiffre car il est bien plus élevé que ce qu'on trouve généralement dans la presse, et sur Wikipedia, qui estime le chiffre de morts et blessés à un maximum de 500 000. Or, tout indique que ce chiffre de 500 000 est gravement sous-estimé.

1 million de morts et blessés pour cette guerre inutile qui pourrait s'arrêter à tout moment, dès que la Russie renonce à envahir l'Ukraine et retire ses troupes. Chaque jour qui passe, chaque mort et blessé supplémentaire est une tragédie dont la responsabilité incombe totalement à Vladimir Poutine et à tous ceux qui, en Russie comme ailleurs, le soutiennent et lui permettent de continuer à commettre ses crimes.

 

 

 


mercredi 21 août 2024

Liens en vrac, 21/08/2024

Nouvelle fournée des liens intéressants que j'ai pu trouver depuis la dernière fois.

 

 

Analyses

Poutine a envahi l'Ukraine car il pensait que l'OTAN était faible

La trajectoire de la guerre en Ukraine, par Mick Ryan

La dette russe

Les manoeuvres russes pour déstabiliser la France

Preliminary Lessons from Ukraine's offensive operations - RUSI  

La persistance de "l'esprit soviétique" au sein de l'armée ukrainienne - Tatarigami

L'aviation stratégique russe - ChrisO Wiki

Comment gagner en Ukraine 

 

 

Bataille de Kursk

Analyse du 11 août - Mick Ryan

Analyse du 19 août - Mick Ryan

Analyse - Perun

Pourquoi les civils russes sont indifférents - Anna Colin Lebedev

Ukraine's invasion of Kursk - Lawrence Freedman 

 

 

Pertes russes

Pertes russes à Bakhmut

Jusqu'à 738 000 soldats russes tués ou blessés en Ukraine

Réflexion de Tendar sur les chiffres précédents

Plus de 120 000 soldats russes tués

Russian equipement losses & reserves - Perun

Réserves russes (artillerie)

Ukraine losses & resupply - Perun

 

 

Crimes de guerre

Homme torturé dans les territoires occupés simplement parce qu'il parlait ukrainien

Le missile qui a frappé l’hôpital pour enfant à Kyiv 

La cruauté des Russes, par Mick Ryan

Une petite fille ukrainienne après une attaque de missiles

Pavel Kushnir, un pianiste russe opposé à la guerre, meurt en prison 

 

 

Divers  

Le photographe Antoine D'Agata en Ukraine  

JD Vance - #Vatniksoup

Veep Stakes - Prof. Timothy Snyder

Medvedev annonce que la Russie envahira de nouveau l'Ukraine si un traité de paix (pour mettre fin à la guerre actuelle) est signé

Accords de Minsk: la défaite de la diplomatie européenne

La plus grande guerre à l'ère des fake news

Interview du général Syrsky

Trump traité comme l'Ukraine 

Un convoi Wagner détruit au Mali

jeudi 15 août 2024

Contre-offensive ukrainienne, un an après (3)

Le président Zelensky à Avdiivka, fin 2023 (photo AFP)
 

Dans la première partie, j'ai rappelé à quel point la contre-offensive ukrainienne a été très différente de ce que les média occidentaux envisageaient au printemps 2023, et que le but stratégique des Ukrainiens était probablement moins de reconquérir du territoire que d'affaiblir l'armée russe.

Dans la deuxième partie, j'ai constaté que le bilan de cette contre-offensive est pour le moins mitigé: la percée tant attendue par les média occidentaux n'a pas eu lieu, la principale raison étant que le rapport de force, en juin 2023, était trop défavorable à l'Ukraine. S'en est suivi une bataille d'attrition qui, si elle a produit quelques résultats, était défavorable à l'Ukraine en raison d'un rapport de perte probablement proche de 1:1 (dans la zone où l'Ukraine attaquait).

Dans cette troisième (et dernière) partie, je vais parler des diverses offensives russes. Comme je l'avais dit dans la première partie, les Russes ont toujours plus attaqué que défendu, chaque mois de janvier 2023 à juillet 2024 (à la seule exception du mois de juin 2023). Comment juger leurs offensives, notamment quand on les compare avec la contre-offensive ukrainienne ?

La première chose que l'on peut constater, c'est que les Russes ont mené leurs offensives dans des conditions très avantageuses comparées à celles des Ukrainiens quand ceux-ci ont mené leur contre-offensive. En effet, contrairement aux Ukrainiens, les Russes disposent:

  • de la supériorité numérique (locale) en terme de troupes et d'équipement, et d'un afflux régulier de "volontaires" (plus de 30 000 hommes/mois) pour compenser les pertes
  • d'un rapport de feu très favorable (a minima du 5:1, à certaines périodes, c'est monté à 30:1) grâce aux munitions fournies par la Corée du Nord (plusieurs millions d'obus)
  • de nombreux engins de génie pour le déminage, et pour la construction de fortifications
  • de la supériorité aérienne sur la ligne de front, avec la possibilité de bombarder (grâce aux bombes planantes) les positions ukrainiennes sans que ceux-ci ne puissent répliquer

On pourrait donc s'attendre, vues ces conditions, à ce que l'offensive russe soit un franc succès. Pourtant, ce n'est pas vraiment le cas.


Un grignotage constant

Comme on l'a vu dans la première partie, les Russes attaquent constamment, et sur quasiment tout le front Est. Les Ukrainiens avaient attaqué dans deux directions principales (Robotyne et Bakhmut-sud) pendant 4 mois, et 4 directions secondaires pendant 1 à 2 mois. Les Russes attaquent dans au moins 5 directions principales (Kupyansk, Lyman, Bakhmut, Avdiivka, Marinka) et au moins 20 directions secondaires pendant plus de 9 mois, en plus de l'offensive vers Kharkiv qui dure depuis maintenant 3 mois. La première chose à comprendre est donc qu'il y a une différence d'au moins un facteur 10 entre l'ampleur de "la contre-offensive ukrainienne" et celles des offensives russes. On n'est tout simplement pas à la même échelle, et cela se voit à la fois pour les gains territoriaux réalisés par les Russes, mais aussi par leurs pertes.

