vendredi 20 septembre 2024

Big boum big badaboum

Dans la nuit du 17 au 18 septembre 2024, les Ukrainiens ont détruit un important dépôt de munitions situé à proximité de la ville de Toropets, dans la région russe de Tver, à environ 500km des frontières de l'Ukraine.


Dépôt de munitions de Toropets, au petit matin du 18/09/2024


 

Un exemple de mauvais journalisme

Dans un premier temps, cette attaque a donné lieu à un n-ième exemple de mauvais journalisme dans certains média, en France et ailleurs.

Voici ce qu'en dit le fil en direct du Figaro:

"Des drones ukrainiens ont «détruit» un entrepôt contenant des missiles et des munitions d'artillerie dans l'ouest de la Russie, a affirmé mercredi à l'AFP une source des services de sécurité ukrainiens, les autorités russes ordonnant, elles, des évacuations en raison d'un «incendie». Des vidéos, publiées sur les réseaux sociaux et par des médias russes et ukrainiens, montrent d'impressionnantes explosions répétées et un immense panache de fumée. L'AFP n'est pas en mesure de confirmer leur authenticité dans l'immédiat."

Et ce qu'en dit celui du Monde:

"Des drones ukrainiens ont « détruit » un entrepôt contenant des missiles et des munitions d’artillerie dans l’ouest de la Russie, a affirmé mercredi à l’Agence France-Presse (AFP) une source du service de sécurité d’Ukraine (SBU), les autorités russes ordonnant, elles, des évacuations en raison d’un « incendie ». Des vidéos, publiées sur les réseaux sociaux et par des médias russes et ukrainiens, montrent d’impressionnantes explosions répétées et un immense panache de fumée. Le Monde n’est pas en mesure de confirmer leur authenticité dans l’immédiat."

C'est quasiment le même texte, et pour cause: c'est une dépêche AFP qui a été copiée/collée. Le Monde a juste pris le soin de changer une référence à l'AFP par le propre nom de son journal et de préciser la signification des acronymes AFP et SBU. Mais, pour être honnête avec le quotidien du soir, ils ont ensuite fait un vrai article sur le sujet, qui est bien meilleur que la dépêche AFP.

Le Monde et Le Figaro ne sont pas les seuls à reprendre ces dépêches AFP qui se contentent de citer les uns et les autres sans jamais chercher à démêler le vrai du faux, comme dans cet article de France 24:

"Les autorités régionales de Tver ont annoncé sur Telegram qu'un "incendie (était) en cours d'extinction à l'endroit où sont tombés les débris d'un drone" à Toropets, sans mentionner d'entrepôt d'armement. Elles ont affirmé que les systèmes de défense antiaérienne continuaient de "repousser une attaque de drones massive" contre la ville. L'Ukraine mène régulièrement des frappes de drones contre le territoire russe, touchant parfois des cibles très éloignées de ses frontières. Elle affirme souvent viser des infrastructures militaires ou énergétiques afin de perturber la logistique des troupes russes."

Notez que:

  • à aucun moment, l'AFP ne souligne le mensonge plus qu'évident des Russes. Ils se contentent de rapporter les dires des un et des autres, sans apporter plus de précisions (comme les photos, vidéos, images satellite etc qui prouvent les dires des Ukrainiens et contredisent les mensonges des Russes
  • ce faisant, ils mettent sur un pied d'égalité les deux, ce qui jette un doute sur l'affirmation ukrainienne

C'est ce qu'on appelle en anglais du "bothsidesism", une forme particulièrement pernicieuse de "journalisme" qui, à la fois par fainéantise et par soucis de neutralité, refuse de "prendre parti" même quand un des camps ment clairement. Et, comme toujours, beaucoup de journalistes refusent de faire une quelconque analyse "à chaud" de ce qui s'est passé.

