dimanche 23 avril 2023

Critique de l'édito "Et maintenant, la Crimée"

Ce n'est pas un secret: le Monde Diplomatique a toujours eu une position très critique vis-à-vis des USA. Mais depuis une dizaine d'années, cette critique des USA (et plus généralement du libéralisme économique) a pris une tournure malsaine, qui (coïncidence ou non) s'est doublé d'une baisse de la qualité des articles et des éditoriaux. C'est en particulier le cas de son traitement de la guerre d'Ukraine.

Je vais illustrer cela en critiquant un des derniers éditoriaux du Monde Diplomatique (plus exactement, un édito de la revue annexe Manière de Voir): "Et maintenant, la Crimée", écrit par Hélène Richard.

Les passage de cet édito sont en italique.



Le général Mark Milley, chef de l’état-major des armées américaines, l’assure  : « Une des choses (…) que j’ai tous les jours en tête, c’est la maîtrise de l’escalade. [Les Russes] ont la capacité de détruire l’humanité. (…) Tout mouvement doit être mûrement réfléchi (…) jusque dans ses implications logiques (1). » Ces sages paroles contrastent avec la valse des annonces de livraisons d’armes à l’Ukraine faites depuis le perron de la Maison Blanche.

C'est tout simplement faux: il n'y a aucun contraste, puisque les annonces des livraisons d'armes à l'Ukraine suivent justement les principes énoncés par le général Milley: maîtrise de l'escalade, prudence, réflexion sur les implications. On peut le regretter ou s'en réjouir, mais les faits sont là: il y a une montée en gamme très progressive du matériel livré aux ukrainiens. D'abord des manpads, puis des pièces d'artillerie, puis des systèmes de défense anti-aériens, puis des chars. Et toujours dans des quantités très insuffisantes pour répondre aux besoins de l'armée ukrainienne.



Les stratèges du Pentagone veulent croire que Kiev percera dans les prochains mois les lignes de défense russes, évitant ainsi un long conflit d’attrition.

C'est en effet le but recherché. Mais la formulation employée par Hélène Richard "veulent croire que" insinue que cela ne serait pas possible, ou du moins improbable. Or, s'il y a en effet des doutes sur les capacités des Ukrainiens à percer les lignes russes (notamment, comme je le disais, car le matériel livré par les occidentaux ne répond pas quantitativement aux besoins des Ukrainiens), aucun analyste militaire sérieux ne dit qu'une telle percée est impossible. Les Ukrainiens ont déjà prouvé à plusieurs reprises qu'ils peuvent dépasser les attentes des analystes militaires occidentaux et défoncer les Russes, comme ils l'ont fait lors de la percée vers Kupyansk en septembre dernier.



Alors que des chars lourds Bradley s’acheminent vers le front [...]

C'est une erreur factuelle: les Bradleys ne sont pas des chars lourds, ni même des chars tout court. Ce sont des IFV (Infantery Fighting Vehicules), au même titre que les BMP et BTR ukrainiens/russes. Les chars lourds américains, ce sont les Abrams, pas les Bradleys.


Du côté des buts de guerre aussi, la surenchère bat son plein. Kiev affiche ses intentions de mener ses troupes jusqu’à Sébastopol. [...]

Pourquoi la volonté de libérer la totalité du territoire ukrainien constituerait-elle "une surenchère" ? C'est une volonté légitime, juridiquement et moralement fondée au regard du droit international et de la Charte de l'ONU. Valeurs auxquelles le Monde Diplomatique se disait attaché à une certaine époque. On peut donc s'interroger sur les valeurs actuellement défendues par le Diplo, puisque ce ne sont plus celles-ci ...


Cette déclaration nous rappelle qu’en mars  1856 le traité de Paris imposa à Saint-Pétersbourg la neutralisation militaire de la mer Noire, après qu’une coalition franco-britannique, venue secourir l’Empire ottoman, eut défait l’armée russe lors de la guerre de Crimée


On se demande un peu quel est l’intérêt de rappeler cette guerre du XIXe siècle. Si c'est pour dire que la sécurité de l'Ukraine nécessite une défaite russe, oui, c'est vrai, mais il n'y a pas besoin d'évoquer une guerre ancienne: les événements depuis 2014 suffisent amplement.


