Comme précédemment, voici un petit bilan du mois de septembre, à mettre en perspective avec les constats que j'avais fait fin juin, fin juillet et fin août.
Ce mois encore, le front n'a quasiment pas bougé malgré l'intensité des combats. Officiellement, seuls 2 villages ukrainiens ont été libéré (si on peut dire, vu ce qu'il en reste) au sud de Bakhmut, ce qui est très peu. sur le principal axe d'attaque ukrainien, après la libération de Robotyne en août, la progression a été très fortement ralentie par l'arrivée de renforts russes (notamment la 76e division de parachutistes). Mais comme je l'ai déjà dit ce qui compte, ce n'est pas le territoire, mais les pertes russes. Et je ne suis pas le seul à le dire.
Requiem pour l'artillerie russe
Je
rappelle les pertes russes telles qu'annoncées par les officiels
Ukrainiens dans les 4 catégories à surveiller: Artillerie, MLRS, DCA et
équipements spéciaux. Pour chacune, je vais donner les chiffres mensuels
habituels (c'est-à-dire jusqu'à février 2023) puis les chiffres de mars >
avril > mai > juin > juillet > août > septembre 2023
- Artillerie (de 100 à 200/mois): 290 (mars) > 238 (avril) > 553 (mai) > 688 (juin) > 677 (juillet) > 691 (août) > 947 (septembre)
- MLRS (de 10 à 65/mois): 48 (mars) > 17 (avril) > 31 (mai) > 57 (juin) > 67 (juillet) > 36 (août) > 63 (septembre)
- DCA (de 5 à 40/mois): 32 (mars) > 16 (avril) > 38 (mai) > 56 (juin) > 73 (juillet) > 38 (août) > 37 (septembre)
- Équipement
Spécial (de 10 à 30/mois): 66 (mars) > 63 (avril) > 99 (mai) >
122 (juin) > 138 (juillet) > 113 (août) > 102 (septembre)
Septembre 2023 a donc été le mois de tous les records pour l'artillerie russe, qui a perdu près de 1000 pièces selon les chiffres donnés par les Ukrainiens. Et ça ne se limite pas à l'artillerie. Si on regarde le total de l'équipement terrestre, le mois d'août avait déjà dépassé (de peu), le record du mois de mars 2022 avec un total de 2206 équipements terrestres russes perdus, et le mois de septembre pulvérise le record avec un total de 2644 équipements terrestres perdus par les Russes.
Par contre, cela ne se reflète pas dans les chiffres Oryx, qui sont juste dans la moyenne (que ce soit pour les Russes comme pour les Ukrainiens). Le ratio des pertes Oryx est toujours de l'ordre de 1,7:1 en faveur des Ukrainiens, le même qu'en août. Comme toujours, deux interprétations contradictoires sont possibles:
- soit les Ukrainiens gonflent leurs chiffres
- soit Oryx (par manque de sources) n'enregistre qu'une faible partie des pertes russes
Personnellement, je crois que la seconde explication est la bonne, sans en avoir la preuve absolue. Il y a cependant bon nombre d'indices (témoignage, baisse de l'intensité des tirs) qui tendent à prouver que les pertes russes en artillerie sont gigantesques. A noter que les Ukrainiens utilisent maintenant régulièrement les HIMARS pour toucher des pièces d'artillerie repérées loin du front. Et l'analyse des données FIRMS laisse penser qu'il y a maintenant une supériorité (au moins locale) de l'artillerie ukrainienne.
Quoi qu'il en soit, si on regarde la "qualité" plutôt que la "quantité", les pertes russes atteignent incontestablement un nouveau record, avec les attaques de missiles (SCALP/Stormshadow) contre la flotte russe à Sebastopol, qui ont réussi 1 sous marin + 1 navire de guerre détruits et au moins un autre endommagé par des drones., et d'autres systèmes très coûteux ont été perdus par les Russes en Crimée. Au total, l'équipement perdu par les Russes (visuellement confirmé) avait une valeur dépassant les 2 milliards (et près de 40 milliards depuis février 2022) selon Ragnar Gudmundsson.