Déjà, évacuons tout de suite les mensonges russes: le dépôt a bien été en grande partie détruit suite à une attaque aérienne ukrainienne. Cela dit, il reste bien des questions pour lesquelles nous n'avons que des éléments de réponses.

 

 

Que contenait ce dépôt ?  

Le 107e arsenal de la Direction générale des missiles et de l'artillerie (GRAU), situé à quelques km seulement de la petite vile de Toropets, est un dépôt soviétique récemment rénové (de 2015 à 2019, pour 39 millions de $).  Selon Euronews, il contenait 30 000 tonnes de munitions et de carburant, ce qui peut paraître beaucoup mais est possible vu la surface de ce vaste dépôt (5km2). Le site comprenait en effet une centaine de bâtiments de stockage, chacun pouvant contenir jusqu'à 240 tonnes de munitions/explosifs et conçu pour résister "à une petite explosion nucléaire", aux dires des Russes. Les 30 000 tonnes annoncées correspondent donc à la capacité maximale du site, pas nécessairement à ce qu'il contenait au moment de l'attaque.

Selon les sources ukrainiennes, il aurait stocké des éléments pour missiles Tochka-U et iskanders, des bombes aériennes, des obus d'artillerie, y compris de l'artillerie et des missiles nord-coréens. Il n'est pas possible de vérifier les dires ukrainiens (notamment sur la présence de munitions nord-coréennes) mais la violence des explosions et la persistance des incendies indiquent sans aucun doute qu'il y avait beaucoup de matières explosives et inflammables, qui y étaient entreposées.



Quelle a été la violence des explosions  et des incendies ?  

Selon les témoignages, l'attaque s'est produite à 3h du matin, heure locale, et a déclenché de nombreuses explosions secondaires pendant des heures, puisque le site était toujours en flamme au matin du 18 et l'incendie n'était pas encore complètement éteint le 19.  Il y peut-être eu plusieurs vagues d'attaques, celle de 3h n'étant que la première.

La plus forte explosion aurait été équivalente à 240 tonnes de TNT, soit environ 1% de la puissance de la bombe atomique d'Hiroshima et provoquant un petit tremblement de terre (2,8 sur l'échelle de Richter), enregistré à 3h56. Les Ukrainiens parlent même d'une explosion de 1,8 kilotonnes (9% de la puissance d'Hiroshima), dont le souffle se serait propagé dans un rayon de 320 km. Si cela semble exagéré compte tenu des données sismiques, ces dernières laissent penser qu'au moins un entrepôt avec la capacité maximale de 240t a été détruit en un seul coup. Quoi qu'il en soit, on peut déjà affirmer que c'est la plus grosse explosion enregistrée durant cette guerre. Et si ce fut la principale explosion, ce fut loin d'être la seule. Si le tremblement de terre le plus important a eu lieu à 3h56, c'est un total de 18 tremblements de terres qui ont été enregistré pendant les deux heures suivantes. De nombreuses explosions se sont fait entendre, même 24h après l'attaque initiale.

Au matin du 18, les données FIRMS indiquait que les incendies couvraient 13km2, plus du double de la surface du dépôt. Une analyse des images satellites montre que sur les plus de 100 bâtiments entreposant des munitions, 56% ont été détruits, 36% endommagés et seulement 8% sont intacts.



Comment ont procédé les Ukrainiens ? 

Le dépôt est à 500km de leurs frontières. Si les Ukrainiens ont déjà frappé plus loin (jusqu'à 1800 km), c'était à l'aide de drones (similaires à de petits avions à hélice télécommandés) et incapables de pénétrer dans un bunker (les munitions étaient entreposées dans des bunkers censés résister à de petites explosions nucléaires).

Cette nuit là, les Russes disent avoir abattu 54 drones et que les "débris" d'un drone aurait mis le feu au déport de munition, soit exactement le même discours qu'à chaque fois que les Ukrainiens réussissent une de leurs frappes. Les Ukrainiens, eux, disent avoir utilisé 100 drones. NB: cela ne veut pas dire que la vérité est quelque part entre les deux chiffres. Il est possible que le nombre de drones utilisé soit très différent, voire même que ce ne sont pas des drones qui ont été utilisés mais des missiles.