Après l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, les États-Unis s’inquiètent de voir l’Ukraine sombrer dans une guerre civile, susceptible de dégénérer en conflit mondial.


S'il y a pu y avoir quelques inquiétudes (notamment parce que des guerres civiles avaient lieu à la même époque en Géorgie et au Tadjikistan, en plus de la guerre entre l'Arménie et l’Azerbaïdjan), on s'inquiétait plutôt de savoir ce qu'allait devenir l'arsenal nucléaire soviétique.

Rappelons un peu le contexte, puisque le Monde diplomatique ne le fait pas (ce qui devrait pourtant être son travail). A la dislocation de l'URSS, l'armée soviétique a été divisée entre les différentes républiques nouvellement indépendantes selon le principe suivant: les unités militaires soviétiques stationnées dans une république deviennent de facto l'armée de cette république indépendante. C'est ainsi que les unités ukrainiennes les plus prestigieuses (par exemple les 24e, 28e, 72e, 92e et 93e brigades mécanisées) sont toutes les héritières des unités soviétiques du même nom (à l'époque des divisions mécanisées de la garde) qui étaient stationnées en Ukraine en 1991.


Il y a cependant eu deux exceptions à ce principe, qui concernaient directement l'Ukraine:
1) les armes nucléaires
2) la flotte de la mer noire


Au début des années 90, la Russie et l'Ukraine vont donc se disputer le contrôle des armes nucléaires stationnées en Ukraine, ainsi que de la flotte de la mer noire dont le QG était à Sébastopol. Ces disputes / négociations vont aboutir à deux traités très importants:

  1. Le mémorandum de Budapest (décembre 1994) qui attribue la totalité des armes nucléaires à la Russie, en l'échange de garantie de sécurité pour l'Ukraine (inviolabilité du territoire ukrainien garantie par la Russie, les États-Unis et l'Angleterre)
  2. Le traité de partitionnement (mai 1997) répartit le contrôle de la flotte de la mer noire (80% des navires allant à la Russie, le reste à l'Ukraine) et autorisant la Russie à utiliser le port de Sébastopol en l'échange d'un loyer à payer à l'Ukraine

En 1994, la Russie et l'Ukraine étaient donc en pleines négociations sur ces deux sujets, et c'est dans ce contexte qu'il faut comprendre les évènements dont parle Hélène Richard. En effet, il faut savoir qu'en janvier 1992, Vladimir Lukin, alors président du comité des affaires étrangères à la Rada russe, suggéra de remettre en question le contrôle ukrainien de la Crimée en vue de faire pression sur l'Ukraine pour qu'elle cède la flotte de la mer noire (Jaworsky, The Military-Strategic Significance of Recent Developments in Ukraine, p. 20). Coïncidence (?): c'est en 1992 qu'est proclamée l'autonomie de la Crimée, et que la question de l'appartenance de la Crimée à l'Ukraine est reconnue officiellement par la Russie en 1997, une fois la question de la flotte de la mer noire réglée. A croire que les idées de Vladimir Lukin ont été mises en œuvre.



La tension atteint son paroxysme en février  1994, quand Iouri Mechkov est élu au poste de président de la Crimée, une fonction créée unilatéralement l’année précédente par les autorités régionales.

Parler de "paroxysme" est contestable, tant il y a eu d'événements autant voire plus importants durant cette période, comme la déclaration d'indépendance de 1992. L'élection de Iouri Mechkov est un évènement parmi d'autres, dans une longue séquence faite de tensions, de confrontations et de négociations qui s'étale de 1991 à 1997. Cf https://www.belfercenter.org/publication/crimea-and-black-sea-fleet-russian-ukrainian-relations



L’homme promet le rattachement de la Crimée à la Russie.

