Depuis plus de 18 mois, l'armée ukrainienne est présentée, non seulement dans les média russes mais aussi dans la plupart des médias occidentaux, comme épuisée, inférieure en nombre et en équipement à l'armée russe, et au bord de la rupture. Les réformes nécessaires (élargissement de la conscription, meilleures méthodes d'entrainement, meilleur commandement) tardent à se mettre en place, et l'offensive russe, qui dure maintenant depuis octobre 2023, se poursuit toujours de plus belle, au point que les Ukrainiens disent maintenant redouter une nouvelle offensive d'été russe.
Aujourd'hui je voudrais explorer une hypothèse un peu folle, mais qui mérite qu'on se pose au moins la question: et si c'était délibéré ? Et si les Ukrainiens faisaient exprès de perdre la guerre, ou plutôt, faisaient exprès de donner l'impression de perdre la guerre ?
Disons-le d'emblée, cette hypothèse ne résiste pas au rasoir de Hanlon: « Ne jamais attribuer à la malveillance ce que la bêtise suffit à expliquer. Il est bien plus probable que les difficultés des Ukrainiens s'expliquent par des erreurs de commandement auxquelles j'ai consacré quatre billets [1][2][3][4], qu'à un plan délibéré. Difficultés qui sont ensuite exagérées par les journalistes pour faire vendre du papier, et qui donnent l'impression que l'Ukraine perd la guerre. Mais, aussi improbable soit-elle, cette hypothèse expliquerait bien des choses comme je vais l'expliquer.
Une gigantesque feinte ?
La principale raison qui me fait envisager cette hypothèse est le rythme de progression russe. Cela fait maintenant 18 mois que les Russes "grignotent" constamment les défenses ukrainiennes, avec parfois quelques accélérations mais globalement ça reste un rythme de progression tout juste suffisant pour qu'ils aient l'illusion de "gagner la guerre" mais trop lent pour percer ou simplement pour progresser significativement, même si on teint compte que l'armée russe est maintenant principalement une armée d'infanterie bien moins mécanisée qu'elle ne l'était en 2022. Et surtout, si les Ukrainiens étaient réellement au bord de l'effondrement, il devrait y avoir une accélération. Il y en a bien eu une petite accélération de juillet à novembre 2024, mais celle-ci peut s'expliquer par des Russes qui "mettent le paquet" juste avant les élections américaines plus que par un fléchissement des défenses ukrainiennes. L'hypothèse d'une feinte ukrainienne n'est pas la seule qui peut expliquer ce phénomène (par exemple, ce pourrait être les Russes qui freinent délibérément leurs avancées), mais elle reste l'hypothèse la plus simple.
Il y a aussi quelques épisodes qui font froncer les sourcils, comme quand Budanov, le chef du renseignement ukrainien et très souvent optimiste sur l'issue de la guerre, aurait dit en comité réduit qu'en l'absence de négociations sérieuses avant l'été 2025, l'existence même de l'Ukraine serait en jeu. Même si d'autres ont dit que la citation était inexacte, et que l'administration ukrainienne a officiellement démenti, l'ensemble de la séquence fait penser à une fuite organisée par Budanov lui-même, une manière de leurrer les Russes, de donner du crédit à l'idée que l'armée ukrainienne serait au bord de l'effondrement.
De même, les Ukrainiens ne démentent que mollement les nombreux articles les présentant comme "au bord de l'effondrement" dans la presse occidentale. Ils ont laissé s'installé ce narratif (bien nourri par les trolls russes qui le répètent en boucle depuis des années) et concèdent souvent avoir de grandes difficultés sur le terrain.
Enfin, il y a la fâcheuse habitude du haut commandement ukrainien de colmater les brèches du front en envoyant des bouts de brigades. C'est le genre de truc que n'importe quel commandant un peu compétent ne ferait qu'en ultime recours, tant cela va à l'encontre de toute bonne gestion des ressources militaires disponibles. Or, les Ukrainiens le font régulièrement depuis octobre 2023 (et même avant). Tout cela donne l'impression que les Ukrainiens sont constamment au bord de l'effondrement, et pourtant ils tiennent toujours et, d'après leur statistiques (dont j'ai discuté la fiabilité) sont même en train d'infliger de plus en plus de pertes aux Russes.
Pourquoi l'Ukraine voudrait-elle "perdre la guerre" ?
Si un des principes de l'Art de la Guerre est bien de feindre la faiblesse quand on est fort, quel serait l'intérêt pour l'Ukraine d’apparaître constamment au bord de l’effondrement ? Réponse simple: pousser les Russes à les attaquer, encore et encore, en se disant que l'Ukraine finira bien par craquer.
J'en ai déjà parlé il y a près d'un an: en octobre 2023, la meilleure stratégie pour les Russes aurait été de réduire l'intensité des combats, laisser les Ukrainiens s'épuiser dans une contre-offensive qui ne menait à rien et reconstituer leur armée pour attaquer en force plus tard. Le lent grignotage des défenses ukrainiennes est la stratégie la plus coûteuse, pour les Russes, et la plus incertaine.