En effet, le site était censé être sécurisé "selon les normes internationales", comment les Ukrainiens ont-ils pu faire exploser les munitions protégées par des bunkers ? Plusieurs explications possibles:

  1. les munitions n'étaient pas stockées dans les bunkers
  2. les bunkers, du fait de la corruption, n'offraient aucune protection
  3. l'Ukraine aurait utilisé des missiles capables de percer les bunkers

Les trois explications posent de sérieux problème aux Russes. Les deux premières signifient à la fois que les Russes ne sont pas capables de protéger leurs dépôts de munitions, l'ignorent et/ou s'en contrefichent, et -pire- que les Ukrainiens ont les informations nécessaires pour savoir où frapper. En effet, les Ukrainiens n'auraient pas lancé une telle attaque s'ils n'avaient pas l'assurance que les bunkers de Toropets étaient inefficaces et/ou inemployés.

La troisième explication est encore pire: si les Ukrainiens disposent de missiles capables de frapper avec précision un bunker à 500 km de leurs frontières et de le détruire, cela signifie qu'ils pourraient théoriquement détruire un bunker dans les environs de Moscou. Nul doute que cette hypothèse doit déjà donner quelques sueurs froides à Vladimir Poutine.


 

dimanche 1 septembre 2024

Guerre en Ukraine: bilan du mois d'août 2024

Comme chaque mois, voici un petit bilan du mois d'août 2024, à mettre en perspective avec les constats que j'avais faits fin juin, fin juillet, fin août, fin septembre, fin octobre, fin novembre, fin décembre 2023 ainsi que fin janvier, fin février, fin mars, fin avril, fin mai, fin juin, et fin juillet 2024.

Ce mois-ci, l'Ukraine a mené une offensive-surprise dans la région de Koursk qui a particulièrement bien réussi.

 

Carte de l'offensive de Koursk présentée par le général Syrsky

 

Dans le Donbas, les Russes continuent d'avancer et menacent toujours plusieurs points stratégiques très importants: Pokrovsk, mais aussi Siversk, Chassiv Yar, Toretsk, et même Vuhledar.

 

EDIT: Pour tous les changements sur la ligne de front, je renvoie au très complet bilan mensuel du site Militaryland.net.


Pertes russes

Je rappelle les pertes russes telles qu'annoncées par les officiels Ukrainiens dans les 4 catégories à surveiller: Artillerie, MLRS, DCA et équipements spéciaux. Pour chacune, je vais donner les chiffres mensuels habituels ces derniers mois, ainsi que les moyennes pour la première année (mars 2022 à février 2023) et la deuxième année (mars 2023 à février 2024) puis les chiffres de mars > avril > mai > juin > juillet > août 2024

  • Artillerie 
    • moyenne 1ere année: 190/mois
    • moyenne 2e année: 650/mois
    • 980 (mars) > 961 (avril) > 1129 (mai) > 1393 (juin) > 1553 (juillet) > 1528 (août)
  • MLRS
    • moyenne 1ere année: 40/mois
    • moyenne 2e année: 43/mois
    • 23 (mars) > 30 (avril) > 35 (mai) > 22 (juin) > 21 (juillet) > 45 (août)
  • DCA
    • moyenne 1ere année: 21/mois
    • moyenne 2e année: 37/mois
    • 53 (mars) > 36 (avril) > 36 (mai) > 58 (juin) > 34 (juillet) > 33 (août)
  • Équipements spéciaux
    • moyenne 1ere année: 19/mois
    • moyenne 2e année: 114/mois
    • 228 (mars) > 148 (avril) > 187 (mai) > 284 (juin) > 249 (juillet) > 280 (août)

Sans être des records, ces chiffres sont toujours très impressionnants et montrent que l'armée russe a subi des pertes considérables, une fois de plus. Et c'est aussi le cas des autres chiffres fournis par les Ukrainiens et présentées par le site de Ragnar Gudmundsson: 36 860 hommes et 4720 pièces d'équipement perdus par les Russes. Ces chiffre sont les 2e plus mauvais pour les Russes, toute période confondue.