Ils ont donc pris du terrain: plus de 1100 km2, à comparer aux 300 km2 gagnés par l'Ukraine lors de sa contre-offensive (donc un peu plus de 800 km2 de gain net pour les Russes). Et ce n'est pas seulement des champs qui ont été pris, mais aussi des villes comme Avdiivka et Marinka et plusieurs dizaines de villages. Cela peut sembler important, c'est en réalité assez peu (l'équivalent de 10-15% d'un département français, alors que l'Ukraine est plus grande que la France).

Cependant, ces avancées russes, même modestes, mettent à mal les lignes de défenses ukrainiennes, qui tombent une à une. Il n'y a pas d'effondrement de l'armée ukrainienne (comme ça avait été le cas pour l'armée russe  à Kharkiv, et à Kyiv et Kherson où les Russes ont dû se retirer car sinon ils allaient s'effondrer), mais la situation n'en est pas moins préoccupante pour les Ukrainiens, en particulier dans la direction d'Avdiivka - Pokrovsk.


Avdiivka

La bataille d'Avdiivka, s'est conclue par la prise de la ville en février 2024. J'ai déjà analysé cette bataille, qui a été très coûteuse pour l'armée russe mais a permis de faire sauter un verrou défensif ukrainien.  La chute d'Avdiivka, loin d'être le point culminant de l'offensive russe comme beaucoup d'analystes s'y attendait, a été le point de départ pour des attaques toujours plus intenses vers le noeud logistique de Pokrovsk, situé à environ 50 km au nord-ouest d'Avdiivka. Or, en un peu moins de 6 mois, les Russes ont déjà conquis 2/3 de cette distance, profitant de l'absence de lignes défensives derrière Avdiivka, de la pénurie de munition et d'hommes chez les Ukrainiens, ainsi que de certaines erreurs grossières du commandement ukrainien. Et surtout, comme toujours, en "dépensant" une quantité phénoménale d'hommes et de matériel.

C'est de loin le secteur où les Russes concentrent le plus leurs attaques, et où ils ont le plus de succès. C'est à la fois un mélange de lente poussée dans tout le secteur, appuyée par de très nombreux bombardements aériens et de petites percées profitant des faiblesses ukrainiennes pour contourner les lignes défensives en attaquant les brigades ukrainiennes les plus affaiblies et/ou les plus mal commandées. Face à cette "offensive à outrance", les Ukrainiens se défendent comme ils peuvent, notamment à l'aide de drones FPV.

Si cette avancée russe n'a pas encore atteint de point stratégique (Pokrovsk ou l'autoroute allant de Pokrovsk à Bakhmut), elle s'en est dangereusement rapprochée et, si la poussée continue au même rythme, ces points stratégiques seront atteints dans quelques mois, compliquant grandement la logistique ukrainienne dans toute la région. Actuellement, c'est la plus grande menace pour l'armée ukrainienne, bien plus que l'offensive sur Kharkiv par exemple.



Kharkiv

En mai 2024, les Russes ont envahi de nouveau les territoires au nord-est de Kharkiv. S'ils ont très rapidement progressé la première semaine, cette offensive a ensuite été stoppée par l'armée ukrainienne, comme je le disais dans ma précédente analyse. Depuis plus de 2 mois, le front dans cette région est statique, avec quelques petites avancées ukrainiennes. Si les pertes matérielles (documentées) sont relativement modestes dans ce secteur, c'est parce que les Russes utilise principalement des assauts d'infanterie (non-mécanisée) et leurs pertes humaines sont alors bien plus conséquentes. Volodymyr Zelensky a affirmé que 20 000 Russes sont morts dans ce secteur. Aucune donnée OSINT ne vient confirmer ou infirmer ce chiffre. En revanche, certains témoignages laissent penser que les pertes russes dans la région sont extrêmement lourdes (mais il faut toujours garder à l'esprit qu'un témoignage peut ne pas être représentatif).

Quoi qu'il en soit, il y a comme toujours deux façons d'interpréter ces chiffres, et le fait que le front ne bouge pratiquement plus dans le secteur depuis maintenant 2 mois. La première est que l'offensive vers Kharkiv était en fait une diversion faite pour attirer les brigades ukrainiennes du Donbas. Selon cette hypothèse, les Ukrainiens sont tombés dans le piège et dépensent des ressources et des hommes pour essayer de reconquérir le terrain; ils ont envoyé 12 brigades (selon UAControlMap) pour renforcer les 2 brigades de défense territoriale qui défendaient le secteur avant l'offensive russe:

  • 5 brigades mécanisées: 42e, 57e, 92e (assaut), 116e, 153e
  • 1 brigade de marine: 36e
  • 2 brigades d'assaut aérien: 71e jäger et 82e
  • 4  brigades de la garde nationale: Lyut, Spartan, Stalevyi Kordon, Hart

Le fait que les Ukrainiens sont incapables de progresser malgré les moyens engagés montrerait à quel point l'armée ukrainienne serait épuisée. De plus, cette concentration de troupes ukrainiennes expliquerait pourquoi les Russes progressent à l'ouest de Bakhmut et à l'ouest d'Avdivka. Cette thèse est notamment défendue par Macette escortert.

La seconde interprétation est que les Ukrainiens exercent dans ce secteur leur stratégie d'usure de l'armée russe; ils ne cherchent pas vraiment à reconquérir le terrain, mais plutôt à inciter les Russes à envoyer plus d'hommes qui se feront tuer. Ils ont envoyé juste de quoi être à parité avec les Russes, qui eux ont envoyé 4 divisions et 5 brigades dans les secteur (selon UAControlMap), soit un nombre d'hommes à peu près équivalent aux 14 brigades ukrainiennes:

  • 18e, 69e, 72e division motorisées, 47e division blindée
  • 155e brigade de marine, 2e brigade spetnaz, 83e brigade assaut aérien, 128e brigade motorisée et 116e brigade rosgardia

Je ne sais pas quelle interprétation est la bonne. Cependant, le rapport de force, ainsi que mon analyse dans les 2 premières parties, me font penser qu'on est plutôt dans le deuxième cas, même si on n'a pas encore de certitude.