Ces attaques ont culminé le 22 septembre par la destruction du QG de la flotte russe, tuant au passage de nombreux officiers. L'amiral commandant est présumé mort. Les Russes démentent, mais leur seule "preuve" est une vidéo prise avant l'attaque, ce qui laisse penser que l'amiral est mort ou au moins trop blessé pour apparaître dans les médias. La perte des cales sèches et la défense aérienne inopérante ont en tout cas retiré toute utilité au port militaire. Or, ce port est peut-être le port militaire de la Russie le plus important, le fameux port en eaux chaudes recherché par les Tsars et donc le principal point d'intérêt pour les Russes en Crimée. La vulnérabilité de ce port compromet la viabilité de toute la flotte de la Mer noire, et l'Ukraine a obtenu ce résultat simplement avec quelques missiles à longue portée.
Les pertes humaines russes sont en revanche en baisse, sans doute parce qu'ils ont arrêté leur "grande offensive vers Kupyansk", même s'ils continuent toujours certaines attaques locales qui ne mènent généralement à rien. Mais comme ces pertes humaines concernent en grande partie leurs troupes d'élites envoyées pour "boucher les trous" du côté de Robotyne, il est possible que ces pertes humaines russes soient irremplaçables (contrairement aux mobiks ou ex-prisonniers hâtivement formés que Poutine emploie comme chaire à canon).
Quoi qu'il en soit, si les chiffres Ukrainiens reflètent la réalité (et je continue à croire qu'ils sont relativement fiables, et que les chiffres réels se situent quelque part entre 50% et 65% des chiffres annoncés par l'Ukraine) alors le mois de septembre a vu un grand succès ukrainien dans la guerre d'attrition.
Une impossible percée
Cependant, je pense que les Ukrainiens se passeraient bien d'une guerre d'attrition, forcément longue et coûteuse. Car même si le terrain reconquis n'est pas la bonne mesure pour juger du succès de la contre-offensive ukrainienne, il faut garder à l'esprit que l'objectif stratégique de l'Ukraine ne pourra pas être atteint en reprenant 1 ou 2 village par mois. L'attrition n'est idéalement qu'une phase avant d'arriver à un moment où les défenses russes céderont. Or, pour le moment, elles tiennent bien.
On aurait pu espérer, il y a un mois, que les Ukrainiens allaient percer dans le secteur de Robotyne. Comme je le craignais alors, il n'en a rien été. Un mois plus tard, si l'Ukraine a pu avancer un peu. Ce qui, étant donné l'engagement des réserves stratégiques russes (divisions VDV) est déjà un exploit. Mais c'est à un rythme bien trop lent pour pouvoir espérer percer. La saison des pluies approche à grand pas, et si le phénomène de la raspoutitsa est moins marqué dans le sud, cela suffira probablement à stopper les Ukrainiens, d'autant plus que les Russes seront libres de dégarnir d'autres parties du front pour renforcer la région de Zaporijja si besoin.
C'est d'ailleurs ce qui s'est déjà produit, puisque la 76e division VDV vient du secteur de Kremina. Mais ça ne veut pas dire pour autant que les défenses russes sont globalement affaiblies au point de céder ailleurs. Ainsi, les Ukrainiens ont lancé plusieurs attaques à divers endroits, sans grand succès. Au mieux, ils ont pu reprendre quelques positions à Opytne, dans le secteur d'Adiivka, en profitant d'une erreur des Russes. C'est vraiment peu, et cela interroge sur l'état des forces ukrainiennes (plus faible qu'on ne le pense) et/ou des défenses russes (plus fortes qu'on ne le pense).
Dans ces conditions, atteindre puis libérer Tokmak, qui est l'objectif minimal de la contre-offensive, est hors de portée et le restera pendant encore plusieurs mois au minimum. De ce point de vue, il faut reconnaître que l'opération X, comme l'appelle le colonel Goya, est un échec. Ce qui ne signifie pas que les Ukrainiens ont perdus la guerre, ou que le front est figé à tout jamais. Juste qu'ils n'ont pas atteint leurs objectifs et ne le feront pas dans un avenir proche.
Certains, comme Cédric Mas, disent qu'on ne peut pas parler d'échec car les buts de la contre-offensive n'ont jamais été définis et que les Ukrainiens n'ont pas cherché à percer. Ou que l'objectif était de percer, mais que les Ukrainiens ont changé d'objectif fin juin pour entrer dans une guerre d'attrition. Je ne suis pas tout à fait d'accord.