Ce mois-ci, les Ukrainiens ont eu de beaux succès dans leurs frappes à longue distance contre les aérodromes militaires russes. Liste non exhaustive de ces frappes sur les bases aériennes:

Un important dépôt de munition a été touché le 24/08 dans la région de Voronej. Les Ukrainiens continuent également de frapper les dépôts pétroliers russes. L'attaque contre le dépôt pétrolier de Proletask (oblast de Rostov) a été particulièrement réussie, brûlant toujours 5 jours après l'attaque (l'incendie a au final duré 13 jours, ravageant tout le site). L'Ukraine a également eu des succès maritimes, en frappant les 3 seuls ferrys capables de transporter des wagons de fioul, très important pour la logistique russe:

Les Russes ont aussi eu quelques succès, comme par exemple la destruction au sol d'un Su-27 ukrainien. Le 25 août, ils ont lancé une attaque massive (drones et missiles) qui a notamment frappé les infrastructures énergétiques de l'Ukraine. Ce jour-là, l'Ukraine a aussi perdu son premier F-16 et son pilote, probablement à cause d'un tir ami.

 

 

Tout à Koursk

Deux jours après le début de l'offensive ukrainienne dans la région de Koursk, j'avais fait une première analyse, et je vais maintenant la compléter. On sait désormais que ce n'est pas qu'un simple raid: les Ukrainiens entendent rester et occuper une partie du territoire russe jusqu'à la fin de la guerre. Zelensky a parlé de la création d'une "zone tampon", qui était aussi la justification de Poutine pour ré-attaquer la région de Kharkiv.

Il est d'ailleurs intéressant de comparer l'offensive russe vers Kharkiv, et l'offensive ukrainienne vers Koursk, car les deux sont liées; en effet, l'offensive russe sur Kharkiv a poussé les Occidentaux à accepter l'idée que les Ukrainiens utilisent leurs armes sur le sol russe (avec une portée limitée), et la crainte d'une invasion russe vers Sumy a servi de prétexte pour que les Ukrainiens puissent concentrer plusieurs brigades dans le secteur.

En comparant les deux offensives, on constate que:

  • les Ukrainiens avaient vu les préparatifs russes, mais n'ont pas pu y répondre (à cause de l'interdiction de frapper le sol russe) et ont été un peu surpris sur la date (ils pensaient que les Russes attaqueraient un peu plus tard); les Russes n'ont tout simplement pas compris (ou n'ont pas voulu comprendre) que les Ukrainiens préparaient une offensive et ont été complètement surpris
  • les Russes ont rapidement franchi la première ligne de défense, ont pris une dizaine de villages, mais se sont cassés les dents sur la seconde ligne de défense (fortifiée); les Ukrainiens ont rapidement franchi les deux lignes de défenses russes dès le premier jour de leur offensive
  • les Russes ont principalement attaqué avec de l'infanterie peu mobile; les Ukrainiens, au contraire, ont mené des assauts mécanisés très mobiles
  • la réponse ukrainienne a été rapide et plutôt efficace; la réponse russe lente et plutôt inefficace
  • après les 3 premiers jours, les Russes n'ont plus été capables de progresser et sont toujours (3 mois plus tard) sur la même ligne de front, n'ayant capturé qu'environ 200km2; les Ukrainiens, eux, continuent de progresser 1 mois plus tard, et ont pris environ 1200 km2
  • l'offensive russe vers Kharkiv est une  défaite stratégique, l'offensive ukrainienne est une victoire stratégique

Ce dernier point peut sembler présomptueux. En effet, les analystes sont beaucoup plus prudents et, pour la plupart, réservent leur jugement. Je vous encourage à voir les analyses de Mick Ryan (11 août, 19 août, 25 août), Phillips O'Brien (11 août, 18 août, 25 août), la vidéo de Perun et bien sûr les deux billets de Michel Goya. 