Autres secteurs

Je passe rapidement en revu les autres secteurs, du nord au sud:

  • Kupyansk: les Russes ont d'abord essayé d'attaquer directement Kupyansk par le nord: échec total. Plus récemment, ils sont attaqué des positions à ~20km à l'est de Kupyansk, avec plus de succès, et ont pris 5 villages au cours des derniers mois.
  • Makiivka et rivière Zerebets: quelques avancées russes, assez marginales; lesRusses ont récemment pris le village de Makiivka
  • Liman: les Russes ont beaucoup attaqué dans ce secteur, ont un peu progresser mais sans atteindre d'objectif stratégique. Récemment, il semble que le secteur n'est plus prioritaire et les Ukrainiens ont repris légèrement du terrain.
  • Siversk: à l'est, la défense de bilohorlivka par la 81e brigade d'assaut aérien est exemplaire, au sud le secteur tenu par la 10e brigade de montage montre des signes de faiblesse
  • Bakhmut:  la progression russe n'est pas très importante en terme de km2, mais ils attaquent la ville de Chassiv Yar qui commande les hauteurs dans la régions. S'ils parviennent à prendre cette ville, ils pourront menacer trois ville très importantes: Konstantynivka, Kramatorsk et Sloviansk. C'est une des deux batailles les plus décisives (avec celle de l'axe Avdiivka - Pokrovsk)
  • Torestk Avdiivka - Pokrovsk: cf plus haut
  • Marinka: après avoir finalement pris les dernières ruines de Marinka en décembre 2023, les Russes ont un peu progresser mais pour le moment les Ukrainiens tiennent relativement bien dans le secteur
  • Novomykhailivka et Vuhledar: les Russes ont un peu progressé, au prix de 425 véhicules blindés (pertes visuellement confirmées) en un an; cela dit, s'ils continuent leur progression, ils pourront menacer Vuhledar par l'est, ce qui n'est pas du tout une bonne nouvelle pour l'Ukraine
  • au sud, peu de mouvement; les Russes essaient d'effacer les gains de la contre-offensive ukrainienne; le reste du terrain est tellement miné que personne ne tente une offensive dans la région.

Dans l'ensemble, aucune de ces avancées russes ne justifie les pertes abyssales qu'ils ont subies.



La campagne aérienne

Les Russes ont également obtenu de grand succès dans le domaine des frappes à longue distance, et ce pour deux raisons:

  • les Russes ont amélioré leur dispositif de reconnaissance/frappe: ils arrivent maintenant à cibler des objets mobiles, comme des HIMARS, grâce à leurs drones de reconnaissance et à les frapper ensuite avec des missiles Iskander
  • les Ukrainiens ont quasiment épuisés leur stock de SAM soviétique avant-guerre, et les équipement occidentaux sont fournis en trop petit nombre pour pouvoir les remplacer.

Le résultat est que, contrairement à l'année précédente où les Russes ont gaspillé leurs missiles sans effet stratégique, cette année ils ont durement frappé les centrales électriques ukrainienne (hydroélectriques et thermiques), faisant chuter la production d'électricité de 50 GW (avant guerre) à 20 GW (le minimum a même été de 9 GW). Or, cette perte de puissance électrique a des répercussions économiques, entrave la production d'armes ukrainiennes, et démoralise la population. Ce sont des effets à long terme. Il y a bien l'idée de développer une production d'électricité décentralisée (donc moins vulnérable aux bombardements) mais cela ne se fera pas avant plusieurs années.

De plus, comme dit précédemment, l'usage des bombes planantes s'est généralisé, et c'est une arme contre laquelle les Ukrainiens n'ont que peu ou pas de défense. Pour pouvoir les contrer, il faudrait être capable de "tuer l'archer, et non intercepter la flèche", autrement dit de frapper les bombardiers Su-34 au sol. Or, la décision des USA de ne pas frapper la Russie sur son sol avec les ATACMS sanctuarise quasiment toutes les bases aériennes russes.

C'est pourquoi l'Ukraine en est réduite à frapper les bases russes avec des drones de sa conception qui, s'ils impressionnent par leur portée et leur capacité à se faufiler dans le territoire russe, sont loin d'être assez nombreux et assez précis pour détruire au sol tous les avions russes. Même s'ils font parfois de beaux cartons, comme par exemple à Morozovsk.

Une alternative serait de disposer de moyens anti-aériens avec une portée suffisante (au moins 150km) pour abattre en vol les bombardiers russes. Or, si les Ukrainiens ont reçu des batteries Patriot supplémentaires, il faudrait que celles-ci se rapprochent du front pour représenter une menace pour l'aviation russe. Et donc à se mettre à portée des munitions rôdeuses russes. Même chose pour les F-16, qui ne peuvent se rapprocher du front car leurs missiles ont une portée bien moindre que celle des missiles air-air des Su-35.

Mais dans l'ensemble, la bataille aérienne est favorable à la Russie, malgré de nombreuses pertes comme la destruction en vol de deux A50-U, un Tu-22M. D'autres avions ont également été endommagés/détruits au sol par les Ukrainiens, dont un des très rares Su-57.



Qui arrêtera le "rouleau compresseur russe" ?

Si on résume ce qui précède, la Russie gagne un peu de terrain et a réussi à porter des coups majeurs contre les centrales électriques ukrainiennes. Ni l'arrivée des munitions côté ukrainien (après des mois de pénurie), ni l'arrivée des F16 (pour le moment employés exclusivement dans l'ouest de l'Ukraine), n'ont permis de ralentir, et encore moins de stopper, les offensives russes, et les Russes sont maintenant proche de couper ou du moins de compliquer fortement la logistique ukrainienne dans le Donbas.

Si on se contente de suivre les évolutions du front au jour le jour, on finit par s'auto-persuader que rien ne peut arrêter le "rouleau compresseur russe". "Poutine est en train de gagner" répètent les trolls russes, en oubliant un fait essentiel: chaque succès russe se paie très cher, que ce soit en terme de vies humaines, de pertes de matériel militaire et de dégâts économiques. Ce qui fait qu'à long terme, cette offensive russe est surtout dommageable pour la Russie.

Commençons par les pertes matérielles, puisque ce sont celles qui sont le plus documentées. Actuellement, Oryx recense plus de 17 200 pertes russes, contre 6 200 pertes ukrainiennes. Le rapport, d'environ 2,8:1 en faveur de l'Ukraine, est stable depuis maintenant plus d'un an (cf ce que je disais l'an dernier). Et si on croit les chiffres Ukrainiens, c'est encore pire: chaque mois, les Russes perdent de plus en plus d'équipements (on en est à environ 4000 équipements terrestres/mois selon les chiffres ukrainiens, environ 500/mois selon les chiffres Oryx, la différence s'expliquant en grande partie par les pertes d'artillerie et de véhicules de transport).

