mercredi 19 novembre 2025

La promesse de l'ombre

Dans les "arguments" de Poutine pour justifier sa guerre en Ukraine, et plus généralement sa guerre hybride contre l'occident revient presque invariablement l'idée que l'OTAN n'avait pas le droit d'incorporer les anciens pays du pacte de Varsovie (ou pire: les anciennes républiques de l'URSS) et que la Russie a vécu ça comme une "provocation", d'autant plus que l'OTAN avait promis de ne pas le faire. D'après Poutine, c'est donc l'OTAN qui a "trahi" la Russie. De très nombreuses vidéos, articles, et même une page wikipedia ont déjà été écrits sur cet "argument", mais je voudrais me focaliser juste sur le dernier point. Y a-t-il eu, ou non, une promesse faite à l'URSS/Russie? Si oui, laquelle, qui l'a faite et qui l'a reçue ?


La thèse de Poutine et compagnie

Comme le rappelle par exemple un article du Figaro: Déjà, le 18 mars 2014, le jour de l'annexion de la Crimée, il [Poutine] s'écriait : «Ils nous ont menti à plusieurs reprises, ils ont pris des décisions dans notre dos, ils nous ont mis devant le fait accompli. Cela s'est produit avec l'expansion de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord vers l'est, ainsi qu'avec le déploiement d'infrastructures militaires à nos frontières». Encore auparavant, lors de son discours de 2007 de Munich, considéré comme le moment du tournant anti-occidental du président russe, ce dernier s'interrogeait ainsi : «Nous avons le droit de poser la question : contre qui cette expansion est-elle dirigée ? Et qu'est-il advenu des assurances données par nos partenaires occidentaux après la dissolution du pacte de Varsovie ?». C'est donc un discours qu'il rabâche depuis de très nombreuses années.

Et il n'y a pas que Poutine qui tient ce discours. En France, Mélenchon et Zemmour disent la même chose, en bons poutinistes qu'ils sont. A l'international, c'est souvent les noms de John Mearsheimer et Jeffrey Sachs qui reviennent. Et la thèse de ces gens est toujours la même: "On" (selon les variantes, Georges H. Bush, son secrétaire d'Etat James Baker et/ou le chancelier allemand Helmut Kohl) aurait promis à Gorbatchev de ne pas étendre l'OTAN vers l'est; mais, après la chute de l'URSS, les USA dans leur hubris seraient revenus sur cette promesse et ont accepté (voire même ont incité) à ce que les anciens pays du pacte de Varsovie rejoignent l'OTAN.

Alors certes, tous ces gens reconnaissent (parfois) qu'il n'y a jamais eu de telle promesse écrite. Même  Joshua R. Itzkowitz Shifrinson, un des chercheurs les plus favorables à la thèse de la promesse faite à la Russie de non-extension de l’Otan, concède qu’il n’existe pas d’engagement écrit mais considère que cette promesse a bien été faite lors de discussions informelles, et que "l'erreur" de Gorbatchev aurait été de ne pas consigner par écrit cette promesse orale.


Un mythe démenti par Gorbatchev lui-même

Pour l'OTAN, et pour bon nombre d'historiens de renom, cette thèse est tout simplement un mythe. Et on le sait parce que le premier intéressé, Mikhail Gorbatchev, le dit (à 2:10 de cette vidéo). Les autres personnes impliquées ont elles aussi démenti. Ces témoignages de première main suffisent à invalider la thèse de Poutine. Mais les poutinistes écartent le témoignage de Gorbatchev, qui à l'époque de l'interview (2014) était très vieux et opposé à Poutine.

Ces poutinistes insistent au contraire sur cette prétendue promesse, en s'appuyant sur des documents déclassifiés, et sur certaines citations, dont la plus fameuse, celle de James Baker, adressée à Mikhail Gorbatchev le 9 janvier 1990: "la juridiction militaire actuelle de l'OTAN ne s'étendra pas d'un pouce vers l'est". 