Mais on sait déjà que l'offensive russe vers Kharkiv est un échec, qu'elle a été coûteuse, et qu'elle a levé certaines restrictions sur l'usage d'armes occidentales. A l'inverse, l'offensive ukrainienne a franchi les lignes de défenses russes, occupe ou va occuper un terrain assez facile à défendre, et surtout, a rendu vulnérable l'ensemble de la frontière Russie-Ukraine en franchissant la "ligne rouge" d'attaquer le sol russe avec sa propre armée. Les Ukrainiens ont aussi mis en évidence la faiblesse de l'armée de Poutine, ont montré leur propre force et leur compétence et, même si c'est couvert par le brouillard de guerre, ont probablement obtenu cette victoire avec un rapport de perte très favorable, et en capturant des centaines de prisonniers. 

Certains analystes contestent cette victoire stratégique en avançant les arguments suivants:

Olivier Kempf souligne que que le terrain occupé par l'Ukraine est "désert". C'est une mauvaise analyse, car le terrain occupé par l'Ukraine n'a pas besoin de contenir quoi que ce soit de stratégique (pas besoin d'aller attaquer la centrale nucléaire de Koursk, par exemple); il suffit que ce territoire soit russe et facile à défendre pour le tenir et mettre à mal l'image de "protecteur de la Russie" de Poutine et représenter une victoire politique. Surtout, en montrant la réaction de Poutine (qui a été de minimiser les actions de l'Ukraine, et non d'escalader), c'est tout le bluff de Poutine sur les "lignes rouges" qui est mis à mal. Ce qui est stratégique, ce n'est pas la ville de Soudja, c'est le fait que l'Ukraine peut maintenant attaquer n'importe où sur la frontière, dès qu'ils voient une opportunité.

Dans le même ordre d'idée, certains (par exemple Guillaume Ancel) disent que l'Ukraine occupe du terrain en Russie afin d'avoir de quoi échanger du terrain avec la Russie. C'est une idée séduisante, mais je doute fortement que Poutine soit prêt à négocier quoi que ce soit d'autre que la reddition de l'Ukraine.  Et les Ukrainiens le savent, et ne comptent certainement pas sur des négociations, du moins pas tant que l'armée russe n'a pas été vaincue. Je ne crois donc pas à cette idée de "monnaie d'échange" comme objectif principal de l'armée ukrainienne (même si ça peut effectivement servir de monnaie d'échange dans le pire cas, c'est-à-dire si Trump arrive au pouvoir et force l'Ukraine à capituler).

J'ai déjà argumenté plusieurs fois: le but principal des Ukrainiens, ce n'est pas de prendre des territoires, c'est de détruire l'armée russe. Et l'offensive dans la région de Koursk est une pièce de cette stratégie de destruction de l'armée russe. En menant un type de combat mécanisé, où les lignes de front sont fluides, l'armée ukrainienne déstabilise les Russes (qui, confus, tirent parfois sur leurs propres troupes) et les force à mener une guerre de mouvement pour laquelle les Russes ne sont plus équipés. Les Ukrainiens capturent des hommes et des équipements, ce qui n'était plus arrivé depuis l'automne 2022, tout en limitant leur pertes. Autrement dit: les combats, à Koursk, sont d'un type qui favorise l'Ukraine par rapport à la Russie.

Enfin, le dernier (et principal) argument est que le théâtre de Koursk serait secondaire comparé à la bataille du Donbas, où les Russes poursuivent leur progression, sans y avoir retiré de troupes pour défendre Koursk: cet argument mérite une réponse longue, que je vais donner ci-dessous.