Or l'industrie russe ne peut tout simplement pas produire assez d'équipement neuf pour compenser les pertes. Environ 80% des équipements fournis à l'armée russe ne sont pas neufs, mais sortis des stocks soviétiques (avec au mieux une petite modernisation). Et ceux-ci, contrairement à une légende tenace, sont loin d'être infinis. Les stocks d'équipement blindés et d'artillerie ont déjà diminué de moitié, selon les images satellite disponible. Pire: si on ne compte que le matériel qui semble "visiblement décent", c'est 2/3 du matériel qui a déjà été sorti des zones de stockage. Au rythme actuel des pertes, les stocks russes seront probablement vidés fin 2025.

Les pro-russes diront que c'est encore pire pour l'Ukraine, car les stocks Ukrainiens sont déjà vides, et les stocks des occidentaux (enfin, européens, les USA disposant encore de très larges réserves mais qu'ils rechignent à donner) sont aussi en grande partie vidés aussi. Ce constat est vrai, mais les choses ne sont pas symétriques: l'armée russe de 2022 a été littéralement détruite, et ce qui reste aux russes dans leurs stocks, c'est le matériel le plus ancien. A l'inverse, ce que les Occidentaux ont donné, c'est surtout le vieux stock qui ne servait plus à rien. Ce qui reste aux Occidentaux, c'est le matériel le plus moderne, celui qu'ils continuent à produire. Et il en reste assez pour couvrir les besoins ukrainiens pendant encore plusieurs années (si la volonté politique est là).

Pour les pertes humaines, il y a plus d'incertitudes sur le chiffre exact, mais tout indique qu'il est très élevé. Une étude de The Economist a ainsi avancé le chiffre de 728 000 blessés/tués russes. Mes propres estimations (que je publierai à la fin du mois) tournent autour de 200 000 morts russes et donc cela donne environ 600 000 blessés et tués (si on estime un ratio de 2 blessés graves pour 1 mort). Le ministère de la défense britannique estime que les pertes humaines russes sont supérieures à 1000 blessés et tués par jour depuis mai 2024. 

Pour compenser ces pertes, l'armée russe recrute à tour de bras des "volontaires", là encore avec un rythme supérieur à 1000 nouvelles recrues/jour. Si jusqu'à présent l'armée russe réussi à trouver autant de "volontaires", elle n'a pu atteindre ce chiffre qu'en promettant un salaire très élevé et en enrôlant des étrangers vivant en Russie, voire même en les recrutant dans leur pays d'origine (souvent avec de fausses promesses): Africains, Népalais, Cubains, Chinois, et beaucoup d'immigrés venant d'Asie centrale. Ce recrutement d'étrangers ne signifie pas nécessairement que les Russes manquent d'hommes, mais ils préfèrent toujours que ce soient des étrangers ou des gens ethniquement non-russes (même s'ils ont la nationalité russe) qui se fassent tuer. Le fait que Poutine a récemment doublé la prime d'engagement des volontaires russes laisse quand même penser que le flux de volontaires commence à se tarir (et/ou que l'inflation est vraiment hors de contrôle).

Concernant l'économie, les pro-russes vous diront que tout va bien, que la croissance et à 5%, le chômage à 2%, etc. Comme toujours avec les arguments pro-russes, ils montrent surtout la grande ignorance (ou la mauvaise foi) de celui qui les énonce. Prenons l'exemple de la dette russe, et du déficit public. Les pro-russes sont prompts à les comparer à celles des pays occidentaux, bien plus plus élevé (en % du PIB). Mais ils oublient que ce qui compte, c'est le financement de la dette, autrement dit l'emprunt. Les pays occidentaux n'ont aucun problème à emprunter, même avec des taux très bas (voire parfois négatifs). La Russie, en revanche, ne peut tout simplement plus emprunter sur les marchés internationaux. Tout déficit se paie cash, en puisant dans les réserves du fond souverain russe. Et celui-ci a diminué de moitié (sans compter tout ce qui a été gelé par l'Occident). Au point qu'on se demande si la Russie ne va pas faire défaut sur sa dette après 2024. Et ce n'est pas que l'état russe qui a du mal à emprunter: avec un taux directeur de près de 20%, la banque centrale russe essaie désespérément de réduire l'inflation (ou simplement de suivre l'inflation réelle), mais un taux aussi élevé freine l'emprunt privé. L'inflation étant elle-même alimentée par les hausses de salaires dues à la pénurie de bras (la Russie manque de 1 million de travailleurs) et aux salaires très élevés offerts dans l'armée russe, comparé aux emplois civils.

Cela ne veut pas dire que demain l'économie russe va s'effondrer demain, comme le voulait Bruno Le Maire en mars 2022.  Mais ça veut dire que la Russie vit sur ses réserves, qui étaient certes importantes au début de la guerre, mais qui ne font que diminuer avec le temps. Plus le temps passe, plus la situation économique de la Russie devient difficile. Et le fait d'augmenter l'intensité de la guerre, en lançant des offensives à outrance, ne fait qu'accélérer la diminution des réserves russes, tant économique que militaire. Ce qui arrêtera le poussif "rouleau compresseur russe", c'est l'épuisement de ses réserves matérielles, humaines et économiques, dont on commence à voir le fond.


Pourquoi avoir lancé ces offensives ?

C'est donc tout le paradoxe de ces offensives constantes des Russes, qui grignotent du terrain mais à un prix tellement élevé que ce sont au mieux des victoires à la Pyrrhus (comme à Bakhmut et à Avdiivka),  et au pire des défaites cinglantes (comme à Vuhledar). On a vu que le rapport des pertes, lors de la contre-offensive ukrainienne était proche de 1:1 (en ce qui concerne les pertes matérielles visuellement confirmées), ce qui est intenable sur le long terme pour l'Ukraine. Mais depuis que les Russes sont à l'offensive, ce rapport est proche de 3:1, ce qui est intenable sur le long terme pour les Russes. Car si l'armée russe est un peu plus nombreuse et dispose de plus de matériel, ce n'est probablement pas dans un rapport de 1 à 3. 

