La guerre d'agression que la Russie mène en Ukraine depuis plus de trois ans n'est pas une réussite. C'est même un échec cuisant, malgré ce que clament les trolls russes. Perdre des dizaines de milliers d'hommes pour capturer les ruines de quelques villages dans le Donbas, ce n'est pas la preuve d'une réussite, c'est l'aveu d'un échec. On voit de plus en plus, côté russe, des assauts menés avec du matériel civil, le ravitaillement assuré par des ânes ou bien encore des blessés en béquilles comme "troupe de choc". Et c'est sans compter la pertes d'équipements militaires irremplaçables comme le croiseur Moskva, les AWACS A-50U ou les bombardiers stratégiques Tu-22M et Tu-95M.
Mais, malgré tout, la Russie avance et grignote les défenses ukrainiennes. Certes, à un rythme d'escargot asthmatique, mais progressivement leurs gains cumulés deviennent non négligeables, surtout quand on les compare avec ceux de la "grande contre-offensive ukrainienne" de 2023. Cette progression est trop lente pour qu'on la considère comme un succès, mais trop continue pour qu'on la considère comme un échec. Et surtout, si la Russie disposait d'un avantage militaire incontestable, les gains (modestes au départ) devraient augmenter de manière exponentielle, or ce n'est pas ce qu'on observe.
Il y a deux mois, j'ai déjà exploré l'idée que l'Ukraine fait exprès de laisser la Russie avancer de manière plus ou moins contrôlée, je voudrais maintenant explorer le scénario inverse: et si c'étaient les Russes qui ralentissent volontairement leurs avancées ?
Hypothèses
Disons-le tout de suite, comme le scénario inverse, celui-ci ne passe pas non plus le rasoir de Hanlon: il est bien plus probable que les difficultés russes soient réelles et que, s'ils avaient la possibilité de progresser plus vite, ils le feraient. Mais, aussi improbable soit-il, examinons ce scénario et supposons qu'effectivement, les Russes pourraient avancer plus vite, mais choisissent de ne pas le faire pour une raison que je vais expliquer plus bas.
Pour que les Russes soient effectivement capables d'avancer bien plus vite qu'actuellement, on doit supposer que:
- l'économie russe tient malgré les sanctions: il est difficile de connaitre l'état actuel de l'économie russe, en particulier car Poutine a classé tous les indicateurs comme "secret défense", aussi les analystes varient de "la Russie est au bord du gouffre" jusqu'à "la Russie ne s'est jamais mieux portée"; dans le cadre de ce scénario, on va supposer que c'est plutôt le second groupe qui a raison
- la production d'armes (missiles, drones) russes est bien celle indiqués par les services de renseignement ukrainiens, et a donc fortement augmenté depuis 2022
- les pertes russes sont proches des chiffres d'Oryx (disons entre 1,3 et 1,5 fois les chiffres d'Oryx) et donc que les chiffres donnés par les ukrainiens sont fantaisistes
- la situation des ukrainiens est aussi mauvaise que présentée dans les journaux occidentaux (ils seraient au bord de l'effondrement militaire depuis plus d'un an)
Ces quatre hypothèses, prises ensemble, sont peu probables, mais je vais supposer ici qu'elles sont vraies pour étudier ce scénario
Pourquoi la Russie voudrait-elle "perdre la guerre" ?
On pourrait penser que la Russie n'a aucun intérêt à rester embourbée en Ukraine. En effet, les micro-avancées sont très coûteuses en hommes comme en matériel, l'été 2025 pourrait être le plus meurtrier de la guerre pour les Russes.
Mais le but de la guerre de Poutine, ce n'est pas de s'emparer des 5 oblasts ukrainiens qu'il a illégalement déclaré comme russes. C'est de soumettre toute l'Ukraine. Et même toute l'Ukraine n'est qu'une étape dans la folie des grandeurs de Poutine, qui rêve de reconstituer le territoire de l'URSS et de vassaliser au moins la moitié de l'Europe.
C'est pourquoi Poutine prépare déjà une offensive sur l'Europe, qu'il compte mener dès qu'il le pourra. C'est-à-dire, quelques mois, au pire quelques années après la guerre en Ukraine. Et peut-être même avant la fin de cette guerre. A bien des égards, la guerre en Ukraine n'est qu'un terrain d'entrainement, notamment pour les armes qui ont changé quelques fondamentaux de la guerre au XXIe siècle : les drones. Produits en masse à un coût relativement faible, ils offrent à la Russie l'opportunité de saturer les défenses adverses et de mettre hors combat de l'équipement militaire onéreux mais peu nombreux, dont les forces de l'OTAN sont équipées.
Cette révolution des drones ne donne à la Russie qu'un avantage temporaire (le temps que les autres pays rattrapent leur retard), et ne lui permettra probablement pas de marcher sur Paris, ni même sur Berlin. Mais pour envahir les pays baltes ? Ou une partie de la Finlande ? Genre: "j'avance, je terrorise, et je menace de l'arme nucléaire si on cherche à me déloger" ? Ces coups pourraient être suffisants pour disloquer l'OTAN et l'UE, affaiblissant considérablement les pays européens s'ils se montrent incapables de s'unir pour faire face à l'agression russe.