La bataille décisive

En effet, les Russes continuent d'avancer dans le Donbas, en particulier vers Pokrovsk, où la situation des Ukrainiens est décrite comme "extrêmement difficile". Il semble même que la progression des Russes s'est accélérée au mois de juillet et août. Certains analystes (par exemple Macette Escortert) disent que cette progression plus rapide est causée par le retrait de plusieurs brigades ukrainiennes du Donbas pour les envoyer vers Koursk.

A cela, je réponds que le déploiement des unités ukrainiennes reste un mystère, comme je l'ai déjà expliqué. Les brigades sont déployées au niveau bataillon, ce qui fait qu'une même brigade peut apparaître à plusieurs endroits du front. Dès lors, il est difficile, voire même illusoire, de juger de l'effort consacré à l'offensive de Koursk. On a beau placer les brigades ukrainiennes sur les cartes, il faut bien être conscient des limites de  l'exercice et accepter que l'on ne sait pas tout, et donc considérer que ce déploiement de brigades est un "maximum" de l'effort réellement consenti par l'Ukraine. L'Ukraine a retiré certaines troupes du Donbas pour les envoyer à Koursk, on a des témoignages dans ce sens. Combien ? Ont-elle été remplacées par d'autres unités ? L'Ukraine consacre-t-elle trop de moyens à son offensive sur Koursk ? Je ne le sais pas, mais les analystes qui proposent cette théorie ne le savent probablement pas plus; ils se contentent de donner une interprétation qui les satisfait.

Et surtout, il faut bien garder à l'esprit que l'armée ukrainienne n'est pas en infériorité numérique dans l'absolu. Elle a probablement assez d'hommes pour défendre le Donbas et attaquer à Kursk. Je ne sais pas comment ils font, mais lorsque les Russes ont attaqué Kharkiv, les Ukrainiens ont trouvé des brigades à envoyer à Kharkiv. Quand les Russes ont attaqué Toretsk (profitant d'une erreur du commandant opérationnel ukrainien), les Ukrainiens ont trouvé des brigades à envoyer à Toretsk. Pour ne citer que quelques brigades, tout le corps des Marines (35e, 36e, 37e, 38e brigades d'infanterie de Marine, 2 brigades d'artillerie, 2 brigades territoriales, etc) est actuellement du côté de Kherson où les besoins ne sont pas si grands que ça (à moins que les Ukrainiens ne préparent quelque chose dans le coin), à l'exception d'un bataillon de la 36e, déployé à Koursk.

Donc si les Ukrainiens n'envoient pas plus de troupes dans le Donbas, c'est un probablement un choix stratégique. Bon ou mauvais, je ne sais pas encore, mais il faut avoir l'humilité de reconnaître que nous ne disposons pas de tous les éléments et que nous avons moins d'informations que l'état-major ukrainien. Il y a un mois, j'écrivais:

Pire: il semble que les Ukrainiens ne renforcent pas cette région, alors même que c'est la principale direction des attaques russes. Est-ce parce qu'ils n'ont plus aucune réserve ? Ou bien est-ce que ça fait partie d'un plan et qu'ils préparent un contre dévastateur ? J'aimerais croire à la seconde hypothèse; hélas, les derniers mois passés laissent penser que la première hypothèse est bien plus probable.

L'offensive de Koursk, même si elle n'est pas à proprement parler un "contre", a néanmoins été dévastatrice pour les Russes et a prouvé que les Ukrainiens ont encore un peu de réserve. La question est maintenant de savoir s'ils peuvent mener un contre pour couper le "saillant" russe qui s'avance vers Pokrovsk. Probablement pas, mais sait-on jamais.  