En ce qui concerne les pertes humaines, les pro-russes soulignent que la population russe est 4 fois plus nombreuse que la population ukrainienne, et donc que les Russes peuvent se permettre de perdre 4 fois plus d'hommes. Mais perdre 4 fois plus d'hommes alors que la taille de l'armée russe (~1 200 000) n'est même pas deux fois supérieure à la taille de l'armée ukrainienne (~700 000) signifie que le taux de perte des unités russes est plus important. Ces pertes sont certes compensées par un taux de "remplissage" lui aussi plus important, mais cela signifie que l'armée russe gagne moins "d'expérience" car ses soldats sont plus souvent tués et remplacés par de nouvelles recrues. Et qu'obtiennent les Russes en échange de ces pertes disproportionnées ? Un grignotage des défenses ukrainiennes. Défenses qui, une fois prises, sont reconstituées quelques kilomètres plus loin.

Et même si les Russes arrivaient à conquérir Pokrovsk, voire même la totalité du Donbas (ils en sont encore très loin), cela ne mettrait pas fin à la guerre. Les usines de production d'armes ukrainiennes ne sont pas dans le Donbas, mais dans l'ouest de l'Ukraine et en Occident. Les Russes capturent des villes détruites, vidées de leurs habitants, et qui ne leur servent à rien, à part à dire "qu'ils avancent". Le grignotage des lignes de défense ukrainiennes devient une fin en soi, ou plutôt, cela sert juste à alimenter la propagande russe en maintenant l'illusion que "la Russie est en train de gagner".

Car je pense que Poutine sait bien qu'il ne peut pas gagner cette guerre tant que l'Occident soutient l'Ukraine. Tout son calcul, toute sa stratégie, c'est de faire en sorte que l'Occident abandonne l'Ukraine. Il est persuadé que les Occidentaux finiront par se lasser, ou, encore mieux, que les prochaines élections porteront au pouvoir des partis pro-russes, comme c'est arrivé en Slovaquie. Et pour arriver à ce résultat, quoi de mieux que de faire croire que la victoire russe est inéluctable, que l'argent envoyé en Ukraine ne sert à rien ? Ces arguments portent dans une partie de l'électorat, surtout aux USA où on se sent moins menacé par la puissance russe. 

Mais il y avait pourtant une bien meilleure stratégie pour les Russes: diminuer l'intensité du conflit, laisser les Ukrainiens galérer avec leur contre-offensive, et profiter de ce temps passé sur la défensive pour reconstituer une armée de manoeuvre capable de réussir là où l'armée russe avait échoué en 2022. Avec, en plus, le bénéfice d'avoir peut-être Trump à la maison blanche en 2025, et peut-être que les Occidentaux, croyant la situation stabilisée, seraient moins enclins à armer l'Ukraine et/ou à se réarmer.

Une telle stratégie "d'endormissement" du front pour ne reprendre les offensives qu'une fois la Russie prête à percer le front semblait donc être bien meilleure, du moins militairement, que celle consistant à intensifier le combat dès octobre 2023. On peut trouver trois explications à ce choix d'une stratégie inférieure, classées de la moins favorable à l'Ukraine à la plus favorable à l'Ukraine:

  1. Les Russes ont les moyens de gagner même avec la mauvaise stratégie: peut-être que l'on sous-estime encore les capacités de production de la Russie, la résilience de son économie, et/ou que l'on sur-estime celles de l'Ukraine; autrement dit: la Russie peut gagner la guerre d'attrition, même avec les désavantage d'être passé à l'offensive; dans ces conditions, Poutine, qui ne se préoccupe pas du coût de la guerre, va au plus vite
  2. Il s'agit d'une erreur stratégique: Poutine croit qu'on est dans le cas 1, mais se trompe et/ou il est persuadé que Trump va gagner et lui offrir la victoire sur un plateau si Poutine maintient l'illusion de la victoire jusqu'en janvier 2025 
  3. Poutine ne pouvait pas se permettre d'attendre pour des raisons économiques et/ou politiques: peut-être que l'économie russe va plus mal qu'on ne le pense, peut-être que la révolte gronde et que la Russie ne peut pas tenir sur le long terme.

Au vu des données disponibles publiquement, le cas 2 est le plus probable. Mais il faut garder à l'esprit que nous sommes loin d'avoir une estimation fiable des capacités russes, qui sont peut-être bien meilleures, ou bien pires, que ce qu'on croit savoir.

Il est aussi possible (en parallèle de ces trois cas) que l'armée russe soit incapable de reconstituer une masse de manœuvre et que la tactique utilisée depuis novembre 2023 (bombardements massifs, micro-avancées en "consommant" beaucoup de recrues peu formées) soit la sophistication maximale dont est capable l'armée russe en ce moment, et donc que Poutine sait que de toute manière, il ne peut obtenir mieux que les petits gains territoriaux du "grignotage".


 

Conclusion

Alors que l'armée ukrainienne progressait difficilement dans sa contre-offensive, l'armée russe a lancé une série d'offensives sur l'ensemble du front, qui lui ont permis de grignoter du terrain mais au prix de pertes telles que, sur le long terme, les Russes facilitent la tâche des Ukrainiens. En effet, les Ukrainiens ont une stratégie qui vise à mettre "KO debout" l'armée russe, et ces offensives russes permettent aux Ukrainiens de se rapprocher de cet objectif stratégique tout en ayant moins de pertes de leur côté.

Pourtant, rien (à ma connaissance) n'obligeait Poutine à intensifier le conflit plutôt que de laisser l'armée ukrainienne s'épuiser. Il aurait pu diminuer l'intensité du conflit, reconstituer son armée et ne frapper qu'en 2025 dans des conditions bien plus favorables. Mais il a préféré attaquer directement, au risque d'épuiser encore plus rapidement les réserves (de matériel militaires, d'hommes et de devises étrangères) dont disposait la Russie en 2022. Ces réserves étaient très importantes, mais ont bien fondu et risquent de s'épuiser d'ici fin 2025.

Ce choix de Poutine est probablement une erreur stratégique de sa part; désormais, il n'a d'autre choix que de compter sur l'arrivée au pouvoir de certains de ses sympathisants (en particulier Donald Trump) pour que ceux-ci lui offrent une victoire avant que la Russie n'épuise ses réserves. Nous saurons en novembre prochain si le pari de Poutine réussira. 