De plus, avec Donald Trump qui est prêt à "stopper les combats" sans offrir une quelconque garantie de sécurité à l'Ukraine, et donc à revenir à la situation expliquée au précédent paragraphe, le fait que les Russes croient l'Ukraine au bord de l'effondrement incite Poutine à refuser un plan qui lui est pourtant très favorable. Est-ce que ce sera suffisant pour que Trump se décide enfin à agir contre Poutine ? Je ne le pense pas, et d'ailleurs, si cette "gigantesque feinte" a été mise en place, ce fut bien avant l'élection de Trump. Les Ukrainiens ont d'autres plans.
Il ne faut pas oublier que l'objectif stratégique pour l'Ukraine, c'est de chasser entièrement les Russes de son territoire. Pas simplement de résister, de tenir les lignes actuelles, mais bien de vaincre les Russes. Et cela ne pourra se faire que si la Russie s'écroule économiquement et/ou militairement. Militairement, cela voudrait dire mettre l'armée russe "KO debout", c'est à dire dans une situation où, n'ayant pas perdu de terrain, les Russes ont perdu tant d'hommes et de matériels qui ne pourront pas résister à une contre-offensive ukrainienne.
Les Ukrainiens peuvent-ils contre-attaquer ?
Encore faudrait-ils que les Ukrainiens en aient les moyens. Or, d'après les informations disponibles en sources ouvertes, ce n'est pas le cas, d'autant plus avec l'arrêt des livraisons américaines suite à la prise de fonction de Trump. Les pertes matérielles des Ukrainiens sont grandes; pire, d'après les chiffres Oryx, le rapport des pertes visuellement confirmées oscille actuellement autour de 1,5:1 en faveur des Ukrainiens. Ce rapport de perte est malgré tout trop peu favorable à l'Ukraine compte tenu de la différence de taille entre les deux pays. Il faudrait au moins du 3:1 pour que l'attrition favorise l'Ukraine. Or, ces trois dernier mois, on constate que les pertes ukrainiennes sont supérieures à la moyenne tandis que celles des russes sont dans cette moyenne. Autrement dit, en analysant les données OSINT, on ne peut qu'aboutir à la conclusion que l'Ukraine perd la guerre d'attrition.
Mais, quand j'ai analysé la fiabilité des chiffres ukrainiens, je suis arrivé à la conclusion que les Ukrainiens ne montrent pas tout ce qu'ils détruisent, loin de là. Dans l'hypothèse de ce "scénario de la grande feinte", il est logique que les Ukrainiens le fassent délibérément, justement pour entretenir l'illusion qu'ils sont en train de perdre la guerre d'attrition. De même, ils pourraient également mentir sur certaines statistiques, comme le nombre de bombardements russes, le nombre de drones/missiles attaquant l'Ukraine chaque nuit, là encore pour donner l'impression que tout va bien pour la Russie, jusqu'à ce que les Russes soient effectivement épuisés.
Cela dit, même à supposer que les Russes sont bien plus mal que ce que les données OSINT le laissent penser, et donc qu'ils perdent la guerre d'attrition, vu l'avantage défensif de la guerre actuel, il faudrait énormément de ressources aux Ukrainiens pour reconquérir durablement un quelconque territoire, même face à une armée russe affaiblie. Ressources que les Ukrainiens n'ont probablement pas. Donc, même avec des hypothèses les plus optimistes pour l'Ukraine, cela semble être une impasse. Sauf à imaginer que les Ukrainiens ont une arme secrète pour désactiver tous les drones, mais là on est plus dans le domaine de la science fiction que dans l'analyse militaire.
Il y a peut-être l'espoir que la Russie s'effondre économiquement, ou que les Russes, face à des pertes démentielles pour des gains mineurs, finissent par se révolter, mais je pense le premier difficile à prévoir et le second très improbable. Ou alors, les Ukrainiens comptent sur une erreur de Poutine, mais laquelle ? Je ne sais pas.
En fin de compte, la réponse est peut-être que, même sans espoir de pouvoir contre-attaquer, les Ukrainiens veulent arriver au point d'épuisement de la Russie, et qu'ils suivent donc la stratégie qui leur donne le plus de chance d'obtenir ce résultat rapidement, avec en plus le mince espoir que la Russie finisse par craquer complètement.
Et Koursk ?
L'attaque surprise dans la région de Koursk, en août 2024, donne des arguments à la fois pour et contre cette hypothèse de la "grande feinte". D'un côté, cela a prouvé que les Ukrainiens avaient des ressources bien plus importantes que ce qui était alors envisagé dans les média occidentaux, et ont su garder le secret jusqu'à leur attaque. D'un autre côté, cette attaque va complètement à l'encontre de la stratégie même de faire croire à la Russie que l'Ukraine est au bout du rouleau.
On peut envisager au moins deux raisons, qui peuvent être complémentaires:
- vu l'importance des élections américaines dans le résultat de cette guerre, les Ukrainiens ont pu considérer qu'il était vital de démontrer que leur cause n'était pas perdue, allant à l'encontre de la rhétorique de Traitor Trump. Si tel était le cas, ce fut en vain; de toute manière, les électeurs américains accordent généralement assez peu d'importance à ce qui se passe à l'étranger
- l'opération était au départ censée être un simple raid pour capturer des prisonniers russes mais, ayant réussi bien au delà du plan initial, les Ukrainiens ont choisi d'occuper le terrain même si cela allait contre leur stratégie générale, par pure opportunité. Cela expliquerait aussi pourquoi les buts de cette opération étaient nébuleux