D'une part, parce que je pense que l'attrition a toujours été le but premier des Ukrainiens, et que la destruction de l'artillerie russe s'inscrit dans une stratégie à long terme qui a commencé en mars 2023, une fois les capacités offensives russes grandement neutralisées. L'attaque mécanisée début juin était, à mon avis, un "coup d'essai" pour voir si les défenses russes étaient solides, et non la stratégie principale.
D'autre part car, comme dit plus haut, l'attrition n'est pas le but mais le moyen d'arriver à l'objectif fixé: la libération de la totalité du territoire ukrainien. Et pour y arriver, la première étape était de couper les lignes de ravitaillement russes. C'était l'objectif de la contre-offensive ukrainienne, même s'il n'a jamais été annoncé. Cet objectif n'ayant pas été atteint (loin de là), il faut donc parler d'échec de l'opération ukrainienne.
Des opérations ratées, les alliés en ont connu beaucoup, tant pendant la première que la seconde guerre mondiale. Et pourtant, ils ont gagné ces guerre. Le tout est d'apprendre de ses erreurs et d'aller de l'avant. Si l'opération X a échoué, alors il faut se préparer à l'opération Y, et ainsi de suite, jusqu'à la victoire.
Quelles perspectives pour la suite ?
Déjà, évacuons l'idée (répétée ad nauseam par les poutinistes et les "pacifistes") qu'il faut geler le conflit, que l'Ukraine ne peut pas gagner, etc. J'ai déjà dit ce que je pensais de ces élucubrations. Donc, que pouvons-nous dire sur la suite du conflit ?
La phase d'attrition va se poursuivre, probablement pendant tout l'hiver, et les opérations offensives ukrainiennes ne vont pas s'arrêter même si la météo va imposer ses contraintes. Si cette phase est un succès, alors les Ukrainiens pourront mener une "opération Y" au printemps/été 2024. Où, quand, comment ? Il est encore trop tôt pour le dire. En revanche, on peut déjà parler des conditions nécessaires pour que cette "opération Y" se mette en place et soit un succès.
D'abord, il faut que les Ukrainiens aient le matériel et les armes pour repartir à l'offensive. Or, c'est loin d'être gagné. Car l'attrition concerne aussi bien les Russes que les Ukrainiens. Chaque mois, des centaines d'équipements lourds sont perdus, des milliers d'hommes tués et encore plus de blessés. Il faut donc en permanence donner plus d'aide à l'Ukraine, seul un idiot comme Elon Musk n'arrive pas à le comprendre. Hélas, des idiots comme ça, il y en a beaucoup, et c'est là-dessus que compte Poutine, sur ce deuxième front informationnel.
Mais même parmi les hommes politiques qui soutiennent sincèrement l'Ukraine, beaucoup ne réalisent pas l'effort industriel que représente une telle guerre. Genre ceux qui envoient 31 Abrams en Ukraine et estiment que ce sera suffisant puisque c'est "le meilleur char du monde". Ou, plus généralement, les Occidentaux dans leur ensemble qui ont réagi à la mobilisation russe (300 000 hommes mobilisés en 2022 + 335 000 "volontaires" en 2023, selon les Russes), en envoyant du matériel hétéroclite pouvant péniblement équiper 60 000 hommes seulement. Et qui présentent ces broutilles comme un effort considérable, alors qu'il faudrait faire 5 ou 10 fois plus.
Ensuite, il faudra aussi que les Ukrainiens corrigent également leurs propres erreurs, tant au niveau tactique qu'au niveau stratégique. Je reviendrai là dessus une prochaine fois, mais on peut déjà citer:
- un plan d'attaque sans subtilité ni surprise stratégique et une préparation d'artillerie initiale insuffisante dans les secteurs d'attaque
- une structure de commandement incompréhensible de l'extérieur (j'espère que de l'intérieur, c'est plus clair)
- une défense anti-aérienne défaillante près du front
- une communication parfois brouillonne
Enfin, je veux terminer en rappelant que dans une guerre d'attrition, le moment où l'un des deux "craque" peut survenir brutalement. Il n'y aura peut-être pas une guerre longue, mais il faut s'y préparer, car ce n'est qu'ainsi qu'on donnera aux Ukrainiens la possibilité de gagner, que ce soit une victoire proche ou plus lointaine.