Mais pour en revenir à la contre-offensive ukrainienne, je voudrais finir par une observation. Je ne sais pas si c'était intentionnel (probablement pas), mais tout le récit médiatique autour de la contre-offensive ukrainienne a au final pu pousser les Russes à la faute:

  • tout le narratif sur "la grande contre-offensive ukrainienne" (alors que l'Ukraine n'y a consacré que des moyens limités) a pu pousser Poutine à vouloir y mettre fin, notamment en lançant les énormes attaques contre Avdiivka
  • toutes les exagérations médiatiques sur la "prise du village stratégique de Robotine" et sur la libération de quelques autres localités ont pu faire croire que ce type de grignotage territorial était la définition même d'une offensive réussie, alors que c'était plutôt un échec opérationnel
  • tous les articles sur l'armée ukrainienne "à court d'hommes et de munition suite à l'échec de leur contre-offensive" ont pu faire croire aux Russes que l'état de l'armée ukrainienne était bien pire que ce qu'elle est en réalité, et les poussant à l'offensive persuadés que ça finira bien par craquer. Et a permis aux Ukrainiens de les prendre totalement par surprise avec l'offensive dans la région de Koursk.

jeudi 8 août 2024

Kursk 2024

Le 6 août 2024, à la surprise générale, l'Ukraine a envahi la Russie, et a lancé une attaque mécanisée dans l'oblast de Koursk qui a débordé les faibles défenses russes. Petite analyse "à chaud" de ce qui s'y passe.

détournement de la boite du jeu Kursk 1943, édité par TS Wargames

 

 

Que se passe-t-il ?

Comme ni l'Ukraine, ni la Russie ne communiquent vraiment sur cette attaque, le brouillard de guerre est encore bien épais. Ce que l'on peut déjà en dire:

  • l'Ukraine a attaqué avec une force mécanisée relativement importante, probablement plusieurs bataillons voire même plusieurs brigades; on parle de la 22e brigade mécanisée et de la 82e brigade d'assaut aérien qui mèneraient cet assaut
  • contrairement aux incursions précédentes, qui étaient menées par les Russes/Biélorusses combattant du côté des Ukrainiens (deux petites formations ayant au mieux quelques centaines de combattants), cette fois-ci c'est l'armée régulière ukrainienne qui est à la manœuvre, avec donc des effectifs bien plus importants
  • les forces ukrainiennes ont rapidement débordé les forces russes situées directement à la frontières (et ont fait plusieurs dizaines de prisonniers au poste-frontière de Gogolevka) et ont pénétré les défenses russes dans une profondeur de 10-15km pour atteindre, voire dépasser, la principale ligne de défense russe dans la région. Certains milbloggers russes parlent même d'une pénétration de 30 km de profondeur
  • l'Ukraine garde un silence absolu sur ces opérations. Il semblerait qu'ils auraient conquis au moins 135 km2 de territoire russe
  • la Russie a commencé par dire que l'attaque avait été complètement repoussée (tout en disant que c'est une escalade inacceptable), avant de devoir admettre que l'Ukraine était allée un peu plus loin que la frontière. Ils ont commencé à employer leurs forces aériennes et même des missiles Iskander sur leur propre territoire. La confusion règne dans les rangs russes, si bien qu'un hélicoptère russe aurait détruit par erreur deux tanks T-62M.

Plusieurs analystes (bien plus compétents que moi) ont déjà donné leur avis sur cette offensive, je vais donc éviter de répéter ce qui peut être lu ailleurs. Je recommande notamment l'analyse de Mike Ryan, et celle de l'ISW, en français celle de Stéphane Audrand et je vais me concentrer sur quelques questions stratégiques.



L'Ukraine a-t-elle les moyens de mener une telle offensive ?

Depuis des mois, on dit que l'Ukraine manque d'hommes et de matériel. Personne ne s'attendait donc a une offensive ukrainienne, surtout dans ce secteur. L'Ukraine est en difficulté sur le front Est. Aussi, certains analystes, comme Tatarigami et Sarcastosaurus, reprochent à l'Ukraine d'y consacrer des moyens qui pourraient être bien plus utiles pour essayer de repousser les Russes dans le Donbass. Je pense que c'est un mauvais reproche, pour les raisons suivantes.

D'abord, il faut se rappeler qu'il y a quelques mois, suite à l'offensive russe sur Kharkiv, c'est l'Ukraine qui pensait devoir subir une attaque russe vers Sumy. Il est probable qu'ils ont donc déplacé au moins une ou deux brigades mécanisées dans la région, et que ce sont ces brigades qui sont aujourd'hui à l'offensive. 

Ensuite, je rappelle que l'Ukraine n'est pas en infériorité numérique, de manière générale. Si la Russie a la supériorité numérique dans certains secteurs, ce n'est pas vrai si on prend en considération l'ensemble des forces Ukrainiennes (comparé à la taille de la force d'invasion russe). L'Ukraine a tout intérêt à "activer" ses unités qui doivent de toute manière garder la frontière en prévision d'une possible attaque russe.

Reste la question des munitions. Peut-être que cette offensive a été permise par l'arrivée (il y a quelques semaines) des 100 000 premières munitions achetées avec "l'initiative tchèque". L’Allemagne a aussi très fortement augmenté ses livraisons de munitions au mois de juin 2024, livrant 71 000 obus. Il semble que ces livraisons sont suffisantes pour mener au moins une "petite" offensive, ou pour renforcer les défenses ukrainiennes dans le Donbas. La question est donc de savoir si ces munitions sont plus utiles dans cette offensive ukrainienne que sur le front de l'est.

Et je pense que la réponse est oui, pour la bonne raison que la Russie est bien plus à l'aise dans une guerre "statique" que dans une guerre de mouvement. Jouer le jeu des Russes, en envoyant toujours plus de troupes dans les tranchées à l'Est, n'est pas à l'avantage de l'Ukraine. Et puisque le front est ne peut pas être percé pour le moment, autant chercher la guerre de manœuvre là où il est possible de la mener: en Russie. 