On va donc examiner le scénario suivant : et si Poutine, après avoir considérablement augmenté sa production militaire, choisissait de n'employer en Ukraine que le minimum pour continuer d'avancer, tout en consacrant le reste à préparer une prochaine guerre contre certains pays de l'OTAN ?
Des préparatifs déjà en cours
Ce qui donne du crédit à ce scénario, ce sont d'abord les préparatifs russes aux frontières de la Finlande et des pays baltes. Ainsi, ils ont construit une nouvelle base militaire, de la taille d'une petite ville, et d'autres infrastructures. Il y a aussi les menaces contre les pays baltes, dont ils veulent annuler la reconnaissance de l'indépendance. Autant de préparatifs "légaux" à une future invasion de ces pays, toujours sous le prétexte de "protéger les populations russophones", et qui pourrait commencer par une attaque sur le corridor Suwalki.
Pour le moment, ces préparatifs relèvent surtout de l'intimidation, tout comme leurs multiples menaces nucléaires, avec peut-être l'espoir (pour les Russes) de forcer ces pays à diminuer leur soutien à l'Ukraine pour se concentrer sur leur défense nationale. Mais, comme on l'a vu en 2022, les manœuvres d'intimidation de Poutine peuvent rapidement se transformer en manœuvres d'invasion.
Où sont les blindés russes ?
Depuis quelques mois, les Russes mènent de moins en moins d'assauts mécanisés. Leurs tanks se font rares sur la ligne de front. On pourrait croire que c'est parce qu'ils manquent de tanks et de véhicules blindés. C'est ce que semblent indiquer les photos satellites de leurs dépôts de matériel, qui se sont bien vidés et ne contiennent probablement plus que des épaves irrécupérables ou presque.
Mais la Russie produit de nouveaux tanks et véhicules blindés. Pour les tanks, le seul modèle réellement nouveau est le T-90M; les autres modèles sont des modernisations de tanks déjà existants, et sont donc contraints par l'état des réserves. Or, il semble que la Russie a bien augmenté sa production de T-90M, qui pourrait atteindre 300 tanks/an. Comme la Russie a épuisé ses stocks de modèles plus anciens, notamment les T-72, la proportion de T-90M devrait augmenter, et donc leurs pertes aussi.
Or, il n'en est rien, les T-90 ne représentant toujours qu'une faible part des pertes russes (5-10%). L'explication est soit que la production est bien moindre que ce que les sources nous annoncent, soit que les T-90M produits ne sont, pour leur majorité, pas envoyés en Ukraine. Dans ce cas, où sont-ils ?
Dans notre scénario, Poutine accumule ces blindés pour sa future invasion des pays de l'OTAN. Pourtant, les bases militaires russes sont elles aussi très vides. Se pourrait-il que tout cela ne soit qu'une vaste ruse des Russes qui arrivent à dissimuler des centaines de blindés dans des endroits inconnus des Occidentaux ? Il parait peu probable que ces 450 à 500 T-90M (différence entre les tanks produits et ceux dont la perte est visuellement confirmée) puissent ainsi échapper à la surveillance satellite, mais ce n'est pas impossible.
Gagner de l'expérience
De l'aveu des Russes eux-mêmes, les "troupes de chocs" envoyées à l'assaut des positions ukrainiennes ne font pas long feu. Mais il semble que les Russes emploient depuis 2023 des tactiques consistant à envoyer à l'abattoir des troupes sacrifiables, en très grand nombre, pour saturer et affaiblir les défenses ukrainiennes. Une fois les Ukrainiens affaiblis et/ou à court de munitions, les Russes envoient leurs troupes d'élite pour conquérir le terrain. C'est une tactique d'abord employée par le groupe Wagner, qui était composé de mercenaires expérimentés (environ 10 000) et de recrues trouvées dans les prisons russes (environ 40 000). Ces derniers ont eux un taux de pertes effroyable (le groupe Wagner a eu plus de 20 000 morts), mais l'objectif fixé a été atteint : Bakhmut a été prise.
Depuis, le reste de l'armée russe a repris cette tactique, et si les pertes humaines sont effroyables, cela permet à l'armée russe de continuer sa progression. Surtout, ce genre de tactique permet aux troupes d'élites de minimiser leurs pertes, l'essentiel de celles-ci étant subies par les troupes "sacrifiables". Et donc, les troupes d'élites peuvent gagner de l'expérience avec chaque combat.
Il y a également un autre groupe qui peut accumuler de l'expérience : les opérateurs de drones. Il semble que les Russes ont un programme pour augmenter l'expérience de leurs opérateurs de drones, les envoyant d'abord à Kherson se "faire la main" en tuant des civils dans d'horribles "safari humains" avant de les envoyer ensuite vers d'autres secteurs pour soutenir les offensives russes.
Cette stratégie semble porter ses fruits. Un groupe de dronistes russes, Rubicon, a causé de nombreuses pertes aux Ukrainiens dans le saillant de Soudja, et opèrent maintenant du côté de Pokrovsk. On sait peu de choses sur ce groupe, à part qu'ils publient beaucoup de vidéos montrant des pertes ukrainiennes. Et témoignent ainsi de l'expérience accumulée par certains opérateurs de drones russes.