C'est faux. Il voulait l'indépendance de la Crimée mais s'est contenté d'organiser (et de gagner) un référendum sur l'autonomie (au sein de l'Ukraine) de la Crimée. Pas le rattachement à la Russie.



Kiev envoie alors 50 000 hommes dans la péninsule, s’ajoutant aux 33 000 soldats ukrainiens déjà déployés. Ils font face aux 70 000 militaires de la flotte de la mer Noire pour la plupart fidèles à Moscou. [...]

Je ne sais pas d'où Hélène Richard tire ses chiffres (je n'ai trouvé aucune source évoquant ces chiffres là), mais si elle veut insinuer qu'il y aurait un mouvement indépendantiste en Crimée soutenu par les militaires de la flotte de la mer noire, et que Kiev aurait envoyer son armée pour le réprimer, c'est globalement faux. La question principale, c'était le partage de la flotte de la mer noire, pas l'indépendance de la Crimée. De plus les Criméens étaient loin d'être tous favorables à l'indépendance, bien au contraire. Ainsi, des luttes politiques internes à la Crimée ont réduit les pouvoirs de Iouri Mechkov en septembre 1994. Le même mois, le gouvernement de Moscou affirme officiellement que cela reste une affaire interne à l'Ukraine. Rappelons aussi qu'en juillet 1994, Leonid Kuchma, qui était pro-russe, remporte l'élection présidentielle Ukrainienne. Donc loin de la confrontation armée, on était dans un contexte de lutte d'influence et de luttes politiques, et aussi de négociations entre l'Ukraine et la Russie. A minima, on peut dire qu'Hélène Richard simplifie tellement la situation que ça en devient caricatural.


Celle-ci est évitée  (3) grâce aux efforts conjoints de Moscou, de Kiev et de Washington qui réalisent en 1995 une prouesse diplomatique  : le partage de la flotte de la mer Noire entre l’Ukraine et la Russie.

Enfin elle nous parle du partage de la flotte de la mer noire (par contre, un gros silence sur l'accord sur les armes nucléaires), mais sans tout le contexte que j'ai pris la peine de rappeler. Et il est contestable de parler de "miracle": comme nous l'avons vu, la Russie et l'Ukraine étaient en pleine négociations sur de nombreux sujets.


Pour Kiev, l’armée de son puissant voisin s’installe dans une région potentiellement sécessionniste [...]

L'armée russe ne s'installe pas, vu qu'elle était déjà présente. Et, comme nous l'avons vu, la question de la sécession était plus ou moins réglée: la Russie reconnaissait que la Crimée était ukrainienne, et s'il y avait quelques séparatistes en Crimée, ils étaient minoritaires.



En 2008, les États-Unis vont donner un grand coup de pied dans ce jeu de quilles. Leur soutien à l’adhésion de l’Ukraine à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) lors du sommet de Bucarest « attise les tendances nationalistes, antioccidentales et militaristes de l’opinion publique russe » (4), comme le prophétise, dès 1997, George Kennan. [..]

La déclaration de 2008 de l'OTAN (pas des seuls États-Unis) ne signifiait pas que l'Ukraine allait forcément adhérer à l'OTAN. De fait, elle n'engageait à rien et elle n'a eu aucune conséquence concrète; les pays de l'OTAN n'ont pas accru leur coopération avec l'Ukraine jusqu'à l'invasion russe de 2014. De plus Hélène Richard "oublie" de mentionner que celui qui attise les tendances nationalistes, anti-occidentales et militaristes de l’opinion publique russe, c'est en premier lieu Vladimir Poutine qui en a fait le cœur de sa politique.



À Washington s’impose aujourd’hui l’idée que la sécurité de l’Ukraine dépend non d’un compromis avec Moscou, mais de la destruction de la capacité de nuire de la Russie, à qui il conviendrait d’imposer un nouveau traité de Versailles.