D'autant plus que l'Ukraine dispose de beaucoup de brigades "légères" (défense territoriale, garde nationale), de Humvee et autres véhicules peu blindés mais très mobiles (par exemple les AMX-10RC) qui permettent à l'Ukraine de manœuvrer très rapidement si en face ils ne disposent pas de mines, de tranchées et de moyens lourds. Le problème est plus l'anti-aérien, mais pour peu que les Ukrainiens, profitant de la confusion russe, approchent une batterie Patriot à Sumy et les avions russes peuvent avoir quelques mauvaises surprises.



Quel intérêt ? 

On ne sait pas quel est l'objectif des Ukrainiens dans le secteur. Est-ce un raid de grande ampleur ? Cherchent-ils à occuper durablement le terrain ? Il est encore trop tôt pour le dire. 

Quoi qu'il en soit, le bénéfice de cette attaque est déjà énorme: en déstabilisant les forces russes dans la région, les Ukrainiens ont obtenu une victoire facile, et capturé des prisonniers: il est possible que ceux-ci sont des "planqués" ayant plus de valeur que les soldats russes de type "chaire à canon" envoyés dans le Donbas. De plus, si les Ukrainiens peuvent contrôler durablement du territoire russe (ce qui est loin d'être acquis), cela peut leur servir de levier pour un éventuel marchandage (même si je doute que Poutine négociera quoi que ce soit d'autres qu'une reddition ukrainienne). Ils reprennent aussi l'initiative à peu de frais, contraignent l'armée russe à une guerre de mouvement pour laquelle elle n'est plus équipée/organisée et moralement/médiatiquement, cela permet aussi de contrebalancer les avancées russes dans l'Est de l'Ukraine.

Mais le plus grand avantage, c'est d'avoir brisé le tabou d'une attaque directe sur le sol russe. Depuis 2022, l'Ukraine est contrainte de se battre "une main dans le dos" par les Occidentaux qui ne veulent pas que la guerre change d'échelle et que l'Ukraine attaque le territoire russe. Et là, ils l'ont fait. Et il n'y a quasiment aucune réaction: c'est les vacances, c'est les JO, c'est les élections américaines. Bref, l'Occident a la tête ailleurs. La distraction de l'Occident, qui fait si mal à l'Ukraine (en tarissant l'aide militaire pourtant si nécessaire), est exploitée par elle pour mettre tout le monde devant le fait accompli: oui, l'Ukraine peut opérer sur le sol russe, il n'y a aucune raison que le territoire russe soit un sanctuaire. Poutine ne déclenche pas la guerre nucléaire pour autant.

Et si le territoire russe n'est pas un sanctuaire, cela rend la Russie très vulnérable. D'abord, même s'ils arrivent à repousser les brigades ukrainiennes opérant actuellement sur le sol russe, ils devront par la suite grandement augmenter les troupes défendant la frontière. Après les premiers raids en Russie (en mai 2023), les Russes avaient dû mettre suffisamment de troupes pour repousser les raids de petite ampleur (limités par la taille de la légion des volontaires russes). S'ils doivent garder la frontière contre une possible attaque mécanisée ukrainienne, ils vont devoir y consacrer nettement plus de troupes.

Pire: si les Ukrainiens sont "autorisés" à opérer en Russie, cela leur offre de nouvelles possibilité de manœuvre, par exemple dans la région de Kharkiv: plutôt que d'attaquer frontalement les Russes pour reprendre Vovchansk, pourquoi ne pas plutôt passer par la Russie et encercler toutes les troupes russes du secteur ? Et au nord de Kupyansk passe la ligne de chemin de fer Belgorod - Luhansk, une des lignes de ravitaillement les plus importantes des Russes. Pour la couper, il faudrait que l'Ukraine libère tout le territoire jusqu'à Starobilsk, à environ 100km du front... ou avancent de 10km en Russie et s'emparent de Ourazonvo.

Et, qui sait, peut-être que le manque de réaction russe incitera enfin Scholtz à livrer les Taurus et Biden à autoriser les frappes d'ATACMS contre les aérodromes situés sur le sol russe. Mais là je rêve un peu trop.

vendredi 2 août 2024

Guerre en Ukraine: bilan du mois de juillet 2024

Comme chaque mois, voici un petit bilan du mois de juillet 2024, à mettre en perspective avec les constats que j'avais faits fin juin, fin juillet, fin août, fin septembre, fin octobre, fin novembre, fin décembre 2023 ainsi que fin janvier, fin février, fin mars, fin avril, fin mai et fin juin 2024.

Une fois de plus, l'armée russe grignote du terrain au prix de pertes considérables. Les avancées russes ont eu lieu sur tout le front (sauf à Kharkiv) et deviennent préoccupantes pour les Ukrainiens, car elles menacent plusieurs points stratégiques très importants: Siversk, Chassiv Yar, Toretsk, Pokrovsk et même Vuhledar.

En particulier, le secteur au nord et à l'ouest d'Avdiivka a vu des gains territoriaux russes importants car ils menacent l'ensemble des lignes de défense ukrainiennes dans la région.

Avancées russes au mois de juillet (carte @pouletvolant3)

EDIT: Pour plus d'information sur les territoires conquis par les Russes, je renvoie au très complet bilan du mois de juillet, par Militaryland.net.



Pertes russes

Je rappelle les pertes russes telles qu'annoncées par les officiels Ukrainiens dans les 4 catégories à surveiller: Artillerie, MLRS, DCA et équipements spéciaux. Pour chacune, je vais donner les chiffres mensuels habituels ces derniers mois, ainsi que les moyennes pour la première année (mars 2022 à février 2023) et la deuxième année (mars 2023 à février 2024) puis les chiffres de mars > avril > mai > juin > juillet 2024

  • Artillerie 
    • moyenne 1ere année: 190/mois
    • moyenne 2e année: 650/mois
    • 980 (mars) > 961 (avril) > 1129 (mai) > 1393 (juin) > 1553 (juillet)
  • MLRS
    • moyenne 1ere année: 40/mois
    • moyenne 2e année: 43/mois
    • 23 (mars) > 30 (avril) > 35 (mai) > 22 (juin) > 21 (juillet)
  • DCA
    • moyenne 1ere année: 21/mois
    • moyenne 2e année: 37/mois
    • 53 (mars) > 36 (avril) > 36 (mai) > 58 (juin) > 34 (juillet)
  • Équipements spéciaux
    • moyenne 1ere année: 19/mois
    • moyenne 2e année: 114/mois
    • 228 (mars) > 148 (avril) > 187 (mai) > 284 (juin) > 249 (juillet)

C'est donc un niveau record en matière d'artillerie.