Dès lors, on peut très bien imaginer que les Russes, en quelque sorte, trouvent un avantage à prolonger le conflit: cela leur permet de former des unités spécialisées et expérimentées. Et peu leur importe s'il faut chaque jour payer un fort "prix du sang", car il est payé par la "chair-à-canon" dont Poutine se contrefiche.
La guerre éternelle
En mars-avril 2025, pour expliquer pourquoi Poutine a refusé les termes de la "paix" proposée par le traître Trump, termes qui sont très favorables aux Russes et très défavorables aux Ukrainiens, plusieurs analystes ont avancé l'idée que la Russie ne peut tout simplement pas se permettre d'arrêter la guerre. Plusieurs arguments sont avancés pour défendre cette thèse:
- l'économie russe, tournée vers la guerre, s'effondrerait si celle-ci se termine
- Poutine ne tient pas à ce que des centaines de milliers de vétérans, pour certains très dangereux, reviennent à la vie civile, ce qui en Russie rappelle l'histoire du capitaine Kopeikin.
- La guerre permet à Poutine de réprimer ses opposants et de bâtir une cohésion nationale.
Personnellement, je trouve le premier argument incertain (trop de choses qu'on ignore sur l'économie russe) et les deux autres sous-estiment probablement la solidité du pouvoir de Poutine. Mais ce ne sont pas des arguments absurdes: ils sont, pour autant que je le sache, peut-être vrais, ou du moins suffisamment plausibles pour que les dirigeants russes en tiennent compte lors de leur décision de continuer la guerre. A noter que le premier argument n'est pas en contradiction avec l'hypothèse que j'ai faite: l'économie russe pourrait à la fois bien se porter actuellement ET s'effondrer si la paix est signée.
Quoi qu'il en soit, au moins dans leur rhétorique, les dirigeants russes comptent sur une guerre très longue et n'envisagent pas un retour à la paix avant longtemps. Mais, d'un autre côté, il y a de très sérieux doutes en la capacité des Russes à pouvoir mener cette "guerre éternelle".
Conclusion
Cela fait 3 ans que les trolls russes fantasment sur la puissance de l'armée russe tiennent des discours du genre "si la Russie le voulait vraiment, elle balaierait l'Ukraine en trois jours". Ce ne sont que des foutaises. La Russie a engagé tout ce qu'elle pouvait en Ukraine, et s'est cassé les dents. De rares forces n'ont pas été engagées, non à cause de la "modération" du pouvoir russe, mais par l'impossibilité matérielle d'employer ces moyens (la Marine hors flotte de la mer noire) et/ou par le coût politique que cela représenterait (les forces de dissuasion nucléaires, les conscrits etc), coût que Poutine n'est pas encore disposé à payer.
Comme l'a montré la rébellion de Prigojjine, il n'y a pas d'armée russe en réserve prête à tout balayer. Ou du moins, il n'y en avait pas en 2023. Deux ans plus tard, il est peu probable, mais pas impossible, que la Russie accumule lentement mais sûrement une force capable d'affronter une partie des pays de l'OTAN, et ce très prochainement. Le général Grynkevich, chef militaire de l'OTAN, pense que ça pourrait même arriver en 2027.
Et, dans cette optique, le pouvoir russe a tout intérêt à faire traîner la guerre en Ukraine (jusqu'à ce qu'il soit prêt à frapper l'OTAN) et donc à faire croire qu'il est en train de "perdre la guerre". Non pour tromper les généraux occidentaux (qui, contrairement à 2022, prennent maintenant au sérieux la menace russe), mais pour tromper les opinions publiques. Combien de fois avons-nous vu, dans les commentaires d'un article de journal sur la menace russe, des trolls disant "on nous dit qu'ils sont embourbés en Ukraine et qu'ils représentent une menace pour l'OTAN ? c'est illogique" Le scénario que j'ai présenté montre que, logiquement, les deux énoncés peuvent être vrais.
Si je crois ce scénario peu probable, c'est parce que les hypothèses que l'on doit faire sont peu probables. Mais, même peu probable, il faut faire en sorte de s'y préparer, selon le bon vieux principe: "espérer le meilleur, mais se préparer au pire".
Comment s'y préparer ? D'abord, en armant massivement l'Ukraine. Plus les Ukrainiens démolissent l'armée russe, moins le scénario d'une attaque contre l'OTAN est probable. Ensuite, en menaçant les Russes à leur tour, par exemple de prendre immédiatement l'enclave de Kaliningrad si la Russie envahit le moindre bout de territoire d'un pays de l'OTAN. Et surtout, d'avoir les moyens militaire et la volonté politique d'exécuter cette menace si les Russes attaquent. Enfin, en contrant la "guerre hybride" que mène la Russie: arrestation des saboteurs russes, fermeture des frontières, confiscation des avoirs russes, et surtout contrer tous ceux qui se font le relais de la propagande russe (par exemple en les frappant d'indignité nationale pour les plus influents d'entre eux).
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