Gorbatchev aurait-il menti ? Non. Car comme Gorbatchev le précise lui-même dans l'interview en question: ces discussions avaient lieu pour discuter d'une éventuelle réunification de l'Allemagne. Et ce contexte change tout au sens des mots. Car ces hommes ne discutaient pas d'une non-extension de l'OTAN aux pays de l'Europe de l'Est. Ils discutaient juste de ce qu'il allait advenir de la RFA et de la RDA.


La promesse qui a été faite (et tenue)

Lors des discussions préparant la réunification de l'Allemagne, la question des alliances militaires se posait: la RFA faisait partie de l'OTAN, la RDA faisait partie du pacte de Varsovie. Pire: les deux Allemagnes étaient toujours occupées par des armées étrangères, la RDA étant occupée par l'URSS et la FRA par le trio (France/UK/USA). Quel serait le statut de l'Allemagne réunifiée ? Un temps, il fut envisagé que l'Allemagne deviendrait neutre (autrement dit: la RFA quitte l'OTAN, la RDA le pacte de Varsovie, et toutes les troupes d'occupation quittent le territoire allemand). Mais ça ne plaisait pas à Helmut Kohl (entre autres) aussi l'ensemble des participants ont négocié un accord qui, dans les grandes lignes, prévoyait que l'Allemagne réunifiée ferait bien partie de l'OTAN mais que l'OTAN n'implanterait pas de bases sur le territoire de l'ex-RDA et que l'on mettrait fin à l'occupation de l'Allemagne. C'est bien ça le sens de la citation de James Baker: la juridiction militaire de l'OTAN ne s'étendra pas à l'Allemagne de l'Est. Voilà ce qui a été promis à Gorbatchev.

Alors certes le traité signé à la suite de ces discussions (traité de Moscou) ne mentionne pas cette promesse dans son intégralité. Son article 5 stipule juste que, sur le territoire de l'ex-RDA et pendant la période de retrait des forces armées soviétiques (c'est-à-dire de 1990 à 1994), les autres États n'y stationneront pas et n'y mèneront aucune autre activité militaire, et n'augmenteront pas leurs capacités militaire dans Berlin-Ouest. Ce même article 5 stipule les forces de l'OTAN pourront ensuite stationner à l'est de l'Allemagne mais s'engagent à ne pas faire stationner d'armes nucléaires après l'évacuation de l'ex-RDA par les troupes soviétiques.

Mais cela ne change rien car cette promesse orale a été tenue. Encore aujourd'hui, il n'y a aucune base de l'OTAN le territoire de l'ex-RDA, ce qui va donc au delà de l'article 5 du traité de Moscou. On peut, bien sur, juger que cette promesse ne faut plus rien, car il y a désormais des bases de l'OTAN plus à l'est que le territoire de l'ex-RDA: en Pologne, dans les pays baltes, etc. Toujours est-il que la promesse qui a été faite est toujours tenue, et que par contre il n'y a il n'y a jamais eu la moindre promesse de ne pas accepter de nouveaux pays dans l'OTAN.


Est-ce important ?

On pourrait se dire que l'exercice auquel je viens de me livrer est un peu futile: après tout, nous vivons un moment de l'Histoire où les Etats les plus puissants renient leur signature et ne s'embarrasse plus de respecter les traités officiellement ratifiés, alors pourquoi se demander quelle a été la promesse faite à l'oral et si elle a bien été respectée ? 

C'est important car cette promesse est à la base du narratif de Poutine (ce n'est pas pour rien qu'il la répète depuis 20 ans) et au cœur de la propagande russe. Vous retrouvez invariablement la thèse de la "trahison" de l'OTAN dans tous les discours pro-russes:
  • pour inverser les rôles et faire passer la Russie comme une victime
  • pour justifier la "légitimité" des revendications russes sur toute l'Europe de l'Est
En effet, sur ce dernier point, la prétendue promesse de "non-extension de l'OTAN à l'est" est vue comme une reconnaissance, par les dirigeants occidentaux de l'époque, de la sphère d'influence russe.

Aussi il est toujours bon de revenir à ce qui a été vraiment promis, et de montrer comment Poutine et compagnie déforment la réalité pour justifier l'impérialisme russe.





NB: le titre du billet fait référence au film Les promesses de l'ombre, de David Cronenberg, et dont le titre original est Eastern Promises.

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