Effectivement, n'importe qui ayant plus de deux neurones a maintenant compris que Poutine ne respecte aucun traité, aucune parole, et que seule la défaite de l'armée russe permettra à ses voisins de vivre en paix sans craindre une ingérence de la Russie belliqueuse. Mais personne ne parle "d'imposer un traité de Versailles" à la Russie. On ne demande pas à la Russie de céder une partie de son territoire, ni même de démilitariser. Il est même probable qu'on n'obtiendra pas d'elle l'arrestation des criminels de guerre, ni le paiement de réparations (au delà des avoirs russes actuellement gelés en occident). On se contentera d'exiger qu'elle respecte la souveraineté de l'Ukraine, dans ses frontières reconnues internationalement. Bref, Hélène Richard use là d'un homme de paille.



Outre que cette solution a montré ses limites dans le passé, elle se heurte à une réalité géographique têtue  : ce pays-continent n’est pas prêt à déménager du voisinage de l’Ukraine. Ni de celui de l’Europe.


Voici un parfait exemple de "non sequitur": il n'y a aucun lien logique entre "la réalité géographique" et le fait d'obtenir une défaite militaire russe. Même en entrant dans la "logique" d'Hélène Richard et en supposant que l'OTAN veuille imposer à la Russie un nouveau Traité de Versailles (ce que personne ne veut, insistons bien là dessus), en quoi cela se heurterait-il à la réalité géographique ? L'Allemagne n'a pas "déménagé du voisinage de la France" et pourtant on lui a imposé le traité de Versailles.



En résumé, cet éditorial est truffé d'erreurs, il ne donne pas le contexte qui permettrait au lecteur de comprendre la complexité des relations entre l'Ukraine et la Russie dans les années 90, et, bouquet final, il se termine par deux sophismes grossiers (un homme de paille et un non sequitur) qui montrent que l'autrice n'a soit guère de logique, soit guère d’honnêteté intellectuelle. Et pour le moment, je n'ai pas fait de critique sur la position  politique de l'éditorial. Quelle que soit votre opinion sur la guerre en Ukraine, vous êtes forcé de constater que cet éditorial est mauvais: mauvais sur le plan de la logique, mauvais pour la contextualisation, mauvais sur la présentation des faits. C'est un éditorial indigne d'une publication de qualité comme pouvait l'être le Monde Diplomatique à une certaine époque.

Cela dit, je vais quand même terminer par une critique politique. En effet, toutes les erreurs que j'ai relevées vont uniquement dans un sens: celui du narratif de Poutine. Pas une seule erreur n'est favorable à l'Ukraine, ou à l'OTAN. Au point qu'on se demande si ce sont des vraiment erreurs, ou bien des mensonges. De fait, cet éditorial reprend une petite musique bien connue: l'idée qu'on peut bien donner une partie de l'Ukraine à Poutine et faire des affaires avec lui ensuite. Bien sûr, l'autrice se contente de suggérer cette idée, mais tout le monde a bien compris là où elle voulait en venir, lorsqu'elle affirme que récupérer la Crimée serait "une surenchère" (et non une revendication légitime). Bien entendu, Hélène Richard évite soigneusement de parler du memorandum de Budapest, de la traîtrise de la Russie qui a attaqué, en 2014, un pays dont elle était garante des frontières. Frontières que la Russie avait formellement reconnu à plusieurs reprises par une série de traités internationaux. Attaque qui n'a été possible que parce que l'Ukraine a donné à la Russie toutes les armes nucléaires qu'elle possédait (plusieurs milliers en 1991) en l'échange de garantie de sécurité écrites noir sur blanc dans ces traités. En reprenant le narratif de Poutine et en prenant de facto son parti, le Monde diplomatique valide "le droit du plus fort" au détriment de la charte de l'ONU et du respect des accords diplomatiques. Une logique qui ne peut conduire qu'à plus de conflits, plus de prolifération nucléaire et à un renforcement des régimes autoritaires au détriment des pays démocratiques. Est-ce vraiment ça que voulait Hubert Beuve-Méry lorsqu'il a fondé ce journal ?




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