Selon les chiffres mensuels, compilés par Ragnar Bjartur Gudmundsson, les pertes humaines (35 420) sont équivalentes à celles de juin et un peu moins importantes qu'en mai, mais largement au dessus de tous les autres mois. Les pertes matérielles (4 900) sont largement au dessus de celles du mois de juin et constituent donc un nouveau record. A noter que, pour les équipements, la très grande majorité concerne l'artillerie et les véhicules de logistique (souvent des véhicules civils), ce qui explique pourquoi les chiffres Oryx sont bien plus bas.

En ce qui concerne les frappes à longue distance, je conseille ce récapitulatif fait par Tom Cooper/ Sarcastosaurus.

 

 

Les défenses ukrainiennes menacées

On aurait pu croire que, avec l'arrivée des obus de l'initiative tchèque et la reprise des livraisons américaines, les Ukrainiens auraient eu de quoi stopper ou du moins fortement ralentir les offensives russes. Il n'en a rien été. Au contraire, les Russes ont obtenu certains succès tactiques, notamment vers Pokrovsk et Toretsk. 

Vers Toretsk, les Russes ont rapidement pris des fortifications qui tenaient pourtant depuis 2014. Il semble que la raison de ce succès russe est une erreur du commandant ukrainien du secteur qui, pour renforcer les défenses de Chassiv Yar, a permuté la 24e brigade (qui défendait Toretsk) avec la 41e brigade, qui était épuisée par des mois de combat à Chassiv Yar. De plus, la 41e brigade mécanisée est sous équipée et ne vaut guère mieux qu'une unité de défense territoriale. Ce qui fait que cette dernière n'a pu résister aux assauts russes vers Toretsk et la petite ville voisine de New-York. Les Russes se sont engouffrés dans la brèche et maintenant, les Ukrainiens ont le plus grand mal à les contenir malgré le renfort de 5 brigades (24e, 32e, 53e, 100e brigades mécanisées, 95e brigade d'assaut aérien). 

Comme lors de la percée d'Ocheretyne fin avril, le commandement ukrainien a fait l'erreur de faire défendre une position stratégique par une unité fatiguée et sous-équipée, les Russes ont immédiatement profité de cette faiblesse ukrainienne pour prendre un point défensif vital et les Ukrainiens se trouvent incapable de contre-attaquer et dépensent beaucoup d'hommes et de matériel simplement pour essayer de colmater les brèches.

Il en est de même dans le secteur de Pokrovsk où les brigades ukrainiennes défendant la région semblent complètement épuisées, en manque d'hommes et de matériel. Les Russes progressent relativement rapidement dans le secteur et ne sont plus qu'à une quinzaine de km de Pokrovsk et seulement 5km de l'autoroute qui relie Pokrovsk à Kostiantynivka (la grande ville juste derrière Chassiv Yar) qui est une ligne de ravitaillement importante pour l'armée Ukrainienne. Deux bataillons de la 31e brigade ukrainienne ont même été temporairement encerclés car le commandant de cette brigade a ordonné à ses hommes de ne pas reculer alors qu'autour d'eux les défenses ukrainiennes cédaient. Les hommes ont ensuite désobéit à leur commandant et se sont échappés avec l'aide de la 47e brigade mécanisée.

Pire: il semble que les Ukrainiens ne renforcent pas cette région, alors même que c'est la principale direction des attaques russes. Est-ce parce qu'ils n'ont plus aucune réserve ? Ou bien est-ce que ça fait partie d'un plan et qu'ils préparent un contre dévastateur ? J'aimerais croire à la seconde hypothèse; hélas, les derniers mois passés laissent penser que la première hypothèse est bien plus probable.

Au cours du mois de juillet, les positions défensives ukrainiennes se sont considérablement dégradées, notamment du fait d'erreurs de commandement ukrainien tant au niveau opérationnel que stratégique. L'Ukraine a besoin urgemment d'hommes et de matériel; malheureusement, du fait des retards de la mobilisation ukrainienne et des livraisons occidentales très insuffisantes, les 14 nouvelles brigades que l'Ukraine tente de constituer depuis plusieurs mois ne sont ni entraînées, ni équipées correctement, et ne sont donc pas prêtes au combat.



Situation internationale

Pendant ce temps, l'Occident est surtout occupé à ne rien faire. C'est l'été, et  c'est les élections. Au Royaume-Uni, ce sont les travaillistes qui ont remporté les législatives et ont formé un nouveau gouvernement, mais comme ils sont aussi pro-Ukraine, ça ne change rien au soutien britannique. En France, Macron a perdu les élections mais entend maintenir le gouvernement démissionnaire jusqu'à la mi-aout, voire jusqu'en septembre: c'est les JO, et c'est les vacances, et puis la gauche n'a qu'une majorité très relative. Du coup, tout est paralysé. Alors, l'Ukraine... pschitt, disparu des radars.

Mais c'est surtout aux USA qu'on a eu le droit à une série de rebondissements qui pourraient bien décider du sort de l'Ukraine. Le 16 juillet, Donald Trump s'est fait tiré dessus par un jeune homme qui a raté sa grosse cible. Sur ce, le criminel (pas le tireur, l'autre) bénéficie d'une aura de "miraculé" et la présidentielle américaine semble pliée en faveur de Trump. Quelques jours plus tard, ce dernier choisit comme colistier J.D. Vance, très fortement hostile à l'Ukraine. Poutine triomphe.

Le 23 juillet, nouveau rebondissement: Joe Biden se désiste, et Kamala Harris prend rapidement le relais, insuffle une énergie nouvelle dans la campagne et rattrape rapidement le retard sur Trump et Vance, alors que ces derniers enchaînent les gaffes. S'il est encore trop tôt pour savoir qui gagnera en novembre, le match semble désormais bien plus équilibré. Les démocrates ont maintenant une chance de remporter les élections. Si cela se produit, cela signifiera un échec énorme pour Poutine qui mise tout sur l'élection de Trump.

A part ça, les tous premiers F16 sont arrivés en Ukraine, plus d'un an après avoir été promis.

 

Big boum big badaboum

Dans la nuit du 17 au 18 septembre 2024, les Ukrainiens ont détruit un important dépôt de munitions situé à proximité de la ville de Toropet...