Mais prenons l'hypothèse pessimiste: les Ukrainiens n'arrivent pas à contre-attaquer et Pokrovsk est menacée/prise par les Russes. Est-ce que ça signifierait que l'offensive de Koursk serait la raison de cette chute ? Il est tentant de le croire, sachant que les Ukrainiens manquent de troupes dans la région. Mais pourquoi attribuer ce manque de troupe à l'offensive de Koursk plutôt que, disons, l'inactivité du corps des marines toujours à Kherson ? Ou les problèmes de génération de nouvelles forces ? Ou des dizaines d'autres problèmes qu'a l'armée ukrainienne, sans compter les centaines de problèmes résultant d'une aide occidentale insuffisante ? Pokrovsk serait-elle mieux défendue si les troupes mobiles qui sont à Koursk étaient dans les tranchées du Donbass, écrasées par les bombes aériennes russes ?

Cette critique "Koursk vs Pokrovsk" me semble d'autant plus de mauvaise foi que ceux qui la formulent sont aussi ceux qui reprochaient à l'Ukraine de "s'accrocher au terrain" en défendant Bakhmut. Quand l'Ukraine recule, ce n'est pas bien, et quand elle ne recule pas, ce n'est pas bien non plus. Un peu comme si ceux qui formulent cette critique sont surtout obsédés par l'idée de rabaisser l'armée ukrainienne et de minimiser ses succès.

Cette guerre est une guerre d'attrition. Elle ne sera pas décidée par le contrôle de telle ou telle ville, ou tel village du Donbas, mais en détruisant l'armée russe et en imposant un coût (politique, économique et militaire) intenable même pour la Russie. C'est ce que fait l'Ukraine en attaquant à Kursk, en coulant la flotte de la Mer Noire et en envoyant ses drones détruire les infrastructures pétrolières de la Russie, ses radars à longue portée et ses bases aériennes. Je crois que Zelenski et le haut commandement ukrainien l'ont très bien compris, contrairement à tous les analystes qui comptent les cm2 de territoire grignoté par les Russes au détriment de toute autre considération.

Cela ne veut pas dire que le commandement ukrainien n'a pas commis d'erreur: les Ukrainiens auraient dû et doivent encore prendre des mesures radicales pour mieux défendre Pokrovsk, comprendre quelles erreurs ont été commises et comment les rectifier, virer les commandants incompétents et/ou menteurs (il y en a encore un bon nombre), apprendre à leurs troupes comment mener une guerre de tranchée, etc. 

Mais le sort de l'Ukraine ne sera décidé ni à Koursk, ni à Pokrovsk. Il sera décidé aux Etats-Unis, en novembre prochain. Comme je l'ai déjà dit, le seul espoir de Poutine, c'est le retour au pouvoir de Trump. Si les Kamala Harris gagne les élections (et arrive à déjouer les tricheries que Trump ne manquera pas de faire),  Poutine est foutu. Le contraste est d'autant plus fort que Trump a choisi JD Vance comme colistier (connu pour ses positions anti-Ukraine) tandis que Harris a choisi Tim Walz (très pro-Ukraine). Donc la bonne question, dans le débat "Kursk vs Pokrovsk" serait plutôt de se poser la question de savoir si l'offensive de Koursk va aider à diminuer les intentions de vote pour Trump. Pas sûr que ça change beaucoup, dans un sens comme dans l'autre. Mais ça donne l'argument que les Ukrainiens sont encre capables d'offensives réussies, si on leur en donne les moyens.

Fin juillet, Harris avait déjà rattrapé une bonne partie du retard sur Trump. Fin août, elle est maintenant légèrement en tête dans les sondages. S'il est encore trop tôt pour crier victoire tant l'élection s'annonce serrée, il semble que, dans cette bataille décisive, les choses s'améliorent un peu pour les Ukrainiens (et pour le reste du monde aussi).


Big boum big badaboum

Dans la nuit du 17 au 18 septembre 2024, les Ukrainiens ont détruit un important dépôt de munitions situé à proximité de la ville de Toropet...